Igor a été pris. Cette phrase résonne dans sa tête comme une évidence. Il aurait dû s’y attendre mais n’a pu s’empêcher d’être surpris, et pourtant, c’était prévisible. Igor a été pris. Un constat qui ne l’affecte, ni ne l’inquiète. Igor a été pris, pourquoi en faire tout un plat ? Certains diront parce que tu t’entendais bien avec lui, d’autres souligneront l’apprentissage du bulgare que Rosier vient d’entamer. Lui pense plutôt à leur projet de voyage dans les pays de l’Est et à ce qu’il rechigne à appeler amitié. Il préfère le terme de « bonne entente » ou de « complicité ». Mais lui, se lier d’amitié avec un étranger ? Se lier à quelqu’un d’autre tout court ? Ce n’est pas dans ses habitudes, et encore moins en ces temps houleux de guerre.
L’arrestation d’Igor Karkaroff a fait la une des journaux quelques jours avant d’être oubliée par une autre. Les traques s’enchaînent inlassablement et les noms des supposés Mangemorts se succèdent, comme ceux des Aurors, en première page. Mais seuls les partisans du Maître savent si ces arrestations sont fondées ou non. Vainqueurs contre battus. Honneur contre honte. Evan ne lit plus ces torchons qui ne se privent pas de la confiance absurde des sorciers pour soi-disant redresser le monde. Redresser, le décimer plutôt. De nombreuses familles reprochent au Maître l’emprisonnement de sorciers honnêtes, mais la chasse aux Mangemorts est ouverte. Une chasse impitoyable et dévastatrice, ne servant qu’à remplir les cellules d’Azkaban. Une chasse qui vise à éradiquer le moindre homme cherchant à venger la mort abrupte de Celui-dont-on-ne-dit-pas-prononcer-le-nom.
– Wilkes, tu es certain que la réunion a lieu ici ? demande Evan.
Il doit oublier Igor, oublier la liste des suspects qui s’allonge de jour en jour, seulement se concentrer sur cette mission qui s’étire en longueur. Ils sont venus tous les deux à vingt heures, essayant de connaître les nouveaux membres de l’Ordre du Phénix. Oh, bien sûr, ils savent que tous ne viendront pas ici, dans cette bicoque paumée au milieu des bois, mais au moins ils auront le nom de quelques ennemis supplémentaires. L’impatience qu’éprouve Rosier est en partie due au fait qu’il est cantonné à cet aspect des plans depuis plusieurs mois maintenant. Des missions répétitives qui ne l’intéressent plus. Suivre des visages connus, épier les conversations au coin des couloirs du Ministère, aller au lieu des réunions, transmettre les nouveaux noms. Menacer la famille. Un cercle qui n’a pas de fin, un mécanisme qui ne parvient pas à décourager. Pourtant, ils s’obstinent et ne changent pas de méthode. Infaillible, et mon cul est un Botruc ?
Evan retient un soupir d’agacement qui menace de lui échapper en entendant Wilkes répondre :
– Tu doutes de la fiabilité de ma source ?
Il meurt d’envie aussi de lui répondre que oui, oui – oui ! – il doute de cet inconnu auquel Wilkes soutire des informations. Mais le froid et la fatigue altèrent sa constance, alors il ravale ses incertitudes et se contente de murmurer que c’est calme. Trop calme.
Les deux hommes sont adossés à un arbre différent et, dans l’obscurité de la nuit, ils sentent leur solitude.
– Je me casse, il n’y a personne, souffle Evan. Et il fait un froid de canard.
– Rosier, s’il ne se passe rien avant minuit, j’te fais goûter le dernier Whisky
La perspective de s’asseoir et de boire autant de Whisky-Pur-Feu que sa raison lui permettrait, l’incite à rester. Encore une heure. Soixante lentes minutes à tenir… Il décide de marcher un peu, essayant de ne pas faire trop bruit. Il serait dommage de se dénoncer maintenant alors qu’un guetteur attend peut-être un seul bruit pour annuler la réunion.
– Ils auraient pu choisir un autre endroit et une autre heure, maugrée Wilkes.
– T’aurais pu éviter de me prendre comme partenaire, reproche Evan qui commence à se demander si la perte de trois orteils – au moins ! – vaut un verre de Whisky.
