Parce que Scabior, parce que Fenrir. Need I say more ?
L’histoire de leur rencontre, et de leurs déboires comme mercenaires (oui il y aura une suite, mais comme les chapitres seront tous des OS plus ou moins indépendants, je n’ai aucune idée de la longueur qu’elle fera). (Oui, le chapitre 13bis avance, aussi, mais il fallait que j’écrive ça pour me débloquer.) Bonne lecture !
Un observateur terre-à-terre eut sans doute songé qu'aucune chambre ne devenait aussi féminine par hasard. Le coffret caché sous le lit où les Gallions s'entassaient lui eut sans doute donné raison.
Sous les draps de satin, un homme grogna et se retourna.
-Debout, fainéant, fit une voix.
La lumière se déversa brusquement par la fenêtre tandis que le store s'enroulait d'un coup sec.
Un marmonnement incompréhensible provint du lit, où l'homme avait enfoui la tête sous l'oreiller. Ses longues mèches noires dépassaient de chaque côté, et ses bras étaient fermement agrippés à la taie blanche.
-Encore cinq minutes…
-Scabior, debout. Il est onze heures et demi, et contrairement à certains, je bosse cette après-midi.
Une main impitoyable ravit le drap qui recouvrait l'homme. Avec une agilité et une souplesse étonnantes, il entreprit d'essayer de se cacher tout entier sous l'oreiller. Lorsqu'il fut clair qu'il n'y parviendrait pas, il dégagea péniblement la tête des profondeurs du duvet et coula un long regard vers la femme qui s'affairait dans la chambre. Une lueur de regret passa dans ses yeux noirs lorsqu'elle revêtit une robe de chambre, et il lui décocha un sourire désarmant.
-Tu es belle, Rose.
-Il paraît, oui, répliqua distraitement la femme en sortant d'une commode une bouilloire cabossée. J'ai du café, des toasts, et les filles se font toujours des œufs dans la cuisine, si tu veux.
Scabior s'extirpa de la couche en marmonnant, saisit d'une main vague le premier vêtement qui lui tomba sous la main, et se dirigea vers la table gigogne où Rose disposait un petit-déjeuner simple mais copieux.
Elle retint un éclat de rire en observant le grand échalas enroulé dans son peignoir fuchsia, et secoua la tête en lui tendant une tasse.
Avec un soupir, l'homme laissa sa tête tomber sur le plateau de la table, les yeux plongés avec une gravité intense dans son café. Il le fixa un moment, puis l'avala à grands traits, et se renversa doucement en arrière.
-Je t'aime, fit-il dans un bâillement.
-Je suis la combientième de la semaine à qui tu dis ça ? le taquina la femme en examinant ses ongles avec un regard critique.
-On est quel jour, déjà ?
-On est mardi.
Scabior hésita un moment, puis il répondit avec une grimace incertaine :
-La première, je dirais.
-Loupé, mon chou. D'après ce que racontent les filles, je suis la quatrième, au dernier comptage. Et c'est seulement celles que je connais.
-C'est pas pour autant que je t'aime moins, rétorqua l'homme en tirant sur ses mèches pour tenter de les démêler.
Rose masqua un sourire. C'était vrai. Scabior avait le cœur large comme une ville bondée et tumultueuse, ou tout s'assimilait sans jamais se flétrir. Et la jeune femme se disait souvent que c'était cette façon d'aimer, dégagée et inconditionnelle, qui lui valait l'affection des filles de la Maison Rouge. Y compris, aussi improbable que cela ait pu paraître aux yeux de la jeune femme, celle de la cynique et désabusée Madame Joanne, la patronne de l'établissement.
Il y eut un silence, au cours duquel Rose observa l'homme à la dérobée. Il y avait quelque chose, songeait-elle, dans ses yeux. Dans ces grands yeux noirs, où l'on ne parvenait pas à distinguer la pupille de l'iris, et où la lumière se reflétait constamment en grandes taches brillantes. Il y avait une lueur de malice naturelle dans son regard, que sa bouche souriante ne faisait qu'intensifier.
-Qu'est-ce que tu fais cette après-midi, alors ? s'enquit Scabior en croisant le regard de la jeune femme.
-J'ai un gros client à quatorze heures, répondit Rose en considérant ses pieds. Et il va falloir que je me refasse les ongles…
-Je peux t'aider, si tu veux.
-Le jour où j'aurais envie de pieds psychédéliques façon pop-art, je te tiendrai au courant.
-Haha. Gros client, comme dans gras et pas beau ?
-Gros, comme plus rentable financièrement qu'un joli cœur qui rémunère les prostituées en chrysanthèmes.
-J'aime pas les roses, répliqua immédiatement Scabior. Les chrysanthèmes, c'est beaucoup plus joli, comme fleur. Je veux dire, je comprends que tu puisses vouloir ça sur ta tombe, parce que c'est coloré, c'est vivant, mais c'est stupide de les associer seulement aux enterrements, non ? Et puis question entretien et durée de vie, tu vois…
Rose écouta d'une oreille distraite l'analyse de botanique comparée qui s'ensuivit, laissant ses pensées vagabonder tandis qu'elle laissait ses yeux se perdre sur le corps de l'homme. Scabior était bâti sur le modèle allumette, avec une silhouette mince et nerveuse qui sans être famélique, ne présentait que peu de muscles. Rose n'était pas difficile en termes d'amants, professionnalisme oblige, mais elle sentait confusément que s'il ne s'était pas agi de lui en particulier, l'homme n'aurait pas été son genre.
Or Scabior était un excellent amant. Et cela n'avait pas à voir, songeait-elle, avec son éminent niveau de pratique – mais avec la lueur dans ses yeux, et avec, oui, les chrysanthèmes.
Elle ne savait pas exactement quand l'homme avait débarqué à la Maison pour la première fois. Les premiers souvenirs qu'elle gardait de lui dataient d'une poignée d'années auparavant ; une période où certaines des filles s'étaient retrouvées arborant une fleur au corsage, un ruban dans les cheveux, une perle au creux du cou. Elles avaient beaucoup parlé, durant quelques jours, de ce client qui restait après coup pour papoter et aider à refaire le lit. Rose se souvenait que les gloussements amusés de ses consœurs ne lui avaient guère inspiré que du scepticisme. Un client était un client. C'était l'avis de Rose, c'était l'avis de Madame Joanne, et c'était le mot d'ordre de la maison.
Mais l'homme était resté, plus ou moins régulièrement, passant parfois simplement durant la journée pour boire un verre avec les filles, ou offrir un cadeau à l'origine incertaine à l'une d'entre elle. Pour sa part, Rose n'avait commencé à le remarquer que lors d'une soirée organisée par la Maison.
Madame Joanne n'avait pas de grandes idées sur le monde qui l'entourait. Il y avait de la demande, et il y avait de l'offre ; elle ne cherchait pas à déterminer laquelle créait l'autre, simplement à leur arranger un espace de rencontre le plus satisfaisant possible. Un client venait, il obtenait une fille. Une fille venait, elle obtenait un emploi. Mais Madame Joanne était extrêmement avisée concernant ceux-ci, et elle n'exigeait rien de ses employées qui dépassait les limites qu'elles-mêmes fixaient. Aussi de jeunes demoiselles se retrouvaient-elles régulièrement embauchées pour servir les verres dans la partie publique de la Maison, sans jamais s'approcher des chambres de l'étage. Les filles le comprenaient ; les clients, pas toujours.
