L’hiver avait déposé sur la petite église du village et son parc un magnifique et moelleux manteau blanc. Le spectacle aurait pu paraitre paisible et enchanteur si on ne devinait pas les sillons salés creusés sur les joues des personnes qui s’apprêtaient à pénétrer silencieusement dans le lieu de culte. Dans l’air régnait la tristesse, quelques sanglots résonnaient tragiquement dans le calme du petit parc, des centaines de toutes petites stalactites pendaient des branches d’arbres comme autant de larmes versées pour la femme que l’on enterrait et des flocons tombaient silencieusement sur les visages tournés vers le ciel ou les bonnets qui tentaient de protéger leurs porteurs dans un balai aérien tourbillonnant et incessant.
L’un d’eux vint s’écraser sur le front dégarni d’un vieil homme aux traits fins mais durs et au menton pointu. Vêtu d’une épaisse cape avec un col en fourrure et d’un masque d’indifférence manifeste, il se tenait écarté du reste des personnes présentes, comme s’il sentait qu’il n’était pas à sa place, comme s’il n’était rien d’autre qu’un voyeur du malheur qui s’abattait sur les Weasley, et ses yeux gris semblaient aussi froids que le ciel bas et nuageux qui couvrait la petite église.
Draco Malfoy ne savait pas vraiment pourquoi il avait tenu à être présent. Il n’avait pas revu Hermione Weasley depuis qu’elle avait pris sa retraite de ses fonctions de Chef du Département de Communication entre les Sorciers et les Créatures Magiques (anciennement connu sous le nom de Département de Régulation des Créatures Magiques), trente-sept ans auparavant, et avant cela, ils n’avaient jamais été amis, bien au contraire.
Il avait rencontré Hermione Granger quand ils avaient tous les deux onze ans, au tout début de leur scolarité. Leurs premières années à Poudlard avaient vu naitre entre lui et Granger une haine basée sur leurs différences et sur les nombreux préjugés de Draco. Lui, le Serpentard au sang-pur, elle, la sale petite Sang-de-Bourbe de Gryffondor. Ils étaient prédestinés à se détester. On les avait prédestinés à se détester.
Au début de leur adolescence, la jeune fille avait exaspéré Draco plus que de raison : son altruisme niais, sa façon de lécher les bottes des professeurs, son besoin maladif et utopique d’équité et d’égalité qui transpirait de toutes les dégoutantes pores de sa peau… Tout en elle agaçait Draco jusqu’à un point de non retour. Elle tentait tellement de faire oublier qu’elle était une Sang-de-Bourbe et qu’elle avait usurpé ses pouvoirs et sa place à Poudlard en faisant tout pour réussir en classe que c’en était pathétique. Tous ses efforts restaient vains : elle avait beau avoir réussi à embobiner les professeurs et Potter, Draco, lui, n’était pas dupe et il savait qui elle était réellement. Et même s’il avait été le seul, qu’il le sache suffisait.
Draco se souvint qu’à cette personnalité qu’il trouvait faiblarde et sans intérêt s’ajoutait un physique abominable : d’énormes dents chevalines, une affreuse touffe de cheveux secs et emmêlés, des yeux dont la couleur lui rappelait celle des étrons, des traits d’une banalité presque affligeante, un port de tête de gueuse et une démarche qu’elle voulait conquérante et assurée mais qui ne dissimulait pas sa nervosité permanente.
Et puis, au fil du temps, Draco avait, sans jamais s’en rendre compte, légèrement révisé son jugement sur la jeune fille. Elle l’avait étonné, cette fois où sa main, ferme et assurée, était venue s’aplatir contre sa joue suite à une remarque dont il ne se souvenait même pas, ou encore cette autre fois où le laideron de Gryffondor était apparu au bras du Champion d’une école réputée pour l’importance qu’elle accorde à la magie noire et à la pureté du Sang comme une jolie jeune fille. Il repensa aux résultats qu’elle avait obtenu aux examens des BUSE, qui laissaient penser que finalement, malgré son sang, elle avait peut-être mérité sa place à Poudlard et ses pouvoirs.
Réprimant un frisson d’horreur, Draco se rappela alors d’un autre épisode, surement le pire de tous, qui avait pris place dans le vieux manoir de ses parents et qui avait achevé de lui prouver que tous ceux qui louaient Granger et ses supposées qualités avaient réussi à voir ce que lui n’avait jamais vu - ce qu’il n’avait jamais cherché à voir. Il se souvint de ses cris, du sang, du rire démentiel de sa tante, d’une voix lointaine qui appelait « Hermione ! Hermione ! » et il se souvint surtout du courage, de la détermination et de l’abnégation de la jeune fille. Il avait fallu attendre près d’un siècle et la mort de sa vieille ennemie pour que Draco se rende compte que cet épisode à lui seul aurait justifié la canonisation de Granger.
