12 décembre 1981
— Ah ! Papa !
Emy courait sur ses petites jambes derrière les nuages d’écume soulevés par le vent. Remus courait avec elle et la poursuivait en faisant de grands bruits terrifiants qui faisaient rire la petite fille aux éclats.
— Hiiiiii !
— Attention, je vais te manger !
Elle courait dans tous les sens, ses cheveux noirs voletant autour de son visage rougi par le froid. En une puissante foulée, il l’attrapa par la taille et la serra contre lui en tournant sur lui-même la faisant encore plus rire.
— Ah papa aête aête !
— Miam miam miam !
Elle gesticulait dans tous les sens, son rire retentissait sur cette colline côtière malgré le vent puissant du nord.
— J’arrête ? demanda t-il alors que sa fille avait un sourire immense.
— Ui.
— Sûre que j’arrête ?
Il s’approcha de son petit cou, la faisant glousser de plus belle.
— Bon, ok, j’arrête, je n’ai plus faim. Et toi petit loup, tu as faim ?
— Ui !
— On va prendre le goûter !
— Le chocolat !
Ce n’était pas sa fille pour rien, pensa t-il amusé. Il la hissa sur ses épaules pour revenir vers le Roc au Vent. Elle tendait sa petite main vers les nuages de mousse pour tenter de les attraper. Le vent qui avait gelé Remus ne semblait pas avoir d’emprise sur elle, ce n’était pas une frileuse, elle adorait être en plein air. Toutefois, malgré le fait qu’elle ne tombe jamais malade, il la couvrait bien, il préférait être prévoyant.
Ça faisait plus d’un mois qu’ils étaient en France. Au fil des jours, Emy s’était ouverte à nouveau, souriant, parlant, marchant, comme si elle retrouvait la vie. Il ne doutait pas que les récents événements, malgré son jeune âge, l’avaient choquée. Elle avait encore des séquelles, elle avait du mal à être loin de lui, et dormait mal la nuit. Cependant, elle s’habituait bien à la présence rassurante de Jonathan, la prochaine pleine lune devrait mieux se passer que la précédente.
En rentrant dans la maison, Plume, la petite chatte tricolore, vint les accueillir avec un miaulement. Dès qu’il déposa Emy, la petite partit vers la cuisine pour rejoindre Jonathan, Plume sur ses talons.
— Emy, ton manteau et tes chaussures.
Sage, elle revint pour tenter d’enlever ses affaires. Ce serait une gamine autonome, il n’en doutait pas, elle était en avance sur son âge et tentait déjà d’enlever ses chaussures toute seule. Il se contenta d’enlever le scratch et elle tira sur sa petite basket pour enlever son pied. Ses gestes étaient peu précis, mais il la laissait faire, c’était en faisant qu’on apprenait.
Plume ne perdait pas une miette du spectacle. Pourquoi ce chat collait-il sa fille ? Il ne savait pas. Emy avait des gestes un peu brusques parfois, ne contrôlant pas trop ses mouvements. Pourtant, l’animal la suivait comme une ombre et plus d’une fois, il la surprit à dormir avec elle.
Avec lui et Jonathan, Plume était radicalement différente. Sa lycanthropie de naissance peut-être ? Possible.
— Salut, comment était cette balade ?
— To bien, répondit Emy qui allait partir avec toujours son manteau sur le dos.
— Hep hep hep Miss, le manteau et les chaussons, prévint Remus.
Elle le laissa enlever la fermeture éclair, puis elle prit ses petits chaussons pour tenter de les mettre. Cependant, elle confondait encore l’avant de l’arrière et ne parvenait pas à les enfiler. Remus eut un sourire attendri tout en l’aidant. Faire découvrir le monde à son enfant était sa seule source de bonheur, et plus d’une fois par jour, une bouffée d’amour l’envahissait. Lyra était toujours là, toujours avec lui, à chaque fois qu’il voyait leur fille, c’était une parcelle de Lyra qui vivait encore.
— Ça va Remus ?
— Oui, oui, et toi ? Comment vont André et Denise ?
