Maureen leva les yeux de l’assiette qu’elle essuyait avec un torchon à carreaux. Son mari, Bob, seul dans le salon, lisait un quotidien. Elle poussa un petit soupir de contentement, puis retourna à son assiette. Cela faisait plus d’une trentaine d’années qu’elle était mariée ; comme on pouvait s’y attendre, la routine s’était installée. Mais ça ne la dérangeait pas.
Elle était tout de même un peu triste que sa fille unique n’ait pu venir pour le repas de Noël. Mais celle-ci avait malheureusement déjà prévu de le fêter chez ses beaux-parents ; du coup, elle et son mari s’étaient retrouvés seuls, une fois de plus.
Ses pensées glissèrent alors vers sa voisine de palier, Mrs. Andres, une vielle dame qui logeait là depuis quelque mois. Elle, elle avait dû passer un Noël encore plus déprimant, seule dans son petit appartement. Maureen avait vaguement songé à lui proposer de dîner avec eux, mais à peine en avait-elle parlé à son mari qu’elle avait réalisé qu’après tout, ce n’était peut-être pas une si bonne idée. Malgré le fait que personne ne vienne jamais rendre visite à Mrs. Andres, la vieille voisine était toujours souriante, ses yeux pétillaient de malice ; et dans l’immeuble, tout le monde affirmait que ce n’était qu’une vieille folle. Ses phrases étaient énigmatiques, disait le mari de Maureen, comme pour l’excuser. Elle pensait plutôt qu’elles n’avaient aucun sens.
Et puis, trois jours plus tôt, elle avait réalisé que ces rumeurs au sujet de la folie de Mrs. Andres n’étaient peut-être pas que des rumeurs. Maureen était sortie sur le palier pour prendre le courrier. La porte face à la sienne s’était ouverte au moment où Maureen se penchait pour ramasser ses lettres, et le visage souriant de Mrs. Andres était apparu dans l’entrebâillure de la porte. Maureen avait eu la curieuse impression que sa voisine l’attendait. Derrière la vieille dame, Maureen parvenait à voir son appartement … qui n’avait pas l’air meublé. Quel genre de personne pouvait vivre six mois en plein cœur de Londres, dans un appartement vide ?
– Bonjour, Maureen ! Belle journée, n’est-ce pas ? s’enjoua-t-elle.
Maureen n’avait pu s’empêcher d’avoir l’air étonnée. Il pleuvait dru, ce matin-là. Et puis, comment savait-elle son prénom ?
– Euh, oui, si on veut.
Elle aurait bien voulu mettre un terme à cette conversation déjà étrange au bout de deux phrases, mais la vieille voisine reprenait déjà, d’un air soucieux :
– Je suis désolée, mais je crains de gâcher quelque peu votre Noël.
– Pourquoi donc ?
– Les jours sont comptés. Tout ce que je vous demande, c’est de prendre soin de la petite
Ginger Enderson…
Et, sans plus de cérémonie, elle avait claqué sa porte.
Etonnée, Maureen avait fixé un long moment l’endroit où se situait Mrs. Andres quelques secondes plus tôt, se demandant ce qu’elle voulait dire par là. Et puis finalement, elle avait haussé les épaules. Elle devait perdre la boule, sans doute. Pauvre vieille femme, avait pensé Maureen.
En rentrant chez elle, elle avait lancé sans ménagement son courrier sur une table basse du salon en se disant qu’elle avait vraiment bien fait de ne pas l’inviter pour ce Noël.
Mais maintenant, en train d’essuyer sa vaisselle, elle se sentait triste pour la vieille voisine. Après tout, Mrs. Andres vivait ses dernières années, peut-être même ses derniers mois. Elle méritait bien un peu de compassion. Maureen réalisa alors qu’elle essuyait la même assiette depuis dix bonnes minutes. Elle la reposa lentement sur une pile de vaisselle propre et se tourna vers son mari :
– Je vais vois si Mrs. Andres a besoin de quoi que ce soit.
Un peu étonné, Bob leva la tête de son journal, puis acquiesça en grognant et retourna à sa lecture.