Il y avait eu, ce soir-là, une serveuse un peu trop jolie à la table d'un homme un peu trop orgueilleux ; il l'avait saisie par le bras, et Rose se souvenait que les efforts de la jeune fille pour se dégager avec chaleur et courtoisie commerciale n'avaient mené qu'à un geste brutal du client. Elle avait vu l'homme s'humecter les lèvres avec convoitise, elle avait vu les yeux de la jeune serveuse s'embuer de peur et de honte, et elle avait vu Madame Joanne s'approcher de la table, avec la main sur la baguette et l'expression doucereuse qui disait qu'elle allait régler ça à sa manière – discrètement, mais définitivement.
Seulement, un homme s'était levé, s'était tranquillement dirigé vers l'importun avec une bouteille vide à la main, et d'un geste posé, l'avait fracassée sur sa nuque.
Et dans le silence qui avait suivi, il avait demandé à la serveuse avec une déférence gênée : « Je pourrais ravoir la même chose, s'il vous plaît ? »
C'était du ton dont Rose se souvenait le plus.
Et du moment où pour la première fois, sous la lumière diffuse des lustres, elle l'avait vraiment observé. Sa dégaine de voleur drogué à l'opium, ses airs de fille avec sa longue chevelure noire et ses traits fins presque androgynes –qui lui valaient régulièrement des ricanements et des gestes explicites de la part des autres clients de la maisonnée. Il n'y prêtait guère attention, semblait-il – si peu qu'en réalité, on eut pu le croire totalement indifférent à ce qui l'entourait.
Il était le type d'homme, avait-elle songé, que les hommes méprisent et que les femmes adorent.
Scabior. Elle ne savait pas plus que les autres si c'était son nom, son prénom ou un diminutif. C'était sans importance. L'homme qui descendait les verres avec une maestria telle que son foie devait s'être fossilisé des années auparavant, l'homme qui disait bonjour et merci aux serveuses et à la patronne, et qui pouvait être amoureux de douze filles à la fois. Scabior, le chevalier aux putains.
-… et de toute façon ça se conserve très bien en pot, conclut l'homme en penchant la tête. Elles vous plaisent, non ?
-Madame Joanne les arrose tous les jours, répondit Rose d'un ton amusé.
Un large sourire illumina le visage de l'homme. La prostituée le lui rendit, puis s'étira lestement et se dirigea vers la coiffeuse. Elle s'examina dans le miroir encadré de dorures tandis que ses mains répétaient mécaniquement les gestes quotidiens. D'abord la lotion, sur le visage et le cou, puis ôter les cheveux de sa brosse le temps que sa peau s'imprègne, et démêler sa longue chevelure blonde…
Elle était belle, songea-t-elle en observant le reflet comme une inconnue. Pas d'une beauté de putain, de cette beauté vulgaire qui excite les hommes sans vraiment leur plaire. Pas de cette beauté qui se fane autour de la trentaine, quand les pommettes charnues s'affaissent et que les rides commencent à encercler les lèvres voluptueuses. Elle n'avait pas, se disait-elle, la beauté qu'avait eu Madame Joanne une dizaine d'années auparavant, et qui s'était évaporée avec le temps pour révéler la mâchoire crochue et les traits affadis.
Du moins, elle l'espérait de tout son cœur.
D'une main lente, elle passa sur ses lèvres le bâton gras du rouge à lèvres. « Prune érotique », indiquait l'étiquette. Rose s'était toujours demandé qui diable pouvait bien donner de pareils noms aux nuances de maquillage, mais elle aimait bien cette couleur. Violet, c'était à la fois osé et élégant sur sa peau pâle. Violet, c'était remarquable mais distingué. Et surtout, violet, ce n'était pas le rouge des putes.
Une main douce se glissa dans ses cheveux dorés, et elle sourit à Scabior dans le miroir. L'air pensif, l'homme s'empara d'une mèche, d'une autre, et entreprit de les tresser. Rose le laissa faire, dans l'expectative, les mains posées sur le bois de la coiffeuse. Les doigts de l'homme allaient et venaient, comme mus par une volonté propre ; il improvisait au fur et à mesure, sans la maîtrise que pouvaient avoir les filles, mais le résultat ne manquait pas de charme. Deux tresses à quatre brins faisaient comme une couronne autour de la tête de la jeune femme, retenant le reste de sa chevelure avec une légèreté qui la magnifiait.
Scbaior glissa ses mains sur les hanches de la femme et l'embrassa dans le cou, observant leurs reflets d'un air songeur.
-Tu es jolie, fit-il. Tu ressembles à une princesse viking. Sauf qu'une princesse viking qui se baladerait aussi dépoitraillée choperait sûrement une angine carabinée, mais ça c'est un autre problème.
Rose éclata d'un rire étouffé, et serra brièvement le bras de l'homme. Elle ravala la boule d'émotion qui se formait dans sa gorge, et ferma les yeux.
C'était pour cela que Scabior était chez lui dans la maison de passes. Pour cela aussi que son ardoise avec les filles n'était qu'une menace fictive utilisée par Madame Joanne pour l'asticoter, et pour cela qu'il était la seule exception dans la gestion de fer de la maquerelle.
Elle avait besoin de ces yeux brillants posés sur elle avec une admiration non feinte. Elle avait besoin de ne se sentir ni sensuelle, ni sexy, ni excitante. Simplement… jolie.
Rose toussa pour se donner une contenance.
-Qu'est-ce que tu fais, toi, cette après-midi ? interrogea-t-elle.
Scabior haussa les épaules.
-Comme d'habitude, je suppose…
-Tant que ça ? ironisa la prostituée. Plus sérieusement, tu as pensé à te trouver un travail ?
-Ouais, fit sincèrement l'homme. J'y pense, et je vais m'y mettre sans faute.
C'était faux, songea Rose, mais il y croyait pour l'instant, avec toute la bonne foi dont il pouvait faire preuve. En réalité, elle-même peinait à concevoir un emploi qui eut pu convenir à Scabior - bagarreur professionnel de bar ou testeur de Whisky Pur Feu n'étant pas des métiers très développés. Il avait eu, se disait-elle parfois, un parcours semblable au sien : le cocon de Poudlard, les Aspics, et une fois lâchés dans le monde adulte, le manque de motivation, de qualifications, de relations.
Besoin d'argent, envie de vivre, mais un avantage à la marque dans le cas de Rose pour qui les carrières faciles manquaient moins que pour un jeune homme.
-Tu pourrais pas me dépanner de deux ou trois Gallions, d'ailleurs ? lui demanda Scabior. Je suis un peu sur la paille en ce moment.
-T'es toujours sur la paille, fit Rose à mi-voix. Sers toi, tu sais où est le coffre.
-Super. D'ailleurs, je me demandais… Vu que ton client il n'arrive qu'à deux heures, tu me laisserais pas me recoucher, un peu ?