Mais Draco avait toujours été têtu. Et même après que Granger et ses deux acolytes eurent témoigné en sa faveur après la déchéance de Voldemort, il n’avait pas éprouvé la moindre gratitude. Il en avait plutôt été humilié. Quelle triste ironie que celle de voir un Mangemort au sang-pur sauvé par une Sang-de-Bourbe, de voir un tortionnaire accéder à la rédemption grâce à sa victime… Il avait refusé la main tendue de Potter et ignoré le demi-sourire de Granger à la sortie du tribunal. Sa femme et lui avaient décidé de quitter le Royaume-Uni et Draco n’avait plus revu les cheveux broussailleux de la sorcière pendant près de dix-sept ans ailleurs que dans les journaux britanniques qu’il continuait de recevoir à Naples : les héros de la guerre avaient droit à la une de la Gazette à chaque évènement de leur vie. Il avait ainsi appris que Granger était devenue Weasley. Avec amusement, il se souvint que la nouvelle l’avait plutôt attristé de manière ironique : si Granger avait fini par mériter sa baguette, Weasley n’était toujours qu’un pauvre crétin traitre à son sang. Granger était ensuite tombée enceinte, une première fois en même temps qu’Astoria, puis à une seconde reprise deux ans plus tard. Rose et Hugo. Des prénoms bien banaux. Etrangement, il aurait attendu mieux de la part de Granger. A croire qu’elle s’était totalement rendue soumise à Weasley.
Et quand Astoria et lui étaient revenus s’installer à Londres afin que Scorpius puisse suivre sa scolarité à Poudlard, Draco avait fini par revoir Granger. Silhouette fantomatique dans les vapeurs d’un train écarlate. Weasley et Potter à ses côtés, bien évidemment. Et en s’approchant, Draco avait remarqué qu’en dix-neuf ans, rien n’avait semblé avoir changé chez elle. Ses formes s’étaient certes arrondies suite à ses grossesses, mais ses cheveux semblaient toujours être le même buisson sec et indomptable, la couleur de ses yeux rappelaient toujours à Draco les excréments liquides et ses traits étaient toujours sans aucun intérêt, sans aucune particularité notable.
Après avoir retrouvé le Royaume-Uni, Draco s’était mis en quête d’un emploi mais il s’était malheureusement vite rendu compte que son passé de Mangemort le poursuivait et le précédait toujours, même vingt ans plus tard. Les gens étaient peu enclins à lui confier un poste, a fortiori un poste à responsabilités. Et un jour, le Ministère lui avait proposé une entrevue avec le directeur de l’un de ses départements. Et quand il avait pénétré dans le bureau, il s’était évidemment retrouvé face à Granger. « Weasley », l’avait-elle corrigé. Elle avait eu vent de ses problèmes pour trouver une position dans la nouvelle société britannique et avait tenu à l’aider. En lui proposant un poste dans son département. On aurait pu croire que Granger saisissait là une occasion de plus d’humilier son vieil ennemi, mais Draco s’était rendu compte qu’il ne la connaissait que trop bien : il savait que ce n’était rien d’autre que son besoin de justice et d’équité qui poussait Granger à tendre la main à celui qui avait autrefois tout fait pour la détruire. Draco avait refusé de travailler pour elle, mais il avait pu trouver un poste dans un autre département, et on ne lui cacha jamais qu’il devait cet emploi à un coup de pouce d’une personne qui croyait en lui. Nul doute qu’il s’agissait de Granger. Et s’ils ne se parlaient jamais lorsqu’ils se croisaient dans les couloirs et les ascenseurs du Ministère, Draco ne pouvait ignorer les regards que lui jetait Granger, comme si elle voulait s’assurer qu’il allait bien.
C’était typique de Granger, après tout. Et se retrouver ainsi à son enterrement, après près de quatre décennies sans la voir, en s’assurant de rester invisible ou presque aux yeux des autres, c’était typique de Draco. C’était ainsi que marchait le monde, et Draco veillerait ardemment à ce que l’ordre des choses survive à Granger. Il n’allait tout de même pas admettre que la mort de Granger lui procurait une sensation bizarre. Et il n’allait surement pas avouer que cette sensation était probablement du regret. Les yeux gris de Draco semblaient être aussi froids que le triste ciel de ce mois de novembre. Et pourtant, même s’il n’avait jamais aimé la défunte, si l’on prenait la peine d’y regarder de plus près et de lire au delà du masque d’indifférence affichée de Draco, comme avait su le faire Hermione Weasley, on s’apercevrait qu’il brillait dans le regard du vieil homme un éclat ironique d’un étrange sentiment que l’on aurait presque pu assimiler à une certaine tristesse ; éclat qui ne disparut même pas quand les yeux d’acier de Draco se posèrent sur le visage de son vieux rival, Harry Potter.