Tout le monde croit que Poudlard est le meilleur endroit au monde. Qu'il est impossible de ne pas y être heureux. C'est faux. Il suffit d'une variable pour que tout bascule, pour que le rêve se transforme en cauchemar, pour que la perspective de faire les mêmes choses chaque jour pendant sept ans soit un calvaire au lieu d'un enchantement toujours recommencé. Par exemple, pour gâcher tout ça, il suffit d'être le fils de Rusard
Je vois que vous n'aviez pas envisagé cette possibilité. Cela dit, moi non plus, je ne l'envisageais pas en venant au monde. Mais maintenant, je suis là. Alors autant me présenter.
Archibald, enchanté. Archie pour faire court. J'ai 14 ans. Ça fait 10 ans que je ne suis pas sorti de Poudlard. Poudlard est ma prison.
Description type issue de mes fiches de suivi à l'infirmerie : je fais 1,60 m mais je ne connais pas mon poids parce qu'ici nous n'avons pas de balance. J'ai des cheveux tout fins et plats comme ceux de Rusard père mais les miens sont noirs et me tombent sur les yeux. Un physique quelconque qui devrait me faire passer inaperçu...
Attention spoiler : c'est raté.
Je suis entré en quatrième année il y a une semaine tout juste. Le scénario d'arrivée à Poudlard est toujours le même. Je me rends dans la Grande Salle en avance. J'aime bien l'agitation qui y règne, une fébrilité comme Poudlard n'en connaît qu'une fois par an, le premier septembre. Les elfes de maison sont présents en masse. C'est le dernier moment avant la fin officielle des vacances où je peux les voir se déplacer au grand jour. Ils vérifient que tout est fin prêt. Les professeurs, dont certains sont un peu nerveux, s'installent déjà à leur table et c'est tout drôle de les voir discuter à propos de qui s'installe à côté de qui, exactement comme les collégiens qui vont bientôt envahir la salle. Le professeur Dumbledore est là lui aussi, vêtu de son plus beau sourire et d'une robe neuve (pas en lin blanc). Le premier septembre, il est toujours heureux comme jamais. Dans un coin et dans une toute autre humeur, Rusard fait les cent pas en grommelant.
Il y a aussi moi, à la table des Gryffondors (parce que, oui, je suis un Gryffondor, malgré mon incompréhension persistante devant ce fait et mes multiples demandes au Choixpeau de reconsidérer la question). C'est toujours une surprise pour les premiers élèves qui pénètrent dans la salle de me voir déjà installé. Ils commencent par s'exclamer "Mais qu'est-ce qu'il fait déjà là celui-là ?!" Puis ils se rappellent de mon existence : "Ah oui, c'est lui..." Après quoi le brouhaha s'installe, tous les élèves sont heureux de se retrouver. Moi, personne n'est content de me retrouver. Bon, pas grave, au début de l'année voir la moyenne d'âge des résidents de Poudlard chuter brutalement suffit à mon bonheur. Évidemment, après un moment, j'ai plutôt envie qu'ils repartent tous chez eux, comme aujourd'hui. On est le huit septembre et j'en viens à regretter les vacances.
Aujourd'hui me semble être un exemple parfait pour illustrer l'argument suivant : Poudlard est un enfer.
D'ailleurs, si j'étais envoyé à Azkaban – ce qui en soi constituerait un changement salutaire – je suis certain que les Détraqueurs ne pourraient pas me faire beaucoup plus de mal.
Je suis en ce moment même occupé à faire voler un coussin. Pour ce deuxième cours, le Professeur Flitwick a décidé de vérifier que nous n'avons pas oublié les bases des travaux pratiques. Ce n'est pas brillant, en fait : les élèves n'ont pas pratiqué de l'été, ce qui fait qu'ils ont à peu près oublié comment tenir leur baguette. C'est un autre de mes privilèges, ça. J'ai tout l'été pour m'entraîner puisque, à mon grand regret, je ne quitte pas le château. Si je pouvais en sortir, j'accepterais volontiers de ne plus jamais lancer de sort. Je suis sûr que c'est possible de vivre sans. Il n'y a qu'à savoir manipuler la serpillière,comme ce cher Rusard. En tout cas, j'ai utilisé les vacances d'été pour préparer à peu près tout le programme de cette année. C'est la seule chose à faire pour survivre à un quasi tête-à-tête avec Rusard pendant que même le Professeur McGonagall se met en maillot de bain sur les plages d'Écosse.