-Non.
-Mais, mais j'ai super mal aux cuisses. Et aux reins, ajouta-t-il avec une grimace explicite en se jetant sur le matelas. Je crois que je ferais mieux de rester couché, c'est plus raisonnable.
-Menteur, va.
Les épaules de l'homme s'affaissèrent, et il fit la moue.
-D'accord, peut-être que j'ai juste envie de lambiner au pieu un moment. S'il te plaît ?
Rose se mordit l'intérieur des joues pour ne pas sourire. Il avait beau être un sorcier, Scabior donnait l'impression qu'au fond, il n'y avait qu'un seul mot magique et qu'il ouvrait toutes les portes du monde si on le prononçait avec un regard suppliant.
-J'aurai débarrassé le plancher quand tu reviendras, ajouta-t-il très vite. Ta chambre sera rangée, les draps changés, rien qui traîne nulle part, impeccable. Promis.
-D'accord, céda la femme. Mais ne t'avise de refaire pas la déco, s'il te plaît.
L'instruction n'était pas superflue. Dans son enthousiasme et sa volonté de faire plaisir, l'homme ne se fixait guère de limites ; la première à se heurter aux monuments de bonne volonté qu'il déployait avait été Ama, la sublime dominicaine aux seins massifs et au sourire éclatant sur son visage brun. Avec la facilité désarmante que créaient les grands yeux noirs, elle s'était un jour confiée à l'homme sur le mal du pays qui la rongeait, et la tristesse prégnante que lui causait l'impossibilité de retourner vers les lieux de son enfance, en raison de la lutte de factions sorcières qui déchirait son pays. Lorsqu'elle était revenue à sa chambre, le soir, ç'avait été pour y découvrir une case créole dotée d'un arrangement hétéroclite de tissus colorés, de fruits, d'une natte sur le sol, et d'une fenêtre qui donnait sur le port de Saint-Domingue, laissant entrer les odeurs du marché et la chaleur du soleil lorsqu'on l'ouvrait. Après Ama, cela avait été l'insomniaque Melody, qui avait hérité d'un plafond ensorcelé imitant un firmament constellé d'étoiles, où se détachaient parfois la rondeur d'une lune de soir d'été ou les rubans d'une aurore boréale ; puis Cam, la Vietnamienne dont la chambre s'était transformée en simili-palais de la Chine impériale parce que Scabior voulait qu'elle se sente chez elle.
Elles s'étaient plaintes, un peu, pour le principe – pas trop longtemps, pas trop fort parce que même si elles étaient parfois maladroites, les attentions de Scabior faisaient partie des rares qu'elles recevaient dans un monde où l'on ne payait pas plus que ce que l'on achetait.
Mais bien qu'une chambre métamorphosée en drakkar viking lui eut sans doute plu, Rose savait que ses clients n'étaient pas du genre expérimental. Ils voulaient le plaisir et la beauté, et la satisfaction de posséder quelques instants une femme splendide. Rien de moins. Rien de plus.
En partant, ce fut d'un geste très doux qu'elle referma la porte.
IIII
Scabior ouvrit les yeux.
Ses yeux mirent quelques secondes à faire le point sur ce qui l'entourait. Il avait la tête posée sur une table en mastic incrustée de cendres de cigarettes et de motifs creusés par les culs de bouteilles – motifs qui devaient s'être incrustés au passage sur sa joue, songea-t-il en portant la main à sa pommette gourde.
Une pointe d'inquiétude lui serra l'estomac tandis qu'il se redressait d'un air qu'il espérait naturel, examinant le bistrot où il avait atterri. Il ne reconnaissait pas les lieux, mais les autres clients ne semblaient heureusement guère lui accorder d'attention. L'homme se mordit la lèvre. Les trous de mémoire revenaient un peu trop souvent à son goût, ces derniers temps. Il avait conscience de ne pas vraiment être un modèle de santé et d'hygiène de vie, mais jusqu'alors, lorsque des pans entiers de ses nuits échappaient à sa mémoire, il savait que c'était pour une bonne raison – dont il avait encore les remugles au creux de l'estomac et les vapeurs dans l'haleine. Il glissa sa langue dans l'interstice entre ses gencives, pour voir. Il n'y sentit pas le goût de l'alcool, ce qui ne fit qu'accroître sa certitude qu'il n'était définitivement pas dans son état normal.
Peut-être, avait-il supposé la première fois que cela lui était arrivé, qu'il avait aussi oublié qu'il avait bu, à force de boire. Mais dans tous les cas, ce n'était pas normal. Une cuite qui savait se tenir se contentait d'effacer « l'après ». Pas l'avant.
Un malaise grandissant imprégnait son ventre, et Scabior déglutit avec un frisson d'inconfort. Il voulait rentrer chez lui. Il voulait un chez-lui où rentrer. Il songea à Melody, à Rose et au confort de la Maison Rouge. Il allait rentrer, et demander à Madame Joanne un endroit où dormir – non, il allait trouver de lui-même un coin où se poser, peut-être contre le fauteuil de la maquerelle dans la cuisine, devant la cheminée. Il s'était déjà endormi là, il s'en souvenait (« Comme un chien », avait dit une des filles amusées ; « un chien de garde », avait corrigé Madame Joanne). Il voulait avoir la paix. Il voulait se sentir bien. Il voulait de la chaleur, un peu de confort, et une bonne nuit de sommeil sans ennuis.
Il porta machinalement la main à son cou pour rajuster son écharpe avant de se lever, et eut un coup au cœur en sentant sa peau nue. Il tâtonna un moment ses épaules et sa nuque, déconcerté, et une boule de contrariété émotive se forma dans sa gorge. Une part de lui trouvait surtout extrêmement inquiétante cette façon récurrente de subir des ascenseurs émotionnels sans raison, mais elle fut rapidement étouffée par la pensée aveuglante et stupide. Il voulait son écharpe. C'était peut-être idiot, mais c'était son écharpe. La sienne, à lui – selon la contestable définition qu'il donnait au concept de propriété.
« Qu'est-ce qui m'arrive ? » songea-t-il très brièvement en passant une main dans ses cheveux collants de sueur. Il ne remarqua pas la façon compulsive et spasmodique dont ses doigts tremblaient, pris de nouveau par l'obsession. Non loin de lui, il y avait une patère où des vêtements étaient suspendus. Scabior fit glisser sa chaise vers le portemanteau, et entreprit de fouiller parmi les habits. Il glapit de bonheur en y découvrant une écharpe. Elle n'était pas de la bonne couleur, n'avait ni la texture ni l'odeur de celle qu'il portait d'habitude, mais il décida que c'était la sienne. Eperdu de bonheur malgré la pointe d'acidité qui continuait étrangement à lui déchirer le ventre, il se l'enroula autour du visage et retourna s'affaler sur sa table, essayant de mettre de l'ordre dans ses pensées brouillées.
Il voulait…
Il voulait quoi, déjà ?
Ah, oui.
Il voulait un verre.
D'une démarche vacillante et la main inconsciemment crispée sur son flanc, Scabior se dirigea vers le comptoir.