Le froid est traître, et il ne peut ignorer ses doigts qui s’engourdissent, ses chaussures humides qu’il aurait dû réparer lorsqu’il y avait pensé, et les frissons qui remontent le long de son dos. La fatigue des derniers jours se libère le soir, là où ses sens doivent être à l’affût. De toute façon il est habitué, rien ne se passe au bon moment. Jamais. Pur hasard ou acharnement du destin ? Un cercle vicieux dans lequel il a mis un pied dès sa naissance, et dont il ne peut plus s’extraire aujourd’hui. Un cercle mortel. Il ne pense pas tous les jours ça, seulement ceux de pluie. Fréquents en Angleterre. Et puis, cette pensée évolue avec le temps, comme un poison qui se distillerait lentement dans son esprit. Après tout, qu’est-ce qui prouve que ce n’en est pas un, de poison ? Une bombe à retardement, une mort interminable qui l’éloigne peu à peu de toutes ses certitudes. Comment peut-il remettre en question cette mission alors qu’il était prêt, depuis trois ans maintenant, à servir sans condition le Maître ? Pourquoi était-ce maintenant, alors qu’il allait peut-être échapper aux missions réservées aux larbins, qu’il doutait ? Dans son esprit, la distinction entre Moldus et sorciers reste nette, mais son approbation quant aux méthodes utilisées s’amenuise de jour en jour. À moins que ce soit sa patience vis-à-vis des traitements infligés en cas de défaite, et de l’indifférence de la réussite. Il ne sait pas, ne cherche pas à comprendre, ni à creuser le trou de ses doutes. Le fossé. Le vide tentateur. L’inconnu de la rébellion.
Soudain, un craquement le tire des constats désagréables vers lesquels il se sent chavirer. Il remettra cette analyse de son but, de ses ambitions et de ses attentes déçues à plus tard. Le danger est proche et il lui faut se concentrer dessus. Se donner corps et âme…L’âme est déjà brisée et bien loin, à présent. Ne reste plus que le corps qui rechigne à continuer sur cette voie. Il demande à faire impasse, sollicite un repliement. Une réflexion qu’Evan rejette dans un coin de son esprit. Qu’il piétine, tente de détruire et qui, malgré tout, persiste.
– Transplanage ?
Rosier ne répond pas et s’avance, lentement, baguette en main et réflexes en alerte. L’heure n’est plus aux regimbements, conversations et autres contestations. Wilkes semble vouloir répéter sa question avant d’apercevoir la main de son camarade qui l’enjoint de se taire. Il s’exécute aussitôt et essaye d’écouter le moindre bruit, la moindre voix, qui pourrait leur indiquer ce qui se passe. Leurs souffles assourdissent leurs oreilles, ils ont l’impression d’être seuls. Mais Evan lance un regard à sa montre puis se redresse. Près à l’attaque.
Wilkes ne sait plus qui a lancé le premier sort, ni dans quelle direction. La bataille est à présent entamée et semble féroce de l’extérieure. Au cœur du combat, ce n’est qu’un jeu de dupes auquel se livrent les quatre combattants. Quatre parce que Maugrey Fol Œil est un lâche. Evan l’a toujours soupçonné, et il en a la preuve sous les yeux. Un si bon Auror ne pouvait décemment pas se permettre d’arrêter seuls deux Mangemorts, n’est-ce pas ? Trop de gloire pour un acte si simple. Cependant, Wilkes et Rosier sentent que la résistance de la jeune recrue s’amenuise. Que fait Maugrey ? Pourquoi ne donne-t-il pas la hargne de ses beaux discours dans ce combat ? Il ne comprend pas cette faiblesse qui palpite en cet homme marqué par ses victoires. Auraient-ils une chance de s’en sortir, ce soir ? Evan a déjà eu affaire à Fol Œil et n’a jamais encore ressenti cette ivresse de la victoire prochaine. Et cette force inopinée, puissante, entraînante, l’amène à éliminer d’office l’autre Auror. Ce qu’il veut, c’est Maugrey contre lui. Lui contre le seul homme qu’il craint parmi l’adversaire. Qu’il craignait.
– Lâchez vos baguettes.