— Très bien, on a joué aux cartes, elle a encore gagné comme toujours, avec André. Marcel n’était pas content.
Jonathan était un fou de belote. Marcel était son binôme depuis qu’Alphard était parti. Ils jouaient toujours à quatre contre André et Denise.
— Je suis rentré, il y a une demi-heure, j’en ai profité pour préparer un bon chocolat chaud au cacao.
Les yeux d’Emy pétillèrent de gourmandise.
— Ha ha, viens avec moi petite morfale.
L’enfant et le chat coururent vers la cuisine.
*****
2 février 1982
— Turn slowly if you don’t want to splash everywhere the crêpes pasta.
** Tourne doucement si tu ne veux pas mettre de la pâte à crêpes partout. **
Emy hocha la tête en fronçant ses petits sourcils. Elle avait un tablier trois fois trop grand pour elle, juchée sur une chaise, elle appliquait les conseils de Jonathan à la lettre.
Avec Remus, ils avaient convenu de parler dans les deux langues à la petite fille. Il ne souhaitait pas revenir en Angleterre maintenant, il n’y avait plus rien pour lui là-bas, alors tout portait à croire que son école, elle la ferait en France.
Pour les fêtes de fin d’année, Lyall et Espérance étaient passés. Ils s’étaient réjouis de voir leur petite fille si grande et de voir que Remus se reconstruisait. Tout doucement, mais ces choses-là prenaient du temps, c’était normal.
Jonathan était heureux de partager sa grande maison avec eux. La présence d’un petit enfant qui découvrait le monde était merveilleuse. Et avec Remus ils s’entendaient très bien, alors ils vivaient dans ce drôle d’équilibre qu’ils avaient trouvé tous les trois.
Quatre, il y avait Plume.
Celle-ci ne perdait pas une miette de l’apprentissage de cuisine d’Emy. Sait-on jamais, un bout de crêpe pouvait tomber.
Remus ne pouvait pas dire qu’il était parfaitement heureux. Non. Avec la mort de Lyra, un petit bout de lui était mort. Cependant, dans des moments de la vie aussi simples que regarder sa fille et Jonathan faire des crêpes, avec un feu qui crépite, du chocolat et de la confiture plein l’estomac, il ne pouvait que se sentir…
Apaisé.
Ces moments de paix, il les accueillait avec délice, il ne se sentait pas coupable de sourire, il avait le droit d’avoir des moments de répit.
— Papa egade !
Il se leva pour rejoindre Emy qui lui tendait dans sa petite main une crêpe pleine de chocolat qui dégoulinait sur ses doigts.
— Pou toi.
Le coeur de Remus se gonfla d’amour, c’était la meilleure crêpe de tous les temps.
*****
31 juillet 1982
Cette journée avait été difficile pour Remus. Il y avait des jours où il ne faisait que penser à Lyra et le passé le rattrapait, le plongeant dans une tristesse infime. Heureusement, la présence d’un petit enfant obligeait à être dans le présent, dans la vie.
Mais pour l’anniversaire de sa fille, il avait vraiment eu du mal à en faire une fête joyeuse. Ses parents et Jonathan avaient pris le relai donc Emy avait passé la journée entourée d’amour.
Il s’en voulait de ne pas avoir été à la hauteur.
L’heure du coucher était désormais arrivée, ils étaient devant son armoire. À son âge, elle commençait à affirmer ses choix, sa personnalité se dévoilait, alors il la laissait choisir pour le livre du soir par exemple, ou son pyjama.
— Lui.
Elle désigna un pyjama rayé beige et blanc avec un petit éléphant sur le devant. Il n’était pas surpris, elle le choisissait toujours. S’il y a quelques semaines, il était un peu grand, il commençait déjà à être trop petit, la séparation avec ce pyjama fétiche allait être compliquée, il le savait.
— D’accord.
Il lui tendit le pyjama pour qu’elle enfile une jambe. En s’appuyant sur lui, elle maintint son équilibre et parvint à l’enfiler rapidement. Puis elle se tourna pour qu’il ferme les boutons à l’arrière.