IIII
La bile avait un goût âcre et infâme dans sa gorge. Avec la sensation qu'une lame de couteau se plantait dans son ventre, l'homme fut pris d'un nouveau haut le cœur et manqua se cogner la tête contre la cuvette d'un blanc sale.
Scabior inspira par à-coups, les mains crispées sur son flanc.
Il se sentait mieux.
Pour être honnête, une migraine déchirante lui cisaillait les tempes, sa vision était trouble, son corps perclus de douleur, et il avait l'impression qu'une flaque d'acide le rongeait de l'intérieur.
Mais au moins, la situation n'était pas nouvelle. Il était dans son élément - pour commencer, il puait l'alcool à plein nez.
L'homme ramena péniblement ses genoux contre sa poitrine pour empêcher son ventre d'imploser, et il tenta de faire le point en fouillant ses poches.
Il avait sa baguette – bon point, ça.
Il avait… il avait une énorme bosse sur l'œil, un genre d'hématome de la taille d'un œuf de caille qui l'empêchait d'ouvrir la paupière. Il profita de son moment de conscience pour marmonner un sortilège en direction de son visage, et la vue revint. Il souffrait toujours et toute une zone de son visage était engourdie, mais au moins, il y voyait presque clair. Assez pour remarquer, d'ailleurs, la manche inhabituelle qui couvrait son bras.
Il avait un manteau, long, en cuir noir d'excellente qualité – assez fin pour ne pas engoncer les membres, mais imperméable et chaudement doublé. Il sourit largement, avant de le regretter lorsqu'une douleur crue lui déchira la pommette et qu'une question lancinante lui vint à l'esprit.
« A qui il est ? »
« A moi », affirmèrent les neurones en majorité.
Avec une réticence inhabituelle à se plier à leur décision, Scabior fit glisser le manteau de ses épaules pour l'examiner. Pas d'étiquette, pas de nom, ni de carte de visite dans les poches –rien que quatre Gallions et trois Noises.
« A moi, alors. »
Et il avait… (il recompta lentement les pièces une à une) quatre Gallions et trois Noises.
Une baguette, un manteau, ses habits et… (il recompta) quatre Gallions et trois Noises.
Le bilan était maigre.
Il se leva, se rejeta en avant lorsque la lame d'acide plantée dans son ventre le renvoya vomir dans la cuvette, puis s'essuya la bouche d'un revers de manche avant de sortir des toilettes.
Quelques minutes plus tard, assis en boule sur une chaise, il refaisait ses comptes.
Il avait une baguette, un manteau, trois Gallions et deux Mornilles, et une bouteille de Whisky Pur Feu.
Le bilan était nettement meilleur.
Les silhouettes qui tournaient autour de Scabior étaient floues, les bruits assourdis par le coton qui lui emplissait la tête, mais quelques éléments parvenaient à se détacher à l'occasion, lorsque la douleur qui lui vrillait le flanc montait d'un coup en flèche.
L'homme gémit, essayant de comprimer la souffrance en se pressant le ventre.
-Vous comprenez ce que je veux dire ? demanda quelqu'un du siège en face du sien.
Scabior laissa échapper un grognement qui pouvait signifier n'importe quoi –y compris, il l'espérait, la réponse qu'attendait le type.
-On ne s'en prend pas comme ça à ces gens-là. Il y a deux choses qui leur tiennent à cœur, l'argent et la famille. Les blesser sur un point, c'est faire un pied-de-nez au diable, mais sur les deux, ça revient carrément à se jeter dans sa gueule. Vous saisissez, je pense.
Scabior acquiesça doucement, puis laissa sa tête tomber sur la table dans un bruit sourd tandis que le sataniste illuminé poursuivait son monologue sur les tourments encourus par la cible de la colère infernale.
Quelqu'un allait avoir des problèmes, interpréta vaguement la minuscule part de lui qui prêtait encore attention à son environnement.
Bah, pour une fois que ce n'était pas lui.
Une bousculade. Un type à l'air furieux allongé sur sa table, et qui avait manqué renverser sa bouteille – le malappris. Quelques cris, des rires, beaucoup de bruit, trop de bruit – et la douleur qui faisait siffler ses oreilles comme un gramophone déréglé.
Le monde était vraiment flou, cette fois. Et vaguement blanc, de ce qu'il distinguait sous la lumière faible et changeante.
Scabior ouvrit la bouche pour inspirer, et de l'eau entra dans sa gorge.
Un flux de sensations se déversa brutalement dans son cerveau étouffé par l'alcool. Le froid, partout, les frissons qui parcouraient sa peau nue. Et la main aux doigts d'acier qui lui maintenait la tête sous l'eau.
Se cambrant brusquement, Scabior agrippa le bras, et émergea en toussant et crachant.
Il était dans une baignoire remplie d'eau froide, en caleçon. La main le tenait toujours par les cheveux, les ongles éraflant son cuir chevelu. Tournant la tête en tous sens avec une panique croissante, Scabior distingua deux silhouettes à hauteur de ses yeux. Ou du moins, deux paires de jambes – il se fit la réflexion que ce pouvait bien être une demi-araignée ou quatre unijambistes.
La lumière crue lui faisait mal aux yeux, et il les ferma avec force en essayant de contenir la nausée qu'il sentait monter.
- … un bon bagarreur, fit une voix au-dessus de lui. De ce que j'ai vu, du genre à se faire une arme de tout ce qui lui tombe sous la main, même avec une baguette dans la poche.
Une seconde voix vint infirmer la théorie de la demi-araignée. C'était une voix rauque et profonde, qui donnait l'impression de passer directement dans la colonne vertébrale sans passer par les oreilles.
-C'est un poivrot. Une loque humaine sans la moindre maîtrise de soi. Qu'est-ce que tu veux que je fiche de ça ?
-C'est toi qui vois, fit la première voix d'un ton détaché. Sinon, le vieux lion m'en filera un très bon prix. Ils n'ont pas trop l'habitude de planter la tête des mauvais payeurs sur une pique, vu que les morts rapportent peu, mais je pense que là, ils veulent faire un exemple.
Scabior frissonna, de froid et d'épuisement. Heureusement, se dit une part de lui, on ne va pas me jeter aux lions, moi ; il était bien, en fait, à barboter tranquillement dans son bain.
La conversation se poursuivait au-dessus de lui (« T'es vraiment qu'un foutu chacal. » « Un homme d'affaires, mon vieux. Un homme d'affaires… »), mais Scabior s'en désintéressa brusquement, les yeux hallucinés, lorsqu'une longue patte velue s'extirpa du robinet.
Une araignée filiforme aux yeux luisants se posa délicatement sur le rebord de la baignoire, bientôt suivie, par deux, puis trois autres.