Plus tard, Maureen dirait qu’en enfilant ses chaussures, devant la porte d’entrée, elle avait eu un mauvais pressentiment. Toujours est-il qu’en ouvrant sa porte, elle resta bouche bée pendant une bonne trentaine de secondes. Mais après tout, on peut excuser Maureen. Peu de gens réagissent rapidement face à une telle situation. Une grande majorité ne se met pas à hurler, comme on le croit trop souvent, mais reste silencieuse. Les informations n’arrivent plus à accéder au cerveau, tout simplement.
Maureen devait faire partie de cette catégorie de population, car elle fut incapable d’esquisser le moindre geste, incapable de formuler dans son esprit la moindre pensée cohérente. Elle ne put que regarder les longues flammes silencieuses lécher la porte de Mrs. Andres.
– Chérie ? s’enquit Bob, inquiet de ne plus la voir bouger depuis un bon moment.
Maureen ne répondit rien, fascinée.
Bob se leva de son fauteuil et passa derrière sa femme. Sa mâchoire se décrocha quand il vit ce que Maureen regardait avec tant d’insistance.
Ils restèrent une bonne minute à fixer l’incendie.
Dans la tête de Maureen, le vide était total. Elle entendait l’horloge faire « tic-tac » dans le salon, mais à par ça et le crépitement léger du feu, rien. Les flammes se mouvaient avec élégance et légèreté, comme des voiles agités par une brise légère.
Enfin, un long hurlement d’enfant terrifié la fit réagir.
Ca venait de chez Mrs. Andres.
Maureen se retourna brutalement et bouscula son mari sans s’en rendre compte et sans qu’il ne semble s’en rendre compte non plus. Elle décrocha le téléphone et composa le numéro des pompiers.
L’appartement de la vieille voisine avait été complètement carbonisé. Il n’en restait rien, pas le moindre meuble, tout avait disparu dans de grands tas de cendre. Le corps de Mrs. Andres n’avait même pas été retrouvé. Maureen frissonna en l’apprenant de la bouche des pompiers. Mais ce qu’elle apprit par la suite l’étonna plus encore.
– Le bébé, en revanche, était intact. La petite n’a rien eu.
– Un … un bébé ? Quel bébé ?
– Vous ne saviez pas que Mrs. Andres gardait un bébé chez elle ?
– Non, je… je ne m’en serais jamais doutée. Je croyais qu’elle n’avait pas de famille. Intacte, vous dites ?
– Oui. Le berceau dans lequel elle était, lui aussi, était intact. On dirait de la sorcellerie, vraiment !
Maureen frissonna. De la sorcellerie, vraiment ? Etait-ce effectivement le cas ?
– Vous avez une idée de l’identité du bébé, madame ? ajouta-t-il.
Elle s’apprêta à lui répondre par la négative, mais se rappela d’un détail juste avant.
Les jours sont comptés. Tout ce que je vous demande, c’est de prendre soin de la petite Ginger Enderson…
Les jours sont comptés. Mrs. Andres savait-elle que le jour où elle prononçait cette phrase précédait de peu les derniers moments de sa vie ? Et… la petite Ginger Enderson. Se pourrait-il que… ?
– Oui, répondit-elle finalement. Je pense qu’il s’agit de Ginger Enderson. Mrs. Andres m’en avait un peu parlé, il y a trois jours…
Le pompier hocha la tête, puis eut subitement l’air très gêné.
– Qu’y a-t-il ?
– Eh bien, fit le jeune pompier en rougissant, embarrassé. Je sais que ce serait trop demander, mais on peut toujours espérer… Votre voisine, on ne sait pas trop d’où elle sort, et elle n’avait aucune famille. En fait, on ne sait rien d’autre d’elle que son nom de famille. Et… on ne sait pas à qui confier la petite.
Il se tut, puis repris précipitamment :
– Elle n’a que quelques jours, la pauvre, et ce serait quand même triste de la placer dans un orphelinat à un âge pareil. Elle ne serait pas bien traitée… C’est Noël, et je me demandais si… vous voudriez bien vous occuper d’elle… Peut-être juste pour un temps…
Maureen était plongée dans ses pensées depuis que le pompier était parti. Elle avait dit qu’elle réfléchirait à sa proposition, et le rappellerait quand elle aurait pris une décision.