Pouf. Je recule, sonné, et mon cousin tombe par terre. Quelqu'un m'a envoyé son coussin en pleine figure.
- C'est à qui ? je demande.
Personne ne me répond. Je suis peut-être atteint d'éclabouille et on n'a jamais pris la peine de m'en informer. Ça expliquerait beaucoup de brises marines et autres vents. Bon, ne soyons pas trop pessimistes. Il y a tellement de bruit dans la salle qu'il est possible que personne ne m'ait entendu. Et puisque, grâce à la générosité d'un inconnu, j'ai deux coussins…
- Wingardium Leviosa !
Les coussins empilés l'un sur l'autre s'élèvent en douceur et je m'amuse un moment les déplacer à travers la salle, évitant pour ma part les têtes des élèves. Je dis "m'amuser", mais bon, on ne va pas se mentir. C'est d'un ennui mortel, surtout que les coussins des autres idiots ne font que se tortiller sur le sol. Enfin (alors que je rêve mélancoliquement de me coucher sur le parquet, histoire d'utiliser pour une fois ces coussins à bon escient – en tant qu'oreillers), le cours touche à sa fin et le troupeau se déplace jusqu'au cours suivant. J'essaie au maximum de fermer mes oreilles mais parfois des bribes me parviennent :
- Faites gaffe, voilà Rusard !
- Lequel ?
- Junior !
- Merlin, sauve-nous !
Il y a quelque chose que je voudrais mettre au clair : on se fait souvent une image romantique du solitaire. Un jeune homme brillant, incompris les autres, qui passe son temps dans les livres… Théoriquement il y aurait de quoi séduire, ou au moins apitoyer pas mal de filles, d'après ma maigre expérience de la psychologie féminine (tirée des livres. Haha.). En fait, une image romantique telle que celle-ci est très difficile à maintenir, précisément à cause de la solitude. Exemple : vous mangez avec vos amis, tout d'un coup vous rotez. Petit dégoûtant ! Tout le monde s'esclaffe et ceux qui ne sont pas de votre groupe d'amis n'y trouvent rien à redire, parce que vos amis vous ont légitimé en riant. Mais si vous mangez seul et que vous rotez, les gens autour de vous trouveront ça dégoûtant. C'est automatique. Alors, si vous êtes toujours seul, vous aurez beau faire, il y aura bien un jour où vos cheveux seront gras ou bien un jour où vous laisserez échapper votre fourchette. Pas séduisant du tout. Les gens feront le lien avec votre solitude. Ils ne vous pardonneront pas, au contraire : ce sera pour eux une autre raison de vous garder à distance.
Pour autant, soyons clairs une deuxième fois : je n'ai pas dit que j'avais roté.
Et après ça ? Je rentre dans la salle et je m'assois (seul) au premier rang. Je ris (seul) aux blagues des professeurs et je baille (seul) devant les pages du manuel de Défense contre les forces du mal. Puis je vais déjeuner (seul) dans la Grande Salle qui a perdu tout son charme du premier septembre. J'assiste (seul) aux cours de l'après-midi. Je fais équipe (seul) pour m'occuper des Botrucs au cours du Professeur Brûlopot. Je dîne, je fais mes devoirs, je vais me coucher... Seul. Comme chaque année je me fustige d'avoir cru que l'arrivée des élèves y changerait quelque chose. Je suis seul. Complètement seul.
"Menteur", fait une petite voix jaillie de ma tête.
- Pardon, Amélie. Mais toi et moi savons que si ma meilleure amie est une sœur jumelle qui n'apparaît que dans ma tête, il y a un léger problème.
- Il y a aussi Nick, fait ma soeur.
Nous allons nous promener dans les couloirs déserts à la lumière de la lune, moi plus si seul. Je sais choisir mes itinéraires de façon à ne pas croiser Rusard. C'est la seule compagnie dont je n'ai pas envie, et le croiser maintenant ne nous amènerait qu'à nous fixer un autre rendez-vous (comprendre une retenue). Justement, nous nous approchons du fantôme de la tour de Gryffondor.
- Salut, Nick !
Le fantôme passe près de nous sans nous voir, ce qui est peut-être compréhensible pour Amélie mais qui dans mon cas ne se justifie pas.
- Tu vois, Amélie, dis-je doucement de manière à ce que personne d'autre ne nous entende. Nick est très gentil, mais comme ami il a une hamartia. Il est à, quoi ? Un centimètre de l'au-delà.