Avec un glapissement étouffé, Scabior attrapa dans un geste de panique l'avant-bras qui lui maintenait la tête. Il heurta le fond de la baignoire lorsque la main le replongea sans ménagement dans l'eau glacée. Battant des bras et des pieds, il éclaboussa les silhouettes lorsqu'il parvint à regagner la surface, mais elles s'étaient comme translatées en arrière-plan. Dix, vingt araignées se faufilaient de biais sur le rebord de la baignoire – quelques-unes glissèrent dans l'eau et se débattirent furieusement pour nager dans sa direction, les autres s'approchaient plus près, toujours plus près. L'homme voulut saisir la main qui le retenait, mais lorsqu'il tourna la tête, ce fut pour découvrir que c'était l'une d'entre elles, noire et hideuse avec son abdomen gonflé et ses pattes trop maigres glissées entre ses cheveux. Les yeux noirs, aux pupilles dilatées par la peur, croisèrent les huit yeux jaunes. Et la créature lui sauta au visage.
Scabior hurla.
IIII
Ce fut la douleur qui le réveilla.
Une faible lumière entrait par la fenêtre sale, éclairant le sol en un rectangle déformé.
Scabior resta un moment immobile, les yeux fixés sur le plafond de plâtre qui s'affaissait et les mains serrées sur le drap mince et rêche. Une étrange démangeaison lui parcourait le ventre, comme de minuscules aiguilles tièdes plantées dans son flanc. Il essaya de se redresser, et les aiguilles explosèrent de nouveau. Un gémissement mourut dans sa gorge tandis qu'il se courbait violemment, le souffle coupé par les vagues de douleur qui déchiraient son corps. Il roula sur le côté, et vomit hors du lit. Il garda les yeux fixés sur la flaque de bile et de sang caillé un moment, comme abruti, tandis que les spasmes le secouaient.
Lorsque la crise passa, il ferma les yeux, tremblant et pantelant, gisant sur la couche comme une poupée brisée. Sa main se pressa à l'aveuglette sur son flanc meurtri, et une horrible réalisation se dressa dans son esprit. C'est le foie, songea-t-il avec un détachement horrible, comme si son corps venait de livrer un bulletin d'informations et qu'il ne faisait que le lire. L'indifférence ne dura qu'un quart de seconde avant qu'une boule de panique se forme dans sa gorge, et son cœur sembla manquer un battement.
Pas ça. Pas maintenant. Merde, pas ça.
Les cas de cirrhose étaient rares chez les sorciers, dont l'organisme éliminait plus aisément les traces d'alcool que chez les Moldus, et dont les mœurs n'encourageaient guère aux beuveries régulières. Mais Scabior se souvenait d'un homme qu'il avait vu descendre en enfer, jour après jour, en dépit de sa constitution de fer et de l'aura d'invincibilité qu'il lui avait toujours prêtée. Il se souvenait du ventre gonflé de liquide, des membres enflés et couverts de varices qui semblaient prêtes à éclater sous la pression, des yeux injectés de sang. Et des crises.
Scabior regarda son corps, et ce fut comme s'il y voyait l'autre en transparence.
Pas ça.
Il porta une main tremblante à son visage, toujours replié sous les draps. Il allait se prendre en main. Il n'était pas trop tard. Il allait commencer par sortir d'ici, où qu'il fût, et il allait réfléchir à la situation. Il allait boire quelques verres, le monde paraîtrait plus net, et il saurait alors quoi faire.
Il se mordit violemment la langue en réalisant ce qu'il venait de penser.
C'était comme ça que cela marchait. Sobre, il devait penser par lui-même, agir par lui-même, et trouver seul les solutions qui paraissaient si évidentes lorsque l'alcool les lui soufflait.
C'était comme ça que le piège se refermait.
Hagard, Scabior jeta les jambes hors du lit et se força à se concentrer. Il avait d'autres problèmes pour l'instant. Il examina rapidement la chambre où il se trouvait, et expira de soulagement en distinguant ses vêtements sur une chaise posée dans un coin. Il se dirigea vers elle à pas douloureux, et s'habilla rapidement. C'était toujours le premier problème à régler lorsqu'on se retrouvait au matin dans un lieu inconnu – s'enfuir en sous-vêtements par la fenêtre attirait un peu trop l'attention. Juste après dans le protocole de fuite venait la gestion épineuse de l'époux ou du père de famille qui risquait de faire irruption ; Scabior se sentit rassuré lorsque ses doigts se refermèrent sur sa baguette. Il pourrait toujours transplaner en vitesse si les choses se corsaient.
D'un sort machinal, il nettoya la flaque de bile et refit soigneusement le lit. Il n'avait pas beaucoup de manières, mais il ne se débarrassait pas ainsi des rares qu'on avait réussi à lui inculquer.
La curiosité avait pris le pas sur la panique, à présent que sa situation s'était améliorée, et il jeta un regard circonspect à la porte de sa chambre. Un coup d'œil alentour ne pourrait guère lui faire de mal, songea-t-il. Peut-être qu'il trouverait même de quoi manger, ou un cadeau à ramener à Madame Joanne.
La porte donnait sur un escalier en bois grinçant, qu'il descendit avec le silence et la maîtrise d'un adolescent rentrant de soirée après le couvre-feu.
Un couloir se détachait des deux côtés, et une porte ouverte semblait, à l'odeur, donner sur une cuisine. Scabior fit soigneusement un pas en direction de la pièce, et s'immobilisa net. Un homme était assis, le dos tourné, sur une chaise bancale. Il avait les pieds sur la table et une tasse à la main, et Scabior sentit son cœur manquer un battement lorsqu'il se retourna à demi.
-Salut, fit-il d'un ton neutre en l'invitant d'un geste à s'asseoir sur la chaise en face.
Scabior obéit mécaniquement ; quelque chose dans la voix grave disait que c'était plus un ordre qu'une invitation, mais que l'homme avait décidé d'être poli pour l'instant.
Son cerveau tournait à plein régime tandis qu'il contournait la table à pas lents et précautionneux, examinant son interlocuteur. Scabior savait ce qu'impliquait généralement un réveil dans une chambre inconnue, et la pensée le mettait mal à l'aise. Il avait l'esprit extrêmement ouvert sur certaines choses – et il était déjà arrivé quelques fois qu'au matin, des indices lui suggèrent qu'au cours de la nuit, il était allé voir à quoi ressemblait le monde sur l'autre rive.
Mais il y avait quelque chose de terrifiant à imaginer avoir passé la nuit avec cet homme-là. Il ne manquait certes pas, se dit-il, d'un certain charme ; s'il n'était pas d'une beauté commune, sa carrure imposante, ses traits droits et sa mâchoire carrée dégageaient une aura de force nonchalante mais irrésistible. Quant à ses yeux…
Scabior avait entendu dire qu'il existait de par le monde des gens avec les yeux gris. Pour lui, cela avait toujours été un mythe de roman. Mais les yeux de cet homme-là étaient du gris clair des nuages avant la pluie, et ils semblaient sonder le fond de son âme avec une aisance déconcertante.
C'étaient les yeux qui lui posaient problème. Ça, et la vague impression que l'homme pouvait décider de lui briser la nuque sans même qu'il ait le temps de s'en rendre compte.
-Il y a du café, si tu veux, fit l'homme d'un ton toujours aussi égal.
C'était un constat, pensa Scabior. Rien à voir avec les roucoulades et les attentions domestiques qu'il avait pu recevoir de certaines amantes d'un soir avides de le retenir. Ce n'était pas un « tu veux que je te sorte une tasse, mon poussin ? ».