S’occuper d’un enfant ? Avec la retraite de son mari et la sienne, ils avaient juste de quoi vivre à deux dans ce grand appartement. Adopter une petite fille, c’était renoncer à un niveau de vie dont ils avaient pris l’habitude depuis longtemps. Non, ce n’était pas une bonne solution. D’un autre côté, elle s’en voudrait de faire de la vie de la petite Ginger un enfer en l’envoyant dans un orphelinat.
Distraitement, elle jeta un œil au courrier qu’elle avait reçu trois jours plus tôt. Pour la plupart, il s’agissait de factures. Son regard s’égara sur une enveloppe un peu jaunâtre, comme vieillie par le temps, écrite à son nom. Etonnée, elle l’ouvrit et en sortit un tout petit papier, sur lequel une écriture penchée, qui semblait venir d’un autre siècle, disait :
Pour l’éducation de Ginger à Hestia.
Hestia était l’école pour filles où Maureen avait envoyé sa propre fille, avant d’apprendre qu’elle devrait la transférer à Poudlard. C’était un très bon pensionnat, qui accueillait des enfants de tous les âges. Mais c’était surtout un pensionnat très cher.
L’enveloppe n’était pas encore vide. Maureen en sortit un chèque. Elle écarquilla les yeux quand elle en découvrit le montant. Il y avait là largement de quoi payer la scolarité de n’importe quelle petite fille à Hestia, songea-t-elle, au moins jusqu’à l’âge adulte. La réponse à la question que se posait Maureen était donnée par cette lettre. Pour une raison ou pour une autre, Mrs. Andres avait décidé de mettre la petite fille dans ce pensionnat, mais n’avait pas eu le temps de faire les démarches nécessaires pour l’y inscrire. C’était donc à elle de s’en occuper.
Sans lâcher le petit morceau de papier des yeux, Maureen souleva le combiné du téléphone pour appeler l’institut Hestia.
Trois jours plus tard, Maureen, en avait enfin fini avec l’inscription de Ginger Enderson. Elle avait préféré ne pas en parler à son mari ; ni à qui que ce soit, en fait. Elle ne savait pas vraiment pourquoi. Peut-être parce que la lettre que Mrs. Andres avait envoyée n’était destinée qu’à elle seule ? Peu importait, maintenant que tout était fini. La vie allait reprendre son cours, et elle allait pouvoir oublier l’affreux incendie qui avait eu lieu quelques jours plus tôt à peine. Elle pourrait définitivement oublier le sourire joyeux de Mrs. Andres et l’existence de Ginger, le bébé rescapé des flammes.
En soupirant de soulagement, Maureen Granger saisit une assiette déjà propre, et entreprit de la nettoyer.
DRIIIIIIIIIIIIIIIIIIIING –
Oh non… Pas déjà…
Lasse, j’abats ma main sur le réveil, qui fait alors un « crac » pas très réjouissant.
Ce 21 août 2016, un réveil rejoignit le paradis des réveils. Requiescat in pace, petit réveil.
Je me force à m’asseoir sur le bord de mon lit et fixe le mur en face de moi. Il est d’un blanc un peu bleuté. Un tableau y est accroché. Je crois que ça représente un lac. Ou la mer. Ou une vache. Je n’en sais trop rien, je suis trop fatiguée pour réfléchir. Finalement, je me lève, et fais un panier en envoyant le réveil décédé dans une corbeille en métal. Ça fait DOONG et les filles du dortoir se réveillent en grommelant.
– Ginger, c’est pas parce que t’es punie que tu dois réveiller tout le monde avec toi, fait remarquer Ashley Hoggs, une de mes adorables camarades.
Tout le monde est détestable, à Hestia. Juste avec moi, en fait.
– Et l’esprit de groupe, alors ? » je crie bien fort, pour que celles qui ne sont pas réveillées puissent profiter de ma voix mélodieuse.
