La porte aurait au moins pu grincer pour rajouter à l’ambiance d’outre tombe, mais elle se contenta de claquer quand Draco la relâcha. Il n’y prêta même pas attention, rien n’allait dans le sens qu’il désirait de toute façon, alors il s’étonnait à peine que cette foutue porte gâche son entrée. Et puis, il n’y avait personne avec lui, personne même ne l’avait vu pénétrer dans ce bar, alors il aurait tout aussi bien pu se casser la figure en passant la porte que ça aurait été la même chose. Non. S’il s’était rendu ridicule de quelque façon que ce soit, c’est à cet instant précis que tous auraient tourné la tête vers lui, il le savait. Il y a toujours quelqu’un pour immortaliser vos erreurs et vos chutes, Draco l’avait appris à ses dépens.
Si dehors le froid était vif, l’intérieur du bar était tellement enfumé et moite de chaleur que Draco déboutonna les premiers boutons de sa chemise avant même de s’asseoir. Il se glissa lentement sur une banquette crasseuse, comme s’il espérait que quelqu’un surgirait pour l’empêcher de se salir au contact de ce vieux cuir usé, ou comme s’il cherchait le courage de changer d’avis. La table était dans un état peu engageant, couverte de miettes de pain et autres reliefs d’un repas précédent. Draco songea qu’il faudrait le payer pour qu’il accepte d’avaler quoi que ce soit ici, avant de se contredire immédiatement en commandant une absinthe à un homme qui devait être le tenancier du lieu. Il fut vexé quand il scruta son visage, comme à la recherche de preuves de sa majorité. Il avait du mal à croire qu’on puisse encore le prendre pour un enfant, après tout ce qu’il avait vécu. Il restait donc des vestiges d’innocence sur ce visage laminé par les larmes ? Apparemment pas tant que ça puisqu’il lui servit tout de même sa consommation sans lui poser la moindre question. La discrétion, à défaut du silence, était de mise ici. Draco était sûr de ne pas être dérangé, et là au moins on ne le mettrait pas dehors.
Le vert du liquide qui dansait dans son verre était hypnotisant, il ne pouvait se résoudre à diluer cette couleur fascinante en utilisant le pichet d’eau glacée qu’on avait posé à côté. L’absinthe se regarde autant qu’elle se boit, du moins au début. Draco se laissa aller mollement en arrière, les jambes nonchalamment étendues devant lui et les doigts resserrés autour de son verre. Il regardait sans les voir les autres âmes perdues attablées tout comme lui, occupées à grossir la bourse déjà bien pleine d’un bouilleur de cru à l’air tout aussi louche que ses clients. Il se demanda un instant ce que ces gens, qu’il n’avait jamais vus, pensaient de lui, avant de se rendre compte qu’il n’en avait absolument rien à faire. Nul doute en tout cas qu’il était observé, il sentait le poids des regards posé sur sa personne, pourtant bien vite les gens retournèrent à leurs affaires, ou à leur absence d’affaires ; Draco présentait bien peu d’intérêt à leurs yeux. D’ailleurs, il les comprenait, lui aussi ne se trouvait, en cet instant, aucune importance. S’il l’avait pu, il aurait comme les autres détourné les yeux de lui même, c’est pourquoi il se pencha de nouveau vers la table pour préparer son absinthe. Il avait la main sûre, il avait, par le passé, bien souvent vu son père préparer cette boisson. Et il était maintenant lui même familier de ce vert tremblant qui se trouble pour laisser s’épanouir les saveurs, des volutes alcoolisées qui obscurcissent l’âme, de ce goût tellement particulier laissé sur le palais.
La table semblait marquée de coups de couteau, quelqu’un avait dû s’amuser à compter les points d’une quelconque partie de jeu en gravant directement des encoches sur le bois avec des gestes suffisamment malhabiles pour déraper fréquemment. Draco se demanda s’ils avaient réussi à lire le score à la fin. Il fut surpris de sentir ses cheveux encore humides de la pluie qui l’avait accueilli dehors, dans la chaleur suffocante cette fraîche humidité était presque indécente. Il n’était donc pas dans l’antichambre de l’enfer ? Peut-être que si, le souvenir d’un nuage ne donne pas le paradis, et puis Draco n’était même plus certain que la pluie avait été vivificatrice, ça aurait très bien pu être un orage du diable après tout. Il passa ses doigts dans ses mèches blondes tout en avalant une petite gorgée de son verre, appréciant les notes savoureuses qui roulaient sur sa langue. Quoi qu’il se passe, l’alcool avait toujours le même goût, c’était une valeur sûre qui ne l’avait jamais déçu. Tout pouvait très bien tomber en lambeau, l’anis aurait toujours ce parfum de perfection qui le rendait nostalgique, et peut-être même un peu dépressif. Il avait fait de l’alcool sa solution, comme d’autres choisissent de se jeter corps et âme dans le travail, ou dans la lecture. Il n’avait pas de problème avec l’alcool, non, c’est avec le reste du monde qu’il était en conflit. Alors il buvait, pas pour s’enivrer, juste pour ramener à la vie son âme aride. C’était peut-être pire d’ailleurs, mais il ne se cherchait pas d’excuse, pas plus qu’il ne voulait de la compassion malséante des autres. Il était parfaitement capable de savoir ce qu’il faisait. Oui, il se foutait en l’air à petit feu, mais au moins c’était son choix, et personne n’avait rien à y redire.