L’ordre vient d’un troisième Auror qui, profitant de la confusion de la bataille, vient de transplaner. Y obéir serait une défaite trop simple. Que croient-ils ? Que Wilkes et Rosier vont baisser leur garde et se mettre à collaborer ? Ils sont tombés dans un piège, ils en sortiront vivants. Evan est reconnaissant à son camarade d’attaquer le premier le nouvel arrivant. Il ne sait pas encore qui il est, n’arrivant pas à le distinguer dans la pénombre. Les traits de lumières jaillissent, les cris reprennent, rebondissent dans le vide, s’échappent avec les vapeurs de la nuit. Et puis le silence. Le silence qu’Evan aurait aimé accueillir comme un ami, avec lequel il aurait aimé repartir, bras dessus, bras dessous, complices. Mais il est pesant, le silence. Il est lourd et il l’écrase, le broie. La culpabilité qu’il a jusque-là enfouie sous les idées noires du Maître surgit et jaillit en lui plus forte que jamais. Le silence devient alors sa prison, l’écho de sa haine et de sa colère. Sa cible n’est plus Maugrey mais lui-même. Il se retrouve seul contre trois, le rictus figé, mourant, horrible, de Wilkes en tête. Et le corps allongé qui semble l’observer. Il a l’impression que les yeux de son compagnon le suivent et l’accusent. Je suis mort, Evan, je suis mort.
Il est mort. Igor est pris. Le Maître arrêté et Bellatrix à Azkaban.
Le rêve de gloire qu’il s’est imaginé s’effrite et laisse place aux doutes qu’il a voulu oublier. Soudain, tandis qu’il esquive un autre sort mortel, il repense aux visages des enfants sans parents, aux parents sans enfants. Il revoit l’avidité de Greyback, la rage de Macnair, et la lucidité de Malefoy. Qu’est-il comparé à ces trois-là ? Un pauvre Mangemort resté au rang de sous-fifre. Un pauvre Mangemort aux mains tâchées de sang. Jusqu’ici, la brutalité a appartenu à son quotidien, à présent elle lui parait étrangère.
Peut-il abaisser sa baguette et se livrer aux Aurors ? Peut-il les convaincre de sa bonne foi ? Il a sa cible sous les yeux et se sent prêt à abandonner, n’est-ce pas l’attitude d’un lâche ? Tu n’en es pas capable, mon fils…
Cette voix, il l’a toujours entendue et redoutée. Les mots sont imprimés dans son esprit, qui se retrouve à vif. Le courage est sûrement le point sur lequel Evan est le plus sensible. Il ne croit pas qu’il faille être à Gryffondor pour être courageux, ni à Serpentard pour être lâche. À moins que de s’engager aux côtés de Celui-dont-on-ne-doit-pas-prononcer-le-nom pour montrer à son père que l’on a peur de rien, soit l’acte d’un peureux…
– Rosier, bats-toi au moins avec plus de vigueur ! crie Alastor Maugrey.
De la vigueur ? Evan a l’impression de ne plus en avoir. Il se sent lâche et traître en même temps. Ses… amis… connaissances… camarades plutôt, tombent un à un, et lui reste, seul, à les contempler. À quoi bon continuer à être poursuivi pour une cause qui s’éteint ? Pour un homme qui a disparu, tué par un bébé ? Il ne veut pas se retrouver à Azkaban, il ne veut pas entendre les voix refoulées qui menacent d’envahir son esprit.
Sous les yeux éberlués des trois Aurors, Evan baisse complètement sa garde. Il est nu et souhaite mourir.
– Acte d’un lâche. Comme ton père, persifle Maugrey.
Oubliant complètement la haine que son adversaire ressent envers les Rosier, oubliant le lieu, la situation, Evan redresse sa baguette et grimace de colère.
– JE NE SUIS PAS UN LÂCHE !
Ce sont les derniers mots qu’il prononce. Il ne se bat plus pour une cause et une idéologie, ni même par rancune envers ce traquenard. Encore moins pour Wilkes. Il se bat pour lui, pour son orgueil et son ego, ses fidèles compagnons. La perspective de la mort s’éloigne de lui, ne l’a même jamais effleuré. Il veut vivre, vivre pour se prouver à lui-même ce qu’il n’est pas. Ce qu’il est. Ce qu’il veut être.
Evan ne sait pas comment mais un des Aurors est parti. Peut-être chercher du renfort. Lui, il ne sait plus où donner de la tête. Tuer ce jeune homme affaibli ? Se concentrer sur Maugrey ? Tuer ? Blesser. À mort. La blessure qui vient de s’ouvrir sur la jambe de l’inconnu le met à terre, laissant les deux autres se battre.
Et, finalement, Evan ne veut plus cette colère qu’il ne contrôle pas, cette force qui l’incite à faire mal, à se délecter de la souffrance de l’autre. L’évidence le frappe, le lamine. Il l’accueille comme s’il l’avait toujours attendue et, tandis qu’elle lui murmure la suite à l’oreille, il acquiesce.
– Ma liberté contre ton nez, Maugrey !
Dernier cris, dernière parade, dernière attaque. Fol Œil lance son sort, dernier éclair vert. Nez abîmé. Corps abandonné.