Ashley marmonne que je peux me mettre mon esprit de groupe à un endroit de mon anatomie dont elle n’oserait jamais parler devant la vieille Wilson. La vieille Wilson, c’est la directrice de notre cher pensionnat. Ses cheveux gris sont toujours attachés en chignon serré, et ses petites lunettes rectangulaires lui donnent un air sévère. Son corps anguleux la fait ressembler à une araignée, le genre d’araignée qu’on a tendance à fuir en courant. Je ne l’ai jamais vue sans son tailleur noir ; on dirait qu’elle n’a rien d’autre. Peut-être qu’elle en a des tas, comme ça, dans son armoire, tous les mêmes. Je n’ose même pas l’imaginer avec autre chose sur le dos. Personnellement, je suis sûre qu’elle dort avec.
Son image colle complètement avec son caractère. Sèche et autoritaire, elle n’aime pas que les choses n’aillent pas comme elle l’a décidé. C’est pourquoi, moi, je l’exaspère particulièrement. Je passe ma vie à faire des bêtises. Mais je suis la seule à en être amusée. Mes camarades me regardent toujours comme un alien, et elles me font régulièrement savoir que je n’ai rien à faire ici.
En effet, je suis orpheline. Je n’ai jamais vraiment su d’où je sortais, d’un incendie paraît-il. Toujours est-il que j’ai atterri ici. On a refusé de me dire qui avait pris en charge mon éducation. Souvent, je songe amèrement qu’il n’aurait pas dû prendre cette peine, qui que ce fût.
C’est ce à quoi ce songe, ce matin, en tachant vainement de coiffer ma tignasse rousse. Ca fait des années qu’on essaye de discipliner mes cheveux ; encore quelque chose chez moi qui met la vieille Wilson sur les nerfs. Finalement, je crois que je vais les laisser comme ça, et tant pis si ça ne plaît pas à la directrice.
Une fois habillée de mon éternel uniforme gris, je frappe trois coups à la porte de Wilson. Deux secondes plus tard, une voix glaciale m’ordonne d’entrer.
Le bureau est propre et bien rangé, il est pratiquement vide. Deux meubles, trois piles de papier nettes, un ordinateur portable dernier cri, et une chaise en métal design qui supporte la directrice. Ce n’est pas la première fois que je viens ici, et je suis certaine que c’est loin d’être la dernière. A chaque fois que je fais une bêtise, cette vieille chouette s’occupe personnellement de me donner une punition très désagréable, et toujours de bon matin. Je suppose que c’est sa façon à elle de s’amuser.
Sadique.
– Bonjour, Madame Wilson.
– Miss Enderson. »
Petite pause.
– Vous copierez cinq cent fois « Je ne dois pas essayer d’enflammer la chevelure de l’une de mes chères camarades, afin d’éviter de créer autour de moi des inimitiés ».
Je ne regrette rien. La tête d’Ashley Hoggs entre le moment où je lui ai fait remarquer que ses cheveux étaient encore plus flamboyants que les miens, ce jour-là, et le moment où elle s’est rendu compte de ce qu’il se passait sur son crâne, c’était vraiment impayable. Ca vaut toutes les lignes de copie que j’ai faites jusque-là. Et ce n’est pas peu dire.
Je commence ma punition en silence, en écrivant sur un petit cahier prévu à cet effet. Je ne dois pas essayer d’enflammer la chevelure de l’une de mes chères camarades, afin d’éviter de créer autour de moi des inimitiés. Je ne dois pas essayer d’enflammer la chevelure de l’une de mes chères camarades, afin d’éviter de créer autour de moi des inimitiés…
Je tourne la page pour continuer et je me fige. Ce n’est pas possible, je dois être en train de dormir. Une écriture un peu brouillonne envahit la page. Cette écriture, c’est la mienne, et elle dit « Je ne dois pas essayer d’enflammer… » etc.
Je suis certaine de n’avoir jamais copié cette phrase avant aujourd’hui. Pourtant, incontestablement, c’est mon écriture. Je feuillette le reste du cahier et en reste bouche bée. Toutes les pages sont couvertes de mon écriture.
Je ne trouve pas de solution rationnelle pour expliquer ce phénomène. Comment le cahier a-t-il pu se remplir tout seul ? Peut-être que je perds la mémoire, que j’ai déjà fait cette punition… Mais non, la directrice ne me donnerait jamais un cahier utilisé, avec une punition déjà faite. Mais alors comment…
– Miss Enderson, m’interrompt la vieille Wilson.