A force de fuir dans des régions toujours plus désertiques de son cerveau, il avait fini par réussir le miracle d’oublier ce qu’il fuyait. Et parfois, cette méconnaissance salvatrice l’accompagnait des nuits entières, le laissant flotter au dessus de la réalité comme dans un rêve où il pouvait voir l’aurore sans trembler. Ce soir-là était l’un de ceux-là, qui lui offrait le repos de l’esprit en échange de la damnation du corps. Il n’avait même pas encore fini sa première absinthe, comme pouvait-il déjà être si loin de lui-même ? A croire que le poison avec lequel il se contaminait chaque jour était de plus en plus durable, ou alors c’était tout le contraire et en buvant il s’inoculait l’antidote à l’étrange maladie qui rongeait son âme. La fée verte le soignait ou le tuait, il n’était certain ni de l’un ni de l’autre et ne désirait pas savoir. Il ne voulait pas mourir, non, mais il ne voulait pas vivre non plus. Il ne voulait pas, tout simplement. Il se laissait porter par la seule certitude de sa décadence. La volonté avait depuis bien longtemps quitté son corps, si tant est qu’elle l’ait un jour habité.
Son verre était vide, aussi il l’agita en l’air, sûr d’être vu malgré le monde, malgré le bruit qui attirait les regards dans toutes les directions sauf la sienne. Un verre ne saurait rester vide plus de quelques minutes dans un lieu tel que celui-ci, le patron vivrait cela comme un affront personnel, Draco en était persuadé. Il n’eut même pas le temps de s’impatienter que déjà l’homme qui l’avait servi plus tôt était à côté de lui, versant le liquide pur et vert, encore non corrompu, à un Draco avide de cette lumière glauque. Il s’amusa d’ailleurs, après avoir remercié l’homme d’un hochement de tête, à lever son breuvage à contre jour pour admirer les éclats qui se mirent à danser dans le liquide à la couleur irréelle. L’absinthe, plus qu’une boisson enivrante, était élévatrice. Boire devenait alors mystique et sacré. Il savoura plus encore ce deuxième verre, le mal s’accumulait dans son estomac et dans ses veines, dans son âme aussi, et contre toute attente lui procurait plus de bien être qui ne saurait le dire. Enfin, il savait qu’on ne pouvait appeler honnêtement « bien-être » ce lent engourdissement des sens, ce réconfort assassin, mais il s’en moquait.
Il remonta ses manches sur ses bras pâles, surpris d’y découvrir l’ombre d’une ecchymose sur laquelle il s’amusa à appuyer pour le plaisir de sentir ce petit élancement douloureux remonter le long de ses nerfs. Il avait dû se cogner quelque part, et sa peau marquait tellement vite qu’il n’avait même pas eu le temps de s’en rendre compte. Il trouvait la chaleur excessive, pourtant sa carafe d’eau ne se couvrait pas de buée, alors peut-être que les flammes qui le dévoraient lui étaient personnelles. Il promena ses yeux sur les clients avec plus d’attention, cherchant à retrouver l’ombre de ses propres démons sur le visage de ces illustres inconnus. Certains avaient l’air dans le même état que lui, ils avaient en tout cas la même barbe de trois jours, la même lueur désabusée, les mêmes gestes alourdis. D’autres avaient la panoplie complète pour passer un bon moment, allant du sourire franc jusqu’à la tablée d’amis, en passant par les gestes affectueux. Et entre ces deux extrêmes des dizaines d’entre-deux se dessinaient, dérivant plus ou moins entre l’ombre et la lumière. Le murmure des conversations allait et venait par vagues, mais c’était pour Draco un bruit de fond qui servait qu’à accompagner les remous de son âme, qui perdait peu à peu le fil de la réalité. Il se sentait au bord du précipice, le pied au point de non retour, et pas un instant il n’hésita à plonger vers l’avant. Il cherchait cet état depuis tellement longtemps, ou du moins s’il avait recherché quelque chose, c’aurait été ça.
