Ce n’est pas qu’elle a oublié, non, évidemment. On n’oublie pas quelque chose comme ça. Mais Ginny s’est bien vite rendu compte que personne ne l’aiderait à aller mieux, et que c’était à elle de se prendre en main pour avancer, malgré tout. Bien sûr, à l’époque, ça l’avait révoltée, qu’on la tienne pour responsable de son propre malheur, et si elle avait été Hermione, elle se serait rebellée, elle aurait lancé des pétitions et milité pour son droit à être entendue. Mais, peut-être à cause de ses six frères, Ginny a toujours été quelqu’un qui encaisse sans rien dire. « Ce qui ne me tue pas me rend plus forte » a-t-elle un jour confié à Luna, quand Harry a rompu avec elle, toutes ces années auparavant, alors qu’ils n’étaient encore que des collégiens, et c’est vrai, par bien des aspects, Ginny a su se remettre de tout, même de ça.
Elle ne l’a pas oublié ; comment pourrait-elle ? Elle ne l’a pas oublié, mais elle l’a mis dans un coin de sa tête pour se forcer à avancer, à aller de l’avant, et quelque part, oui, ça l’a rendue plus forte. Les gens qui ont été abimés par la vie ont ceci de dangereux qu’ils savent qu’ils peuvent survivre. Ils n’ont plus peur de rien, et c’est tête baissée que Ginny s’est lancée dans sa vie. Tom Jedusor et son journal n’ont plus été que des souvenirs du passé tourmenté d’une gamine de onze ans.
Ginny a fait avec sa blessure la plus profonde. Elle n’a pas laissée la cicatrice diriger sa vie, mais elle a organisé son existence de manière à taire la douleur. Et ça a marché. Depuis sa rencontre avec Jedusor, Ginny a gagné une guerre, épousé l’homme de sa vie, trouvé un métier qu’elle adore, et eu trois enfants merveilleux. Quand elle repense à la gamine qu’elle était et qu’elle la compare à la femme qu’elle est devenue, Ginny se rend compte du chemin qu’elle a parcouru, et elle en est fière.
Elle n’a jamais reparlé jamais de cet épisode. Harry ne le lui demande pas, de toute manière, et ça ne regarde qu’elle. Avoir le choix de ne pas en parler, c’est un peu la seule chose qui lui reste à propos de cette expérience. On lui a volé le reste, on l’a sacrifié sur l’autel de la lutte contre le Mal, et ses souvenirs, ce sont les seules choses personnelles qu’elle en détient.
Elle n’en a jamais reparlé, jusqu’au jour où elle reçoit un Patronus de Neville. Son ami veut la voir à Poudlard le plus rapidement possible – quelque chose qui concerne Lily. Ginny s’inquiète, ce n’est pas le genre de Neville de s’affoler ainsi, alors elle abandonne son article en cours et saute aussitôt dans la cheminée.
Arrivée dans le château, elle se précipite dans le bureau de Neville qui lui dit que sa fille est à l’infirmerie et Ginny sent son cœur s’affoler. Ce n’est pas la première fois que l’un de ses enfants se retrouve là-bas, et généralement, elle l’apprend après qu’ils en sortent parce que ce n’est jamais rien de très grave, parce que Seamus peut les remettre sur pied aussi efficacement que le faisait Madame Pomfresh quand elle était encore élève ici.
Elle ne se rend pas compte qu’elle a les larmes au bord des yeux quand elle demande à Neville ce qu’il s’est passé, mais quand il lui répond, elle ne pourrait confondre les torrents qui coulent sur ses joues avec rien au monde. Les larmes qu’elle a retenues pendant des décennies coulent enfin, parce que sa fille vient elle aussi de devenir une victime, et Ginny sait mieux que quiconque qu’elle vient de mettre un pied dans l’horreur.
Les circonstances sont différentes, évidemment. Ce n’est plus Tom Jedusor et son journal, Ginny les a vus mourir tous les deux, et même s’ils hantent encore ses cauchemars, parfois, elle sait qu’ils ne la blesseront plus. Mais que ça soit Tom Jedusor ou un Serdaigle de septième année, les faits sont les mêmes. Ginny et Lily ont été violées, et elles vont devoir vivre avec ce que cela implique.
Pour tous, elles resteront toutes les deux coupables de leurs agressions. Elles ne seront jamais la gamine perdue qui faisait confiance à son confident et l’amoureuse qui faisait confiance à son petit ami ; elles resteront toujours l’imbécile naïve qui ne s’est pas rendu compte que le journal était maléfique et l’aguicheuse qui n’a pas dit « non » assez fort. Lancées dans une bataille perdue d’avance, celle pour faire reconnaître leurs droits, qu’elles abandonneront aussitôt car à quoi bon ? On les a déjà condamnées.
Et ce n’est pas normal. Sa fille a été brisée de la plus horrible des manières qui soient. Elle a besoin de soutien, mais elle ne le trouvera pas ailleurs qu’en sa mère. « Ce qui ne me tue pas me rend plus forte. » Ginny n’a plus qu’à espérer avoir assez de force pour deux.