Surprise, je resserre brutalement le poing sur mon stylo. Celui-ci se brise entre mes doigts, et l’encre noire se met à goutter sur le bureau bien propre de la directrice.
Oh, oh. Pas bon, ça.
Elle se met à regarder très, très bizarrement mon cahier de brouillon. Elle aussi, elle a vu que les pages étaient déjà remplies. Finalement, elle jette un regard méprisant à mes doigts poisseux avant de planter ses yeux gris acier dans les miens.
Wow. Ce qu’elle a à me dire doit être vraiment très important, si elle se fiche du fait que j’aie complètement fichu en l’air son bureau. Je crains le pire.
« Vous savez qu’à la fin du mois, c'est-à-dire dans une semaine, un représentant d’un collège pour filles viendra choisir les nouvelles élèves ici même. Je vous ai dit que, faute de moyens, vous ne pourriez aller dans cette école. »
Bien dommage, d’ailleurs. J’aurais échappé aux punitions, aux remarques incessantes des autres filles du pensionnat. Ç’aurait été le paradis, en fait.
– Je vous ai menti.
Ça, ce n’est pas nouveau : on me ment depuis que je suis née. Pas une personne n’est fichue de me dire d’où je viens ! Il y a quelque chose de pas net là-dessous, c’est certain.
« Vous ne pouvez pas y aller parce que je refuse qu’un élément de mon pensionnat, sous ma tutelle de surcroît, puisse donner une mauvaise réputation à l’établissement Hestia. »
Ah, je ne vous ai pas dit le meilleur ? Comme personne ne voulait de moi, Wilson s’est proposée pour être ma tutrice. Mon responsable légal.
Quelle vie merveilleuse.
– Mais je vous laisse une chance.
Hein ?
Attends. Ça veut dire que je pourrais m’échapper de cet enfer, m’en aller loin de cette vieille furie. Je pourrais me faire des amies, m’habiller comme je veux, laisser mes cheveux faire ce qu’ils veulent. Je pourrais être normale.
Evidemment qu’elle me laisse une chance, à la réflexion. Plus je suis loin d’elle, mieux elle se porte. Et son bureau aussi.
– Si vous êtes exemplaire cette semaine, vous pourrez paraître devant le représentant du collège. Je vous conseille de bien vous tenir. Cette chance ne se représentera peut-être plus. Bien, allez en cours, maintenant, ajouta-t-elle après une courte pause.
Je n’en reviens pas. Je n’ai même pas fait la moitié de ma punition !
D’un autre côté, je ne dois pas faire de mauvaises farces de toute la semaine aux sales petites filles qui me tiennent lieu de camarades. Ce qui va être très, très dur.
– Vous pouvez disposer, répète-t-elle, voyant que je suis figée sur ma chaise, ne comprenant toujours pas ma chance.
Je vais pouvoir quitter ce pensionnat de malheur et toutes ses Ashley, je ne vais plus voir la tête de grenouille morte de la vieille Wilson. Et le meilleur, c’est que ma punition est terminée alors que j’ai écrit, quoi, une trentaine de lignes ? sur les cinq cents que je devais faire.
La journée commence vraiment bien.
Maintenant que je suis bien réveillée, je peux me présenter. Je suis Ginger Enderson, et j’ai onze ans depuis le 24 décembre dernier. Mes yeux sont bleus-gris, comme le ciel londonien quand il va pleuvoir, et j’ai des cheveux roux très emmêlés, assez longs, qui ont l’air de hurler « Dieu m’a prise pour une carotte ». Encore quelque chose qui énerve la vieille Wilson chez moi.
Il y a autre chose qui embête la directrice, c’est le fait que je sois systématiquement présente quand des phénomènes bizarres se produisent. Elle aimerait bien pouvoir m’accuser, mais malheureusement elle n’a aucune preuve. Par exemple, le jour où son bureau s’est renversé tout seul, comme ça, sous mes yeux, alors qu’elle venait de me donner la plus énorme punition de ma vie. J’avais étrangement l’impression d’y être pour quelque chose, mais… on ne peut pas faire tomber un bureau aussi lourd sans le toucher, non ? Ou le jour où l’alarme incendie s’est déclenchée et qu’il s’est mis à pleuvoir dans toute la classe ; c’était le jour où mes chaussures préférées ont été teintes en rose répugnant. Toutes les filles se sont retrouvées trempées de la tête aux pieds…sauf moi. Ce qui est bizarre, vu que j’étais dans la même pièce qu’elles. Etrange, tout ça, hein ? Mais j’ai l’habitude d’être bizarre. Ca fait partie de ma personnalité, ou quelque chose comme ça, je suppose.
