— Tu sais, Luna, la première fois que je t'ai parlé, je me suis demandé si tu étais une vraie personne.
*
Allongée dans les herbes jaunâtres et sèches, Ginny tient ses jumelles plaquées contre ses yeux. Il n'y a rien à voir, dans les collines qui forment un paysage morne sous le soleil écrasant de septembre. Il fait bien vingt-cinq degrés et elle s'est mise à l'ombre, sous un des grands arbres dont elle n'a pas retenu le nom.
Elle soupire. Cela ne fait pas une semaine que Bill, Charlie et Percy sont repartis à Poudard qu'elle s'ennuie déjà après eux. Ce matin, elle a demandé à Maman quand ils reviendraient – elle lui a répondu de commencer par finir son petit déjeuner. Pas que pour Percy, ça change grand-chose. Mais, au moins, Bill et Charlie joue parfois avec elle.
Fred et George, eux, ont décrété qu'une fille ne pouvait pas jouer avec eux, parce que les filles, c'est trop peureux et ça fait que pleurer. Et parce qu'elle est trop petite. Ginny, elle, pense que c'est n'importe quoi. Ron, il est dix fois plus trouillard qu'elle, et puis, il n'a qu'un an de plus qu'elle. Alors c'est n'importe quoi que lui puisse jouer avec eux et pas elle. Pour leur faire croire qu'elle était devenue un garçon, elle a coupé tous ses cheveux avec les gros ciseaux qui traînent sur la table de la cuisine.
Maman était furieuse. Et Fred et George n'ont fait que rigoler.
Ginny passe le bout de ses doigts dans les mèches très courtes qui s'arrêtent à la base de son crâne. Elle trouve que c'est bien, elle. On dirait un garçon, pourtant. Les jumeaux auraient pu se laisser berner.
Ennuyée par sa contemplation d'un paysage trop immobile, elle finit par se relever. Des brins piquants restent pris dans les mailles de sa robe et ses genoux sont tous fripés. Sa peau est constellée de plis et de poussière. C'est à peine si elle y jette un regard. Elle tourne le dos aux vallons déserts et au seul élément intéressant du paysage : la tour noire perchée un peu plus loin, avec sa lune perchée au-dessus.
Les gens qui y vivent doivent être très spéciaux, c'est ce qu'elle s'est toujours dit. Maman ne les aime pas trop et Ginny trouve que c'est bizarre, de ne pas aimer des gens qui s'appellent Love-good – aime-bien. Papa, il dit que le monsieur qui y habite est gentil, et il va les voir, parfois.
Il y a une petite fille, dans la tour noire, aussi. Ginny l'a vu plusieurs fois, mais elle ne lui a jamais parlé. Elle ne veut pas aller à la tour noire avec Papa, quand il s'y rend – elle ne l'avouerait jamais devant Fred et George, mais la tour noire lui fait un peu peur. Elle s'imagine des histoires de dragons qu'elle tue d'un coup de baguette magique pour libérer la princesse blonde, comme dans le conte Moldu que Papa lui raconte en secret.
Ginny aime bien les contes Moldus. Papa se trompe souvent dans les histoires, parce qu'il ne s'en souvient pas très bien, mais ça la change de Beedle que Maman connaît si bien qu'elle n'a plus besoin du livre pour les réciter par cœur...
S'imaginant sauter entre les ronces d'un palais ensorcelé sorti de son imagination, Ginny dévale la pente qui mène à la petite rivière qui coule dans le sous-bois. Il y a moins de lumière, ici, et elle peut s'amuser à combattre les ombres qu'elle transforme en monstres. Sans prendre la peine de retirer ses chaussures, elle saute à pieds joints dans l'eau claire et écoute le clapotis quand elle marche.
Les yeux à demi-fermés, elle tourbillonne sur elle-même en inventant des noms de sortilèges qu'elle récite en chuchotant. Elle ne regarde pas où elle met les pieds et elle ne voit pas son lacet se coincer sous l'un des rochers immergés – elle sent quelque chose la retenir mais, avant qu'elle n'ait pu l'identifier, elle trébuche et la voilà la tête dans le ruisseau.