(D'un autre côté, il avait du mal à imaginer l'homme qui lui faisait face dire « mon poussin ». La pensée était même franchement effrayante.)
D'un geste circonspect, Scabior se servit, et se dit soudain que l'homme attendait peut-être qu'il parle. Il réfléchit à toute allure, cherchant quelque chose à dire.
-Euh… bonjour.
Les bonnes manières, toujours. Et leur fâcheuse tendance à prendre le contrôle lorsque le reste se prenait les pieds dans le tapis. Au moins ne serait-il pas puni de dessert, mais il n'était guère avancé.
-Qu'est-ce que je fiche ici, en fait ? s'enquit-il soudainement.
La formulation n'était ni élégante, ni subtilement évocatrice d'un potentiel oubli partiel d'une nuit inoubliable avec quelqu'un d'inoubliable, mais au moins serait-il fixé.
-De quoi tu te souviens ? interrogea posément l'homme en reposant sa tasse vide.
Pareil, songea Scabior. Ce n'était pas le « Tu ne te souviens pas ? » scandalisé ou les œillades déçues de l'amant confronté à la triste réalité – celle où avec l'alcool se dissipent les émois nocturnes.
C'était la question d'un homme à la patience limitée qui n'avait pas l'intention de perdre son temps.
Intérieurement, une partie de lui se demanda si c'était vraiment ce qu'il analysait ou s'il cherchait à s'en convaincre.
Et une autre partie demanda laquelle des deux thèses était préférable, en fin de compte.
Scabior se passa la langue sur les lèvres en réfléchissant, draguant le fond d'une mémoire embrouillée.
-J'ai bu, commença-t-il lentement. Je crois que je me suis battu, aussi – enfin, j'avais un beau gnon à un moment, il me semble. Et j'ai gagné un manteau dans l'intervalle.
Il jaugea rapidement l'homme, se demandant si le manteau pouvait être le sien. Sûrement pas, conclut-il en mesurant en pensée la largeur des épaules de son vis-à-vis. L'habit était un peu large pour lui, mais pas assez, et de loin, pour son interlocuteur.
Les yeux gris étaient toujours fixés sur lui, vides d'expression. L'homme attendait la suite.
Scabior se dit qu'il avait intérêt à trouver une suite.
Plusieurs scènes lui revinrent subitement, et il poursuivit d'une voix hésitante.
-Un type est venu me parler du diable, je crois. Et à un moment, j'étais dans une baignoire avec plein d'araignées. Euh… c'est tout.
L'homme haussa un sourcil, sans cesser de le fixer. Il y eut un silence lourd, puis il renifla et croisa les bras.
-Tu collectionnes les ennuis, toi, non ?
-Je fais pas exprès, se défendit Scabior. La plupart du temps.
Puis, parce que quelque chose lui soufflait d'être d'une honnêteté scrupuleuse avec ce type et parce qu'il sentait au fond de lui qu'il pouvait avoir tendance à provoquer les gens juste pour s'occuper lorsqu'il était ivre, il corrigea :
-Enfin, je crois.
-Tu crois, répéta l'homme en penchant la tête sur le côté sans cesser de le considérer. Bien. De ce qu'on m'a raconté, tu as quelques dettes auprès des McLeor.
Scabior éclata d'un rire sans joie.
-Ah, ça, non. Je suis peut-être un peu con, parfois, mais ça c'est la pègre, et il faudrait être dingue pour…
Sa voix mourut en même temps que son sourire lorsqu'il remarqua l'expression dans les yeux gris. Il sentit le sang se retirer de son visage. Bien sûr, il se souvenait qu'il taxait occasionnellement des inconnus, le soir, lorsqu'il était à court d'argent et qu'il voulait un dernier verre ; il savait aussi qu'il était d'une nature joueuse, encline à accepter les paris ou les jeux d'argent. Et sans doute à les perdre, car il s'était retrouvé quelques fois avec des brûlures de Bataille Explosive sur les doigts, mais jamais les poches bourrées de Gallions.
Il resta coi un moment tandis que les conséquences de la révélation se faisaient jour dans son esprit. Les McLeor étaient une des plus grandes familles de la pègre sorcière, qui s'était immensément enrichie grâce à la pratique intensive des « affaires », impliquant généralement des marchés juteux quoique peu reconnus par le fisc, et des gens assez désespérés pour recourir à des prêts à 300% d'intérêts. Ils se disaient honnêtes citoyens, braves et solidaires vis-à-vis de leur prochain. Gryffondor de père en fils depuis Taras McLeor – le vieux lion, comme on l'appelait dans le milieu. Noble et conquérant comme le roi des animaux. Et doté de la même propension à arracher la tête des proies qui le provoquaient.
-Combien ? demanda Scabior d'une toute petite voix.
-Environ huit cent Gallions.
Scabior resta muet un moment, accusant le coup. C'était plus que ce qu'il ne pourrait jamais réunir, même en suppliant Melody et Madame Joanne, même en faisant la plonge pour elle durant plusieurs mois. Et la famille du lion n'était pas connue pour sa patience.
-Apparemment, continua l'homme, un des fils McLeor est venu récupérer son dû hier soir – la façon habituelle, donc avec quelques dents et doigts en acompte si la somme n'y est pas. Seulement, tu lui as fichu une raclée, et tu en as profité pour lui prendre une partie de ses fringues, pour des raisons que je ne tiens absolument pas à connaître. Et ce qui reste le comble du comble de ta soirée, tu as trouvé le moyen d'attirer l'attention d'Aegipe Matthew.
-C'est qui ? s'enquit Scabior avec l'impression de sombrer un peu plus dans les ténèbres à chaque mot de l'homme.
-Un… homme d'affaires, cracha ce dernier. Un pourvoyeur de deuxième chance, comme il dit. Son truc, c'est de racheter les dettes des gens comme toi, les types avec du… potentiel, qui sont dans la panade et qui auraient besoin de quelques temps de sursis. Ils travaillent pour lui le temps de rembourser leurs dettes… et les intérêts que veut Matthew, tu t'en doutes.
Un soulagement infini prit Scabior durant l'explication. Il n'aurait pas de problème avec les McLeor. Il ne devrait pas fuir en essayant d'amasser un pécule suffisant pour assurer sa survie le jour où ils le retrouveraient. Et il pourrait garder ses doigts et ses oreilles. Un détail le fit toutefois revenir sur ses gardes.
-Attends. Travailler pour lui, ça veut dire… ?
-Si t'étais une fille, fit l'homme d'une voix placide, ce serait vite vu. En l'occurrence, c'est un peu plus compliqué de trouver un boulot qui paye bien à la portée d'un gars dans ton genre, j'imagine. Seulement il savait que j'étais en ville – me demande pas comment, ce salopard sait toujours tout – et il savait que j'ai besoin d'un type. Donc il t'a ramassé dans ton bistrot et il t'a amené ici.
-Et toi, tu fais quoi ? demanda Scabior, méfiant.
-Je suis mercenaire.
