"Le ciel était dégagé : les nuages qui avaient salué le soir étaient partis qui sait où, vers des pays moins coupables contre lesquels la colère divine avait décrété une condamnation plus légère."
Le Guépard, 2e partie, Lampedusa.
Quarante ans, pourtant, c'est encore jeune. Surtout pour un sorcier.
Mort de l'intérieur, voilà ce qu’il était.
Draco Malfoy tendit le bras et gifla violemment un des derniers elfes de maison réduits en esclavage. Le pot de sauce échappa des petits doigts crochus et vint s'écraser au sol dans un craquement sinistre, répandant son contenu rouge sur le sol carrelé.
L'elfe était désormais la seule personne de ce monde qui courbait l'échine devant Draco Malfoy. La seule créature suffisamment aveuglée par des années de servitude pour se sentir inférieure, sale, souillée par une condition misérable devant le dernier d’une lignée disparue. Et il la haïssait pour cela.
L'envie d'infliger une autre séance de torture à la pitoyable chose qui se tordait devant effleura un instant l'esprit de Draco. Il y renonça. Las.
Il jeta un coup d'oeil par la fenêtre de son manoir.
Ses dix-sept ans se trouvaient à des années lumières. Quand s'ouvrait encore à lui un avenir de pouvoir, de domination, de sang et de jubilations morbides. Un instant, il avait régné sur son petit monde dans la salle commune humide des Serpentards, et puis le vent avait tourné.
Lord Voldemort était mort, emportant avec lui à la fois ses pires cauchemars et ses plus belles opportunités.
L'influence dont il disposait, le respect du à son rang, le nuage opaque de fumée que ses parents avaient tissé autour de lui toutes ses années s'était dissout en l'espace de quelques heures. Seule la marque noire tatouée à même sa peau était restée. Grise.
Il avait été jugé et n'avait échappé au baiser du détraqueur que grâce à la trahison inopinée de sa mère et de la pitié de Potter. Il avait livré les noms, les planques, les combines. Les meurtres non résolus avaient soudainement trouvé un sens pendant son audience.
On l'avait relâché après s'être assuré qu'il n'était plus rien, sinon une loque tout juste bonne à battre un elfe apeuré. Il était revenu hanter le salon des Malfoy, le même où avait chuté vingt-cinq ans auparavant le corps roide et inanimé de Charity Burbage. Vaguement protégé par un sortilège de Fidélitas des rancoeurs des anciens Mangemorts encore en fuite.
Il y avait eu sa femme, peu regardante sur sa réputation, qui n'aspirait qu'à disposer du confort luxueux du vieux manoir, et à vivre sa vie de son côté. Et le petit Scorpius qui n'avait rien trouvé de mieux que de s'accoquiner avec cette poufsouffle de Bones.
Il faisait encore quelques trafics d'objets illicites avec Barjow et Beurk. Il écoulait doucement les derniers stocks s'empoussiérant sous le plancher de son living-room. Avec la chance qui était la sienne, les gosses de Scorpius iraient à Serdaigle ou à Gryffondor. Ce n'était pas ce bon à rien qui allait avoir besoin de ces artefacts pleins de magie noire. Même sa vieille Main de la Gloire, sa vieille partenaire, il l'avait cédé aux deux arnaqueurs. Une vieille relique comme les autres. Un tas de bandelettes mangées par les mites.
A quoi bon sortir du manoir ? Ici il était un fantôme, dehors il n’avait même pas le droit d’être transparent. Au mieux un vieux malade encore accroché à son masque de charognard lui ferait payer son semblant d'existence sitôt un pied mis hors de sa propriété.
Alors Draco resta dans la vieille demeure des Malfoy. Et même Londubat l'oublia.
Un soir comme tous les autres, il sortit dans la nuit et traversa le jardin pour déposer une poubelle. Sa vieille elfe avait succombé à un coup plus fort que les autres quelques années auparavant et était partie rejoindre sa maîtresse emportée par un cancer pourtant pas vraiment incurable. Mais il n'avait pas vraiment remué ciel et terre pour soigner cette femme.
Il dépassa la barrière du parc et déposa le fond d'ordures réduites dans une benne magique. Les sorciers d'aujourd'hui copiaient même le traitement des déchets moldus. Aberrant.
Il se redressa et une branche craqua derrière lui.
Il pivota lentement. Ce n'était peut-être pas nécessaire mais il voulait voir le visage de l'homme qui avait ressassé durant cinquante ans une vieille vengeance stérile. Qui avait attendu tout ce temps juste pour l'achever. Draco admira quelques secondes un tel entêtement. Les traits ridés et découpés au couteau se fondaient dans l'obscurité. Pas un rictus, pas un frémissement de paupières. Rodolphus Lestrange resta impassible.
Ses cheveux pâles collés sur sa tempe par une dernière suée, une dernière angoisse, Draco haussa les épaules.
Tomba.
Comment pouvait-il en être autrement ?
A la prochaine...
B.