Ginny ressort la tête, crachote l'eau boueuse qu'elle a avalé et cligne des yeux.
Quand elle ne voit plus flou, elle ne peut retenir un cri et un bond en arrière.
Devant elle se trouve une créature au teint grisâtre et aux cheveux translucides. Et la créature la dévisage, parfaitement immobile, alors que Ginny recule d'un bon mètre – sans parvenir à décoincer son pied.
Je ne suis pas une froussarde.
Alors, elle ne va pas s'enfuir.
— Bonjour.
La créature parle. Ginny fait fonctionner son cerveau à toute vitesse. Avec son visage angélique, sa voix toute brumeuse et sa robe blanche détrempée, il doit s'agir d'une ondine. Ses boucles trempées lui descendent jusqu'à la taille.
— Tu... tu parles ?
— Toi aussi, observe son interlocutrice.
Elles se dévisagent encore un moment sans rien dire.
Bien sûr, Ginny ne reconnaît pas la petite fille de la tour noire. Celle-ci sautille toujours en rigolant. La petite fille face à elle a la figure triste. Ses traits coulent comme si elle avait pleuré trop longtemps. Et dans l'obscurité du sous-bois, elle apparaît comme une ombre.
— Est-ce que tu es une ondine ?
Un mince sourire étire les lèvres pâles de la nymphe et Ginny se sent rougir. Tout doucement, sa bouche s'entrouvre et elle émet un petit rire – presque un soupir.
— Ne te moque pas de moi ! Tu dois me répondre.
— Je ne suis pas une ondine.
— Tu es quoi, alors ?
— Je suis une sorcière.
Ginny ne peut se retenir de lâcher un « oh ». Les rouages de son esprit s'actionnent et elle considère qu'il puisse s'agir de...
— Tu es la princesse de la tour noire ?
L'autre fronce les sourcils, confuse. Dans un sens de l'orientation approximatif, Ginny pointe du doigt l'habitation qu'on aperçoit vaguement entre deux cimes. Alors, l'inconnue acquiesce.
— Tu n'as pas la même tête que d'habitude. Comme si tu avais perdu quelque chose. Comme si tu avais perdu... de la couleur.
Oui, de près, Ginny la trouve grise. Des larmes montent aux yeux de la fillette et Ginny se sent rougir.
— Ah, non ! Ne pleure pas.
— D'accord. C'est vrai que j'ai p... j'ai perdu quelque chose.
— Alors, on peut essayer de le retrouver.
La princesse de la tour noire cligne encore des paupières, elle ne paraît pas comprendre. Ginny se lève et lui tend un bras :
— Tu es une princesse et moi je suis une preuse chevalière. Et, les chevaliers, dans les histoires, ils aident toujours les princesses quand elles sont perdues ou qu'elles sont en danger, tu vois ce que je veux dire ? Enfin, c'est chez les Moldus, parce que les sorcières, elles peuvent bien se débrouiller toutes seules. Mais tu es peut-être une sorcière qui a besoin d'une chevalière ?
Un instant de silence passe, comme si la fillette ne comprenait toujours pas. Ginny se mord l'intérieur de la joue : Percy dit toujours qu'elle s'exprime mal et qu'il ne faut pas s'étonner que personne ne comprenne ses ipténies. Mais après une seconde d'hésitation, la princesse attrape son bras et se lève à son tour. Bras dessus, bras dessous, elles se dévisagent, presque surprises par cette soudaine proximité. Et elles éclatent de rire.
— Alors, princesse, qu'est-ce qu'on cherche ?
— Une très grande sorcière, une expérimentatrice, une des meilleures de sa génération. Elle est très gentille et très douce.
— Voilà une quête digne de Sire Ginny ! C'est quoi ton prénom, à toi ?
— Luna.
— En route, Lady Luna !
*
— La première fois que je t'ai parlé, Ginny, j'ai cru que tu sortais d'un rêve.
Ce que Luna ne lui dit pas, c'est qu'elle avait imploré sa maman, là-haut dans le ciel dont elle ne pouvait voir les étoiles en plein jour, de ne pas la laisser seule.
Et sa preuse chevalière était accourue à sa rescousse.