— Et voilà miss, tout est bon.
Son doudou lapin dans une main, Plume de l’autre côté, elle se dirigea vers son lit qui était dans la chambre en face de celle de Remus. Il ne fermait jamais la porte et laissait toujours une veilleuse. Cependant, qu’elle dorme maintenant dans sa chambre était un exploit. Il y a quelques mois, cette idée aurait été impossible.
— Tu veux quelle histoire ce soir ?
Elle avait déjà saisi son album préféré, celui d’Elmer l’éléphant. En général, ça variait entre lui et Arc-en-ciel, le plus beau des poissons de l’océan. Elle semblait aimer la couleur.
Il s’assit près d’elle, ouvrit l’album alors qu’elle se blottissait tout contre lui. Le lapin sous son bras, Plume roulée en boule sur la couette, il avait un auditoire très attentif.
Lire en français était un exercice loin d’être évident pour lui. Certes, il s’améliorait et se débrouillait très bien, cependant, il était bien conscient que sa fille saurait parler sans accent bien avant lui et avec bien plus de facilité. Il s’en félicitait, Lyra aussi savait parler très bien français.
Quand il eut fini, Emy était toujours réveillée, son souffle s’était apaisé, elle était calme, il espérait qu’elle s’endormirait rapidement. Quand elle avait trop de difficultés, un Mage spécialisé pour l’enfant, lui avait donné une petite potion à base d’herbes qui chassait les cauchemars. Car Emy en faisait beaucoup. Ça s’était calmé depuis un temps, mais ce n’était pas rare que Remus soit réveillé par des pleurs.
— Bonne nuit mon coeur, fit-il en déposant un baiser sur son front.
— Papa ?
Il se rassit sur le lit et observa sa petite fille aux grands yeux vairons.
— Oui.
— Maman est partie ?
Il s’obligea à rester stoïque. Ce jour, il l’attendait, il se doutait qu’elle lui en parlerait. Et il ne voulait pas la peiner.
— Il y a deux réponses à cette question, comme à toutes les questions, murmura t-il.
Il prit Emy contre lui sentant son petit coeur battre tout fort contre lui. Son odeur l’apaisa, la Bête ne se réveillait jamais en sa présence.
— Le savant dirait que oui, elle est partie. Mais le poète dirait qu’elle est toujours là. Elle ne partira jamais, elle sera toujours dans ton coeur, d’accord ? Nous ne sommes pas seuls, elle est avec nous.
Emy hocha juste de la tête. Parfaitement calme, elle le laissa le border. Son doudou lapin était aussi grand qu’elle, et avec le petit chat qui ne la quittait pas, le tableau était magnifique. Il lui fit un dernier baiser et partit rejoindre les adultes en bas.
Il ne savait pas s’il avait dit ce qu’il fallait pour calmer les peurs et doutes de sa fille. Il était sûr qu’elle poserait la question à nouveau, en attendant, il allait faire des recherches sur la psychologie infantile. Il ne voulait pas avancer à tâtons.
— Tout s’est bien passé ? demanda Espérance en le voyant les rejoindre dans le salon.
Il était épuisé, il s’assit et passa une main sur son visage.
— Elle m’a demandé où était Lyra.
Un silence accueillit ses paroles.
— Je voulais vous remercier pour aujourd’hui. Je n’ai pas pu être plus…
Sa voix se brisa et il inspira calmement.
— J’aurais dû être plus présent pour Emy, c’est son anniversaire, je veux que ce soit un jour joyeux pour elle, pas que son père broie du noir.
— C’était le premier, répondit Lyall. Le prochain sera plus facile.
— Tu peux être fier de toi, de tout le chemin que tu as accompli, reprit Espérance. Tu ne devrais pas te culpabiliser à ce point, soit clément avec toi-même.
— On peut prendre le relai quand ça ne va pas, ajouta Jonathan.
Leur bienveillance fit chaud au coeur de Remus. La gorge coupée par l’émotion, il ne put qu’hocher la tête.
Les autres avaient très bien compris.
« Merci. »