« Je plaignais Albus, tu sais. Je pensais : comment un esprit comme le sien peut-il survivre à l'ignorance de son foyer ? Une sœur handicapée et un frère plus bête que ses chèvres... Un frère qui pénètre à Nurmengard, là où sont mes protections magiques, mes fidèles, un lieu que personne n'ose approcher depuis douze ans - et qui espère quoi ? Me tuer ? »
Ce dernier mot se désintégra en un rire franc. Gellert Grindelwald pencha ensuite la tête sur le côté.
« C'est bien ce que tu veux faire, n'est-ce pas, Abelforth ? »
Ce dernier frémit à l'entente de son prénom. Il s'étonna presque qu'il se souvienne de lui - mais comment aurait-il pu l'oublier ? Abelforth ressemblait tant à son frère. Il avait les mêmes yeux bleus qu'Albus, la même carrure imposante - peut-être plus imposante. Seul le nez différait ; Abelforth s'était assuré que cette ressemblance disparaisse.
« Je vais t'arrêter », déclara-t-il en tremblant dans le froid glacial.
Sa voix frappa les murs de pierre avec violence, sans peur ni hésitation, avec une fermeté et une conviction qui piquèrent l'intérêt de Grindelwald. Celui-ci n'eut pourtant pas le temps de répliquer, car Abelforth, lui, ne s'embarrassait pas en discours.
Le premier sort fusa, rapide, brutal, et explosa sur le lustre qui vola en cristaux autour du mage noir. Sur le sol, les chandelles répandirent leurs flammes entretenues par la magie d'Abelforth. Bientôt, le feu encerclait Grindelwald.
L'incendie finit par brouiller sa silhouette, et Abelforth crut l'avoir écarté - quand il apparut à ses côtés. Un immense sourire aux lèvres, Gellert leva la baguette et les hautes fenêtres de la forteresse s'ouvrirent pour laisser entrer un vent grinçant qui souffla le feu.
« Voyons, Abelforth », le gronda Grindelwald une fois l'incendie éteint comme une vulgaire bougie. « Pourquoi se donner tant de mal quand tu sais que je vais gagner ? »
« Pourquoi ? » eut envie de hurler le sorcier. Pourquoi ? Parce qu'hier, il avait entendu des clients s'en émerveiller à la Tête de Sanglier, parce qu'Albus n'oserait jamais l'affronter, parce que le monde devenait fou, parce qu'il ne savait faire autre chose que foncer tête baissée ; parce qu'Ariana.
« Tu n'as pas besoin de traverser le continent pour t'en prendre au meurtrier de ta sœur, poursuivit le mage. Tu n'as qu'à regarder dans un banal miroir...
- Tu as tué Ariana », protesta Abelforth.
La rage et autre chose encombraient sa gorge. Il fit un pas en avant pour le dominer physiquement.
« Tu as tué Ariana, répéta-t-il d'une voix sourde en enfonçant son doigt dans la poitrine de Gellert. Toi.
- Comment en être sûr, pourtant ? interrogea ce dernier avec amusement. Tu étais bien le plus déchainé de nous trois... »
Abelforth serra le poing et mit toute sa force dans un coup - pour le blesser, pour le faire souffrir, comme il l'avait fait à Albus le jour de l'enterrement d'Ariana. Pourtant, contrairement à Albus ce jour-là, Grindelwald ne se laissa pas faire.
Il lui lança un Expelliarmus si puissant qu'Abelforth sentit tous ses os se fissurer lorsque son corps percuta le mur opposé. Il retomba lourdement, le souffle coupé, sonné.
A terre, il vit les chaussures brillantes de Gellert se rapprocher de lui, claquant contre le sol de pierre. Faible, il se força pourtant à défier ses yeux vairon.
« Tu es si bête », murmura le mage avec dégoût. « La même magie qu'Albus coule dans tes veines - aussi puissante, oui - mais tu es incapable de t'en servir. Tu es l'exemple parfait de la médiocrité qui pourrit le monde des Sorciers. »
Il s'apprêtait à continuer son discours d'abruti prétentieux lorsqu'un cri inhumain perça les montagnes. Les deux sorciers levèrent la tête et retinrent leur souffle quand un oiseau coula des neiges comme une tache de sang sur un pensement.
Fumseck traversa les fenêtres grand ouvertes pour se poser tout à côté d'Abelforth, et ce fut comme si une immense cheminée venait d'être allumée. Il ébroua ses ailes ; Albus apparut à ses côtés.
Abelforth se releva difficilement. Il considéra son frère et Gellert ; les deux anciens amants s'observaient dans un silence désarmant.
Albus tremblait de tout son corps dans le froid. Il le trouva d'une fragilité improbable, effrayante. Sa baguette était baissée. Grindelwald, lui, était insondable.
« Que fais-tu ici, Albus ? l'interrogea-t-il froidement après plusieurs secondes. Ne me dis pas que tu viens enfin me rejoindre ?
- Non.
- Dommage. Nous aurions pu être grands si tu n'avais pas été si lâche. Si tu n'avais abandonné notre Cause. »
Il semblait vouloir dire « si tu ne m'avais pas abandonné ».
Abelforth regarda Albus en espérant le voir protester, mais il nota une pointe de regret sur son front. Il hésitait. Il hésitait !
« ALBUS ! » l'appela-t-il avec colère. « Albus, tue-le ! »
Son frère sembla reprendre ses esprits. Il marcha lentement vers Abelforth sans quitter Gellert du regard, et ordonna posément :
« Partons.
- Non, s'essouffla Abelforth. Non. C'est le moment. Qu'est-ce que tu attends ? »
Il pouvait le tuer. Il suffisait de le faire maintenant et Ariana serait vengée, et la vie de millions d'innocents serait épargnée. Abelforth connaissait son frère, son orgueil, ses folies, son génie, mais il avait aussi vu depuis tout petit : sa douceur, sa mélancolie, son empathie. Albus ne laisserait pas Gellert Grindelwald détruire l'Europe.
« Qu'est-ce que t'attends ? » répéta-t-il en le secouant par les épaules.
Albus lui serra le bras et il crut enfin qu'il lui disait : je suis prêt.
Fumseck vola jusqu'à eux.
Abelforth comprit. Il tenta de partir, mais son frère le serrait plus fort ; Fumseck les fit disparaitre tous les deux.
Dans le tourbillon qui les emporta loin de Nurmengard, Abelforth cria encore : qu'attends-tu ? Idiot,
attends-tu de ne plus l'aimer ? Ou attends-tu de tout perdre, tout abandonner, attends-tu qu'il soit trop tard ?
Abelforth ne comprenait pas qu'Albus attendait quelque chose que lui avait, et qu'il lui faudrait des décennies, lui le puissant Gryffondor, pour retrouver : du courage.