Il y eut un silence, au cours duquel Scabior eut l'impression qu'une myriade de portes venaient de s'ouvrir devant lui – et sans qu'il ait eu à les forcer. Mercenaire. Voilà qui expliquait les bottes boueuses, la carrure de tueur et l'éclat prédateur des yeux gris. Il hocha lentement la tête, remarquant au passage que se main gauche tremblait compulsivement sur sa cuisse.
-Et concrètement… ? s'enquit-il en refermant ses doigts sur l'accoudoir de la chaise pour les immobiliser.
-Concrètement, développa l'homme, on est contactés par des gens qui, pour une raison ou pour une autre, ont besoin de bras en plus pour faire des choses qu'ils préfèrent ne pas confier au service public. Ça peut être retrouver une personne disparue, ou enlever quelqu'un, voler un truc, ou simplement garder un endroit ou surveiller une personne…
-Et tuer des gens ?
Scabior n'était pas un enfant de chœur, mais il n'avait pas une âme de meurtrier. Les sales boulots payaient, c'était une constante du monde qu'il reconnaissait amplement, mais quelque chose en lui se révulsait à l'idée de tuer quelqu'un qui ne lui avait rien fait pour une poignée de pièces.
-Ca arrive au cours du travail, fit l'homme d'une voix douce, mais je ne prends pas les missions d'assassinat.
-Pourquoi ?
-Je ne tue pas sur commande.
Mais tu tues quand même, songea Scabior malgré lui.
-Ca… me paraît pas mal, fit-il au bout d'un moment.
-Je ne te forcerai pas, répliqua l'homme. Tu es absolument libre de te tirer et de gérer les McLeor à ta façon. C'est pas moi qui vais te retenir, d'une parce que j'ai tout sauf besoin d'un boulet de mauvaise volonté dans mon équipe, et de deux parce que je n'aime pas Aegipe. Mais un conseil, si tu t'enfuis, pars très loin. Et très vite. Et ne fais plus jamais entendre parler de toi.
-Ouais, le vieux lion est doué pour retrouver les gens, maugréa Scabior.
-Non. Mais moi je le suis. Et lui il est riche.
L'homme lui jeta un long regard, et Scabior sentit un frisson lui parcourir l'échine. Il se demanda brièvement ce que ce serait d'avoir ces yeux gris fixés sur sa piste pour le retrouver.
« Pas agréable », jugèrent les neurones à l'unanimité.
-Je crois que je prends le boulot, trancha Scabior. Ca me va.
-Bien, fit l'homme en se levant. Mais je dois te prévenir.
En quelque pas, il fut près de lui. Scabior déglutit lorsque l'homme saisit sa main toujours tremblante de sa poigne de fer.
-Tu dois être disponible et en parfait contrôle de toi, 24 heures sur 24. Sauf circonstances particulières, mais ça ne te concerne pas. Ca veut dire que l'alcool, tu peux laisser tomber.
-Ca me convient, répéta Scabior d'une voix faible, paralysé par le regard de l'homme.
-Vraiment ?
Il hésita quelques instants avant de répondre. Il devait arrêter, de toute façon. C'était ça ou poursuivre sa vie entre crises d'angoisse et bagarres inconscientes. C'était ça ou finir par mourir d'un sortilège bien placé ou d'une crise de spasmes avec l'écume aux lèvres. C'était ça ou devenir comme… l'autre.
Les filles l'auraient aidé, peut-être. Mais Madame Joanne avait d'autres préoccupations en tête qu'un client parasite cherchant à arrêter l'alcool – ce qui n'était jamais encouragé ni très bien vu dans les débits de boissons. Tandis que lui… Lui ne le lâcherait pas d'une semelle. Et Scabior sentait confusément que jamais, même dans la pire crise de manque, il ne prendrait le risque de chercher à duper cet homme-là. Même l'alcoolique le plus avancé conserve des traces d'instinct de survie.
-Oui, souffla-t-il.
-Parfait, conclut l'homme en le lâchant. Si tu as des affaires à aller chercher ou des trucs à régler, c'est maintenant. On s'en va dès que possible.
-J'ai juste… hésita Scabior. Il y a juste quelqu'un à qui je voudrais dire au revoir.
Il craignit un instant que l'homme se moque ou lui jette un regard sceptique, mais il se contenta de hocher la tête et de jeter sur ses épaules un lourd manteau.
-Tu as dix minutes. Comment tu t'appelles, à propos ?
-Scabior. Et toi ?
-Greyback, pour toi, répondit l'homme d'un ton égal en ramassant un sac posé par terre. On se retrouve ici à midi, on transplanera pour rejoindre les autres après.
Scabior resta immobile.
-Excuse-moi. Quand tu dis… Greyback, tu veux dire, comme dans Fenrir Greyback ?
-En personne. Oh, tu as un problème avec les loups-garous ? fit Greyback en se tournant vers lui.
-Pas les loups-garous, articula péniblement Scabior, les yeux écarquillés. Mais… Enfin…
Il y eut un silence inconfortable, Scabior baissant les yeux.
-C'est juste que…
Le reste de sa phrase se perdit dans un marmonnement incompréhensible.
-Que quoi ?
-Rien, fit Scabior à voix basse. Enfin… T'es un peu… connu, quoi. Euh… Ce qu'il y a, c'est… Quand j'étais gosse, ma mère me disait tout le temps que t'allais venir me manger si je finissais pas mon assiette.
Fenrir éclata de rire.
-Je te dis. C'est bien connu, j'ai que ça à faire !
-Oh, ça va, grommela Scabior. Quand t'as huit ans, ben… Ben c'est pas si impensable que ça. Tu ne… ?
Le loup-garou secoua la tête, amusé.
-Si c'est que ça qui te préoccupe, je peux t'assurer que je me fous que tu finisses ton assiette ou pas, mon gars. Et il te reste huit minutes.
Scabior acquiesça avec un rictus, puis transplana en direction de la Maison Rouge.
Fenrir Greyback.
Il aurait dû se douter que l'homme avait un truc. Même les mercenaires n'ont pas cette lueur-là dans les yeux. Il passa en revue ce qu'il savait du loup-garou, la mosaïque infernale que lui avaient dressée sa mère, les journaux sur lesquels elle se basait, et les rumeurs qui circulaient sur son compte. Meurtrier. Animal. Tueur d'enfants.
Il pesa un moment le pour et le contre. Laisser un doigt ou deux en trophée au vieux lion n'avait plus l'air si terrible, en fin de compte.
Ses doigts se posèrent sur le manteau, et des bribes de paroles lui revinrent en mémoire.
« Il y a deux choses qui comptent pour ces gens-là, l'argent et la famille… »
Il essaya de calculer la probabilité qu'il s'en sorte en allant s'excuser auprès du gosse McLeor, peut-être en lui rendant son manteau, et en leur promettant de se mettre à bosser pour les rembourser.
Il n'avait jamais été très bon en mathématiques, aussi les neurones s'accordèrent-ils rapidement sur une réponse aussi exacte que possible :
« Très faible ».
Scabior soupira.
Charybde ou Scylla.
