Est-elle brume irréelle d'un rêve qu'on croyait fini, ou cette apparition trouve-t-elle quelque réalité concrète ici ?
Il la regarde passer sans même qu'elle le voie. D'ailleurs, ce serait bien le bout du monde si elle s'apercevait de quoi que ce soit à cet instant précis. Elle court et ne voit rien d'autre que ce but qui la fait s'élancer. Au virage, son corps épouse une courbe tendue afin de ne pas ralentir tout en prenant la tangente. Merlin qu'il aime la vie et la fureur qui se dégagent d'elle ! Elle n'est pas belle, du moins pas au regard des critères classiques que les Grecs ont établis, mais la férocité qui plisse délicatement les traits de son visage lui paraît bien au-delà de la grâce fragile d'une Fleur éclosant au passage d'un mâle, auréolé de sa fugace virilité adolescente. Encore quelques secondes avant qu'elle ne se dérobe à sa vue, et malgré ses jeunes dix-sept ans, il observe avec une certaine mélancolie la traîne guerrière, la bouche plissée et le corps pourtant anodin qui a mué soudainement en point central de son monde.
Viktor a le regard happé par le battement des robes qui volent et il songe alors à cette force brute qu'exsudent la colère et le désir de vengeance d'Hermione. A-t-il lui même cette expression primaire lorsqu'il est sur son balai, à la poursuite de cette obsédante minuscule balle d'Or ? Il admire de loin toute la puissance que dégage cette petite fille et, pour quelques instants, il se prend à rêver qu'elle l'éblouit tant et si bien que lui-même reçoit un peu de cette manne. Il la regarde et il ne voit pas les mains tâchées d'encre et les rondeurs adolescentes de son visage, car son regard se fiche plus profondément qu'il ne l'a jamais fait.
Au moment précis où elle disparaît en haut l'escalier, Viktor contemple les flammes qui rongent l'esprit d'Hermione claquer sèchement au-dessus de son caractère bien défini. Ce qu'il a vu, c'est la femme, une fuite en avant et le désir, pêle-mêle de puissance, de savoir et de vendetta. Il ignore à quoi elle tourne le dos mais il comprend pourtant que c'est parce qu'elle est elle-même, au-delà de son corps et de tout ce dont lui se contente habituellement, qu'il ne trouvera le repos que lorsqu'elle lui aura adressé la parole.
Elle est là, dans cette bibliothèque, aussi silencieuse et concentrée qu'elle l'était les jours précédents. Merlin qu'elle est impressionnante à fixer son livre ainsi, comme si quelque chose allait en surgir et l'envelopper. La magie est puissance, et la volonté est pouvoir. Alors il marche d'un pas grave vers sa table, le silence de la bibliothèque soudain lui paraît empreint d'un pli religieux et définitif. La même sensation de fébrilité, mêlée de frénésie mal contenue, lui tord les mains et l'estomac, comme lorsqu'il a signé son premier contrat professionnel. Mais cette fois, c'est une toute autre chose. Depuis ce jour brumeux d'octobre où elle avait surgi de la Grande Salle, il a compris qu'il existait réellement des croisées de chemins que l'on franchit parfois sans même s'en rendre compte. Elle relève la tête à son approche et il est soulagé de voir qu'elle n'a pas peur, que seule la curiosité la ronge et qu'elle veut savoir qui il est, pourquoi il est là et ce qu'il veut.
— Excuse-moi, est-ce que la place est librrrre ?
Même si elle ne rit pas de son accent, elle reste silencieuse et le regarde droit dans les yeux avec cette interrogation qu'il n'a jamais vue avant. Il est stupéfait par la question qu'elle semble se poser : qui est-il, en réalité ? C'est la première fois qu'on regarde Viktor au-delà de sa renommée, sans adoration ni cynisme. Elle est en terrain inconnu et elle veut savoir, contrôler, apprendre, et peut-être même tomber le masque.
Elle baisse les yeux parce qu'elle s'est rendu compte de son impolitesse. Peu importe le malotru, le roux sans doute, qui l'aura énervée jusqu'à ce qu'elle en prenne la fuite, elle reste une petite fille de quatorze ans découvrant le monde.
— Bien sûr, et sa voix n'est qu'un murmure effrayé.
— Parrdonne-moi, je ne voulais pas te fairrre peurr. Si tu veux, je m'en vais.
— Reste, d'accord ?
L'amie de Potter est courageuse malgré sa crainte, se dit-il, et il ne peut s'empêcher de désirer qu'elle abandonne sa tête sur son épaule, peu importe les circonstances.
— Tu as déjà jeté un sorrrrtilège Prrotéiforrme ? demande-t-il en regardant le manuel de métamorphose dans lequel elle s'est plongée.
- Non, ça n'est pas du tout au programme, répond-elle en un froncement de sourcils – c'est étrangement émouvant, un sourcil interrogateur.
— Si tu veux, je te montrrre.
Lui non plus n'est pas ce qu'il semble être, sinon la Coupe ne l'aurait jamais choisi. Elle le regarde avec envie, il ignore de quoi, mais il sent les tentacules de sa puissance resurgir avec force. Tous deux sont de grands sorciers, et Hermione regarde enfin Viktor comme il se doit – comme un garçon tout en complexité et en magnétisme.
Il aime les filles indomptables qui s'ouvrent par bonté, et il a hâte de pouvoir la protéger.