Comme je vous l’ai dit, on ne sait pas vraiment ce qui est arrivé le jour de ma naissance. Vraisemblablement, mes parents ont été emportés dans l’incendie qui m’a épargnée, le soir même du début de mon existence sur Terre. Quel joyeux Noël que celui où je suis née, n’est-ce pas ?
Je ne sais pas vraiment pourquoi ni comment, mais trois jours plus tard, les pompiers me laissaient ici, entre les mains rachitiques de la vieille Wilson. Il me semble avoir hérité de pas mal d’argent, argent qu’évidemment je ne pourrai toucher qu’à ma majorité. En attendant, une partie de cet héritage revient tous les mois à Hestia pour payer ma scolarité. Si vous suivez bien, alors vous avez compris qu’en gros, je suis la seule pauvre dans cette école de riches.
– Alors Ginger, tu t’es bien amusée ce matin ? braille Amber Gordon, la meilleure-amie-pour-la-vie d’Ashley Hoggs.
– Génial, je rétorque. Savoir que tu t’es réveillée avec moi en signe de soutien a suffi à illuminer ma matinée.
Elle grimace.
– Vivement la semaine prochaine, quand on changera de collège, fait Ashley. Quand on ne verra plus ta sale tête décoiffée.
– Navrée que ma coupe de cheveux te gêne tant que ça, dis-je d’un air qui est tout, sauf navré. Mais je ne serais pas si sûre de moi à ta place.
– Comment ça, tu veux dire que je ne pourrai pas y entrer ? Mais Ginger, qui refuserait la fille du grand industriel George Hoggs ? Si belle, si douce, si sage ?
Et si modeste ?
– Hoggs, je n’ai jamais remis en doute tes qualités, je réplique avec sarcasme. Ce que je cherche à te dire, c’est que, moi aussi, je suis autorisée à participer à la sélection des nouvelles élèves.
Amber et Ashley blêmissent.
– Co…comment ? Mais… De toute façon, reprend Amber Gordon d’un air qui se veut plus assuré, personne ne voudra de toi.
– Tu sais très bien que si.
Car contrairement à ces deux imbéciles qui ne sont capables que de minauder, mes notes sont plutôt bonnes. Après tout, je n’ai pas vraiment d’amies ici, alors que me reste-t-il à faire à part travailler ? Quand des représentants du gouvernement viennent prendre le thé avec la directrice, ils finissent toujours tôt ou tard par dire que je suis une « adorable petite fille ». La tête de la vieille Wilson dans ces moments-là vaut toujours le détour.
En face de moi, les deux idiotes me regardent d’un air dégoûté. Je leur fais un grand sourire hypocrite et m’exclame : « Bon appétit ! » avant de me lever de table et de me préparer pour le premier cours de la journée.
Je pense pouvoir affirmer que cette semaine a été la pire de ma vie. Toutes les pensionnaires se sont alliées pour me mettre sur les nerfs, dans le but de me voir faire d’énormes bêtises et ne plus pouvoir changer d’école. J’ai été surprise de voir à quel point je pouvais être patiente. Les autres aussi d’ailleurs, et elles ne se sentaient plus de m’insulter, vu que je ne réagissais pas. Toute la semaine, on m’a fait des croche-pieds, des cartouches d’encre ont « malencontreusement » explosé sur mes copies, et j’ai trouvé un matin ma guitare – l’instrument que j’ai choisi d’apprendre il y a trois ans – toute abîmée.
Mais mes efforts pour rester patiente ont payé : aujourd’hui vient Mr. Smith, un représentant du collège pour filles, et je pourrai paraître devant lui. Je me lève donc plus tôt, ce matin-là, ôtant la vie à un réveil au passage.