Ce serait le loup-garou, décida-t-il. D'un pas lent, il gagna l'intérieur de la maison de passes, espérant y voir la patronne ou une des filles. Le salon était désert. Il se passa la langue sur les lèvres, puis s'empara d'un morceau de parchemin et de la plume de Madame Joanne.
Quelque part, cela lui rendait les choses plus faciles, mais il aurait aimé pouvoir leur dire au revoir de vive voix.
Il écrivit lentement quelques lignes, et déposa le mot à côté du pot de chrysanthèmes.
J'ai trouvé un travail.
Bon courage pour la suite, mes princesses.
Je vous embrasse,
Scabior
Il n'avait jamais trouvé le moyen d'être éloquent à l'écrit. Une phrase, une idée, et si on n'avait pas d'idées, il n'y avait pas de phrase.
Il se demanda s'il reviendrait un jour s'affaler dans le canapé près du feu ou embrasser la joue de Melody.
La pendule sonna midi. Caressant une dernière fois le comptoir de bois verni, il expira profondément, et avec l'impression de sceller son destin, il transplana.
Fenrir Greyback l'attendait, appuyé au chambranle de la porte.
-J'espère que t'as pas changé d'avis, lança-t-il en se décollant du mur, parce que je viens de dire à Matthew que je te prends.
-Non, j'ai… pas changé d'avis, non.
-Pas d'hésitation ?
Les épaules du nouveau mercenaire s'affaissèrent.
-Si, avoua-t-il.
Pour la première fois depuis leur rencontre, le loup-garou sourit réellement.
-Allez, ramène-toi.
Il lui tendit une main franche, et avec une sensation de vertige, Scabior la saisit. Et dans un craquement sonore, les deux hommes disparurent.
Ils se matérialisèrent dans un champ à l'orée de la ville. Quatre hommes étaient assis par terre, devisant ensemble ; l'un d'eux se releva en les apercevant.
-Nouvelle recrue ? s'enquit-il d'un air sceptique en examinant Scabior.
-Oui, fit Fenrir. Tu as pris la liste des offres ?
Le mercenaire acquiesça, sans cesser de dévisager son nouveau partenaire. C'était un grand blond à la silhouette massive mais sèche. Son visage en lame de couteau se fendit d'une grimace dubitative, et il gratta son menton mal rasé.
-Tu t'appelles comment ? interrogea-t-il d'une voix brusque.
-Scabior. Enchanté de…
-C'est quoi, ton nom, ton prénom ? l'interrompit l'homme.
-On s'en fiche, non ? répliqua doucement le mercenaire en herbe.
Le blond haussa un sourcil et renifla avec mépris. Scabior eut un pincement au cœur. Il ne s'était jamais trop soucié du jugement des gens, mais l'attitude de l'homme le déconcertait. C'était comme s'il s'était contenté de valider l'idée selon laquelle l'arrivant était un boulet fini en quelques phrases auxquelles il n'avait manifestement pas trouvé la bonne réponse.
-Il faut que je te parle, lança le blond à Greyback en se détournant de Scabior. En… privé.
Le loup-garou hocha la tête, et s'éloigna avec l'homme.
-Et enchanté de travailler avec vous, fit Scabior à demi-voix.
-Le roi de l'hospitalité, lança un des hommes derrière lui en se relevant, c'est Darren Aschil. Le second de Greyback – enfin, il aime bien se considérer comme ça, et si tu le considères comme ça aussi, je dirais pas qu'il t'aura à la bonne, mais il te causera moins d'ennuis. Je l'ai jamais vu de bonne humeur en deux ans de boulot ensemble, et je sais pas quoi ou qui l'a fichu en colère comme ça, mais j'aimerais pas être à sa place s'il doit retomber sur son chemin. Moi, c'est Flynn.
L'homme qui lui parlait était petit, brun et râblé, avec un visage jovial sous une fine moustache. Scabior serra avec reconnaissance la main qu'il lui tendait.
-Et eux, poursuivit Flynn, c'est les jumeaux Tywell. Athos, et le grand c'est Don.
-Salut, fit le plus petit.
-Bonjour, fit Don avec application, son visage massif illuminé par un sourire simple.
Simple, mais pas benêt, songea Scabior. L'homme tenait de la montagne de muscles, lente et placide, mais il n'avait pas le regard vide et bovin des gorilles de compagnie que Scabior avait parfois rencontrés.
-C'est un bon boulot, tu verras, poursuivit Flynn. Une des meilleures options quand t'es recalé comme Auror parce que tu manques de diplômes, par exemple.
-Tu voulais faire Auror ? demanda Scabior. C'est pas un super bon plan, en ce moment, non ? Je veux dire, je sais bien ce que raconte le Ministère, comme quoi Potter raconterait des craques, mais on me fera pas croire qu'il se passe pas des trucs bizarres…
Les autres hommes échangèrent un regard.
-Non, ça c'est clair, fit Athos Tywell avec un sourire en coin.
-Fenrir, expliqua Don d'une voix lente, c'est un Mangemort.
Scabior ouvrit la bouche, puis la referma sans dire un mot.
-Ah, finit-il par dire.
-Enfin, c'est surtout un mercenaire, corrigea Flynn en remuant la main. Il a du s'absenter trois fois depuis qu'on le connaît pour aller à leurs réunions bizarres, mais nous on n'est pas concernés.
Il donna un coup de coude amical à Scabior.
-Et toi, pourquoi t'es là ?
Le nouveau mercenaire hésita un instant.
-Et bien…
-T'as pas à avoir honte de quoi que ce soit, ajouta Flynn. Les Tywell, ils font ce boulot parce que vu leurs qualifications, c'était ça ou proxénète.
-Le marché est saturé, fit distraitement Scabior.
Athos et Flynn s'esclaffèrent, et un sourire d'incompréhension passa sur le visage de Don.
-J'ai… besoin d'argent, en fait. J'ai des dettes. Et puis en fait je pense que ça serait pas mal de pouvoir acheter des trucs à mes copines au lieu de… Enfin.
Athos haussa un sourcil sceptique, et Scabior sentit de nouveau la pointe d'agacement le parcourir. Il ne s'était jamais soucié de bien paraître aux yeux des hommes qu'il côtoyait, mais quelque chose en lui avait besoin de gagner leur estime. Il réfléchit un moment, puis ajouta :
-Je crois que j'ai un peu déglingué un des fils McLeor, aussi.
-Tu crois ? répéta Flynn, incrédule.
-Je ne m'en souviens pas, admit Scabior avec une pointe de honte. Les aiguilles tièdes remuèrent dans son foie, comme un signe de désapprobation.
-Ben je crois que tu vas te sentir comme chez toi, ici, finit par dire Athos.
A deux, trois trucs près, émirent amèrement les neurones en convoquant l'image d'Ama, de Rose et de Madame Joanne.
Ses yeux se perdirent en direction du loup-garou, qui écoutait posément les murmures virulents de Darren quelques mètres plus loin.
Les yeux gris se tournèrent vers lui l'espace d'un instant, lui rendant son regard sans animosité.
Un sourire infime parcourut les lèvres de Scabior, et il haussa les épaules avec fatalisme.
Chez lui.
Peut-être, après tout.