Ce matin, j'ai perdu mon amiCe matin, j’ai perdu mon ami.
C’était un garçon d’une extrême gentillesse. Il avait toujours le sourire aux lèvres. Il aimait rendre service sans rien attendre en retour. Et plus jamais il ne me rendra heureuse.
Ce matin, j’ai perdu mon ami.
Il était mon voisin aussi. Mes parents invitaient régulièrement les siens à manger chez nous, ou vice-versa. Mais le plus souvent, c’étaient eux qui venaient.
On a passé des heures dans le jardin de l’autre, à courir, jouer, grimper aux arbres, faire des roulades dans l’herbe.
On se connaissait depuis toujours et en même temps, j’avais l’impression de ne pas le connaître du tout. Il était très mystérieux.
Ce matin, j’ai perdu mon ami.
On avait été à l’école maternelle du village ensemble. Il m’a sauvé d’une brute qui me tirait les cheveux. J’ai du mal à me souvenir des détails mais grâce à son intervention, plus jamais on ne m’a embêtée. Puis il y a eu l’école primaire et la première année de collège. On était inséparables. Et alors qu’on allait rentrer en deuxième année, il m’a dit qu’il changeait d’école, dans un établissement loin d’ici, en Ecosse. J’ai pleuré. J’ai pleuré mon ami, parce que c’était mon seul ami et qu’il comptait beaucoup pour moi.
Pour me consoler aussi c’était le meilleur. Il m’a promis qu’il m’écrirait. Moi aussi je voulais lui écrire mais il a dit que la poste n’allait pas jusqu’à son école. Je me suis toujours demandé comment ses lettres parvenaient jusque chez moi. Sans timbre, sans cachet.
Le premier septembre, il m’a dit au revoir et est parti à Londres avec ses parents prendre le train vers le Nord.
Ce matin-là, j’ai perdu mon ami pour la première fois.
Après son départ, c’était dur. Sans lui dans mon quotidien, ce n’était pas pareil. Il n’y avait plus personne pour me défendre des brutes du collège. Plus personne pour m’aider à faire mes devoirs. Plus personne pour discuter de tout et de rien pendant des heures. J’étais déprimée, je devenais une mauvaise élève et exécrable avec mes parents. Les séances chez le psychologue n’ont pas aidé bien sûr, ce crétin était persuadé que j’étais amoureuse.
C’était dur, jusqu’à ce qu’il rentrait pour Noël et en été. Dès son retour, je redevenais celle que j’étais. Jusqu’à ce qu’il parte à nouveau.
On profitait des vacances pour rattraper le temps perdu. Il voulait que je lui raconte tout ce qu’il avait manqué dans son ancien collège. Moi, je voulais qu’il me raconte ce qu’il ne disait pas dans ses lettres mais il était toujours évasif. Oui, les cours étaient très intéressants. Pourtant lui qui avait toujours été très bon en maths était incapable de résoudre des équations à deux inconnues. Oui, il avait une petite amie. Pourtant quand je lui demandais ce qui lui plaisait le plus chez elle, il cherchait toujours à éviter la question comme s’il ne voulait pas que je sache.
Je n’étais pas jalouse. Il était mon ami et j’étais heureuse pour lui. J’étais juste curieuse, simplement curieuse. Peut-être un peu trop, parce quand je commençais à poser trop de questions, il rentrait chez lui en prétextant devoir aider sa mère à préparer le dîner. Il détestait faire la cuisine.
Heureusement, il n’était jamais fâché très longtemps. Dès le lendemain, il venait frapper chez moi à l’heure du petit-déjeuner, son pot de beurre de cacahuètes sous le bras.
Le beurre de cacahuètes, c’était une religion chez lui. Ça a failli provoquer une guerre chez moi. Je me souviens, c’était la première fois qu’il venait prendre son petit-déjeuner à la maison. Il a demandé du beurre de cacahuètes, mais il n’y en a jamais eu chez nous. Mon père a déposé le pot de confiture de fraises sur la table et au fur et à mesure qu’il étalait la gelée rouge sur la tartine, elle prenait une couleur beige. Quant au goût, je n’en ai aucune idée puisque ma mère nous a empêché de mordre dans le pain, s’écriant que la confiture était périmée. Mes parents se sont disputés pendant des jours à propos de la conservation du pot au frais après ça. Depuis cet incident, mon ami ramenait toujours son pot pour le goûter, comme s’il avait peur d’être empoisonné par la confiture de chez nous.
Ce matin, j’ai perdu mon ami.
En grandissant, on a arrêté de faire des roulades sans pour autant cesser de passer notre temps dehors. Un jour, il m’a offert une cabane pour les oiseaux. On avait à peu près treize ans, et il l’avait construite tout seul. Je l’imagine encore se faufiler en douce dans l’atelier de son père. Elle était parfaite, c’est le plus beau cadeau que j’aie jamais reçu. Il savait à quel point j’aimais la nature, et les animaux. Lui aussi d’ailleurs. Il adorait ma chienne, même quand elle bouffait ses chaussures ou déposait des hérissons morts comme trophées de chasse sur ses genoux.
Cette année, il n’est pas rentré pour Noël parce que son école organisait un bal et qu’il était obligé d’y aller. Obligé. Comme si on pouvait forcer un adolescent de 17 ans à aller danser. Je sais bien qu’il l’a fait pour elle. Pour ses beaux yeux ou quoi qu’elle ait de spécial et qui l’ait fait craquer. Mais je ne suis pas jalouse, juste trop curieuse. Bien trop curieuse.
Ce matin, j’ai perdu mon ami.
La maison est calme, beaucoup trop calme. J’aurais dû m’en rendre compte en descendant dans la cuisine. L’heure du déjeuner approche, mais aucune musique ne sort de la radio de la cuisine. Il n’y a pas l’odeur du rôti dans le four, ni le bruit de ma mère s’affairant pour préparer le repas. Elle est dans le salon, avec la voisine, et elles pleurent. Je sens qu’il est arrivé quelque chose, je le sens depuis le réveil. Je n’avais pas encore ouvert les yeux que déjà je sentais la tragédie, tellement abominable que j’étais persuadée un instant d’être encore plongée dans l’irréalisme d’un de mes rêves excentriques. Mais je suis bel et bien éveillée. Ce n’est pas un cauchemar, et dans le salon le silence est pesant, alors je sais.
Ce matin, j’ai perdu mon ami.
Et je pleure, parce que plus jamais il ne reviendra. Ni pour les vacances, ni jamais. Plus jamais on ne prendra le goûter, moi avec ma confiture et lui avec son beurre de cacahuètes. Plus jamais on ne pourra discuter pendant des heures, même si c’était surtout moi qui faisais la conversation.
Plus jamais je ne verrai Cedric, parce qu’il est mort.
Ce matin, j’ai perdu mon ami pour la deuxième fois.
Ce matin, j’ai perdu mon ami pour la dernière fois.