J’arrange autant que je peux mon uniforme, et surtout, je me coiffe. Une mèche de cheveux particulièrement mal venue, à l’arrière de mon crâne, a décidé de prendre son envol, mais personne ne lui a expliqué qu’elle devait rester fixée sur ma tête. Du coup, elle est immobile, suspendue au-dessus de mon visage. J’ai vraiment l’air ridicule. Je m’applique des tonnes de gel, mais rien à faire, elle ne veut pas s’aplatir.
– Mais mince, pourquoi tu ne veux pas descendre ? lui dis-je en la fixant sur le miroir mural, à bouts de nerfs.
Aussitôt, la mèche s’abaisse gentiment, toute seule.
Wow. J’arrive à donner des ordres à mon cuir chevelu. Appelez-moi « La fille qui murmurait à l’oreille des cheveux ».
Nous entrons en classe. Toutes les filles sont bien habillées, bien coiffées, bien propres, et arborent un grand sourire. Nous nous asseyons à nos places ; je suis seule, au dernier rang, comme d’habitude. La leçon commence : nous faisons de la biologie. Je suis seule pour les travaux pratiques, mais depuis le temps, j’ai appris à me débrouiller sans aide.
Quelqu’un toque à la porte. Tout le monde retient son souffle, et d’une voix un peu tremblante, le professeur dit « Entrez. »
La porte s’ouvre, laissant le passage à la vieille Wilson et à deux hommes. Nous nous levons aussitôt, dans un même mouvement.
– Mesdemoiselles, je vous présente Mr. Smith, directeur de Browers, le collège pour filles, et Mr. Smith, son frère, qui l’accompagne aujourd’hui. Messieurs Smith et Smith assisteront au cours.
– Bonjours, messieurs, murmure la classe.
Ce qui veut dire que pour ce cours-ci, j’ai intérêt à m’y mettre bien sérieusement. Tandis que je réunis les instruments dont j’aurai besoin, j’observe à la dérobée les deux hommes. Ils sont blonds tous les deux, pas spécialement vieux. L’un a une quarantaine d’années, et a l’air terriblement sérieux avec son costume de marque et ses lunettes en fer. L’autre est plus proche de la trentaine, et … et il me regarde, une lueur amusée dans les yeux.
Gênée, je détourne la tête en piquant un fard.
Les deux hommes se promènent dans les rangs en observant le travail de toutes. Devant moi, Amber et Ashley font n’importe quoi. La souris qu’elles étudient va bientôt perdre la tête – littéralement, seul un lambeau de peau la rattache encore à son corps.
– Alors, ça avance ?
Surprise, je lève la tête. C’est le jeune Mr. Smith, celui qui a l’air moins sérieux. Je hoche la tête et retourne à mon travail. Il reste un moment, et repart en marmonnant « très bien, tout ça ».
Une heure plus tard, ça y est, j’ai fini ! Ma souris est parfaitement bien préparée, ouverte de tout son long, avec les organes disposés sur le bord comme il est demandé dans l’exercice. Je suis fière de mon travail. Les autres sont loin d’avoir terminé. Devant, Amber et Ashley galèrent de plus en plus. Leur souris, telle Charles Ier, a été décapitée, et maintenant sa queue et ses pattes essaient elles aussi d’obtenir leur indépendance par rapport au corps. Elles se disputent à voix basse, chacune rejetant la faute sur l’autre.
Et puis soudain, elles se retournent vers moi, une lueur mauvaise dans le regard. En trois secondes, elles me piquent mon compte-rendu et le bac contenant ma souris et posent les leurs à la place.
– Mais… ! je crie, surprise et outrée.
– Silence ! dit la vieille Wilson d’un ton sévère.
– Qu’est-ce qui te prend, Ginger ? murmure Ashley, moqueuse.
Je n’en reviens pas. Elles m’ont volé mon travail ! Elles vont aller à cette école paradisiaque grâce à mon boulot, et moi je vais rester dans cet enfer, à cause d’elles. Et le pire, c’est que je ne peux rien faire pour empêcher ça. Si je les dénonce, personne ne me croira. Et j’aurai encore moins de chance d’aller à Browers.
Les deux pintades me regardent avec un air victorieux.
Saletés. Saletés, saletés, saletés ! Je les déteste !
Je sens vaguement un regard dans mon dos, mais je n’y fais pas vraiment attention. Parce que c’est à ce moment là que mon compte rendu, sur la table des deux gourdes, prend feu. Littéralement. Amber et Ashley se mettent à hurler.
Je ne sais pas pourquoi, mais j’ai l’impression que c’est moi qui ai déclenché ce début d’incendie. Pourtant, c’est idiot. Comment peut-on déclencher un incendie à distance ?
Mais quand je tourne la tête et que je rencontre le regard du jeune Mr. Smith, je vois qu’il pense lui aussi que c’est de ma faute. Je vois qu’une foule de sentiments se battent dans ses yeux alors qu’il réfléchit à toute vitesse. Finalement, il fronce les sourcils et se dirige à grandes enjambées vers la vieille Wilson, sous la pluie de l’anti-incendie. Il l’emmène en-dehors de la salle de classe, alors que la panique se répand à cause du rapport enflammé.
Mon avenir est fichu.
– Miss Enderson ?
Lentement, je lève la tête que j’ai posée contre mes genoux repliés. Je suis sur le lit de mon dortoir, et ça fait une bonne heure que je pleure. C’est le jeune Mr. Smith qui me fait face. Il a l’air franchement désolé.
Ca y est, il va me dire que non seulement je ne viens pas à son école, mais en plus je suis virée d’Hestia. Après avoir dit à la vieille Wilson que l’incendie était de ma faute, je ne vois pas pourquoi elle me garderait. Je vais vivre dans la rue, et je mourrai dans quelques mois, de faim ou de froid. Ma vie est finie.
Je m’assois sur le bord de mon lit et efface mes larmes avec le peu de dignité qu’il me reste. Puis je le regarde dans les yeux, et attends qu’il prenne la parole.
– Miss Enderson, je dois vous parler de quelque chose d’important. Au sujet de votre orientation.
– Je suis virée, c’est ça ? dis-je d’une voix un peu tremblante.
Je suis prête à partir, de toute façon. J’ai rangé la totalité de mes vêtements dans une malle (piquée à une fille, tant pis pour elle), certaine de ne pas devoir passer une journée de plus ici.
– Non.
Alors quoi ?
– Je ne vous l’ai pas dit, mais je suis professeur, et pas à Browers. Et je pense que vous allez venir dans mon école.
Une seconde. Il doit vraisemblablement me prendre pour une folle, non ? Alors son école, ça ne peut-être que…
– Vous allez m’emmener dans un asile ?
Je ne sais pas si je suis mécontente d’aller dans un asile. Après tout, peut-être que j’ai vraiment une araignée au plafond… Toutes les bizarreries qui m’arrivent depuis si longtemps auraient alors leur explication.
Mais Mr. Smith éclate de rire. Peut-être que c’est lui, le fou.
– Mais non. Je pense que vous avez votre place à Poudlard.
Jamais entendu parler de cette école. C’est mauvais signe.
– Normalement, reprend-il, vous auriez dû recevoir une lettre à votre nom au début de ce mois-ci, mais il semble que votre courrier ait été intercepté par votre tutrice.
– La viei… euh, Mrs. Wilson ? Pour quelle raison bloquerait-elle mes lettres ?
– Elle a lu votre courrier, et a refusé, peut-être par peur que vous vous rendiez dans cette école-là. Elle a tout fait pour que vous alliez ailleurs. Mais aujourd’hui, je me suis rendu compte que vous étiez faites pour Poudlard… J’ai voulu en savoir plus sur votre situation, et elle a fini par me révéler ce qu’elle avait fait. Elle voulait vous placer ailleurs, avant que la réputation de son établissement ne soit ternie, au cas où les gens viendraient à apprendre qu’une pensionnaire d’Hestia devait aller à Poudlard.
Et c’est pour ça qu’elle m’a permis de pouvoir être choisie pour aller à Browers. Je commence à comprendre… Mais il y a encore un ou deux détails pas très clairs.
– Pourquoi ne voulait-elle pas que j’aille à Poularde ?
Mr. Smith me regarde avec un air très sérieux, et dit alors :
– Poudlard est une école de sorcellerie. Et vous êtes une sorcière, Miss Enderson.