Devenu synesthète sur les ailes des fées vertes, il passa en revu l’arc-en-ciel un peu barbouillé des voix qui résonnaient tout autour ; il accédait à des états de conscience encore insoupçonnés par lui, à moins qu’il ne soit en train de sombrer dans l’inconscience la plus délicieuse qu’il n’ait jamais goûté. Il jeta un coup d’œil surpris à son verre déjà vide, repartant dans une interrogation qui l’animait depuis des jours entiers. Pourquoi surnommer la délicieuse absinthe « fée verte », ces petites créatures ailées et stupides n’avaient rien à voir avec la beauté magistrale, fracassante et déchue de cet alcool sublime. L’absinthe était une déesse, et c’est à elle qu’il lèverait son verre quand on sera venu le lui remplir de nouveau. Ses yeux se perdirent un instant dans les volutes de fumée qui l’entouraient, il ressentait tout de manière exacerbée, il avait l’impression de sentir l’air poisseux sur sa peau, de toucher la musique que crachotait le poste posé sur un coin du comptoir… C’était tellement nouveau, et tellement intense, qu’il resta un long moment immobile à s’imprégner de tout cet enfer délectable. Il se demandait confusément jusqu’à quels extrêmes il serait capable d’emmener son corps avant d’être laissé pour mort, jusqu’où il pouvait descendre avant de toucher le fond. D’ailleurs, ce fond était-ce les ténébres, ou autre chose qu’il ne concevait pas encore? On ne se sent jamais aussi vivant que quand on frôle les ailes de l’agonie, ou qu’on la laisse s’approcher suffisamment pour sentir sur sa peau son haleine méphitique. Il n’avait jamais su aimer comme les autres, c’était sûrement pour ça qu’il faisait tellement de mal autour de lui, et en lui. La vie basse et banale, qu’était-ce comparé à ce que lui ressentait maintenant ? La beauté se trouvait aussi dans l’horreur, et sa belle horrifiante était cette absinthe verte qui faisait son âme se délasser.
Il écrasa du bout du doigt une petite bête qui courrait sur la table de bois, et si cela ne lui donna étrangement pas envie de quitter ce bar, ce fut ce qui le décida à se lever pour réclamer son prochain verre, puisque personne n’était venu pour soulager son absence d’absinthe. Le sol était étrangement palpable sous ses pieds, il était pourtant persuadé d’être bien au dessus du monde. C’était l’absinthe, encore, dans toute sa complexité et son ambivalence. En élevant son esprit elle alourdissait son corps et le rendait dépendant d’un verre, d’une bouteille, d’un morceau de sucre et de l’argent qu’il entendait cliqueter dans sa poche de veste. Le monde spirituel et le monde matériel étaient étroitement imbriqués l’un dans l’autre, comme les lettres et les couleurs qui se répondaient inlassablement, qui se complétaient. Les sons étaient étrangement distordus, comme élastiques entre ses doigts. Draco n’allait pas mentir, cela lui devenait désagréable. Qu’importe, rien qu’un peu d’eau sur une dose d’alcool ne puisse laver, et puis si ça ne s’arrangeait pas il irait s’allonger sous les étoiles qui s’étiolent, à écouter le vent pleurer pour se couper de tout ce que faisait l’homme, et de tout ce qui le faisait homme. Et puis si ça ne changeait toujours rien, et bien il ferait avec et il arriverait sûrement à trouver une beauté lugubre à ces contorsions auditives.
Il devait avoir une tête à faire peur, vraiment, on le regardait comme un dément, un ange passé presque par erreur sur le plan démonique. Ses yeux clairs n’étaient plus que des puits sans fond, ses pupilles dilatées emplissaient ses iris de rêves insensés. Il se tenait pourtant très droit, n’ayant aucune difficulté à se déplacer alors même qu’il se savait dérivant. La fraicheur de la fenêtre ouverte devant laquelle il passa fit se dresser les poils sur ses bras et l’odeur lourde, presque bestiale, de la terre pénétrée par la pluie le fit quasiment gémir. La vie restait belle, et ce jusqu’au bout. Les craintifs pouvaient bien vouloir chasser le souffle violent de l’enfer, Draco savait, maintenant plus que jamais, que ce n’était pas possible, pas plus que ce n’était souhaitable. La beauté effrayante des gouffres amers, voilà bien une des rares leçons qu’il avait été heureux d’apprendre par la rudesse de la vie. Au bar, il resta un long moment silencieux tout en sachant très bien ce qu’il voulait, juste pour le plaisir de rester en suspend, la bouche entrouverte, et de lire l’hésitation dans le regard du barman qui l’observait en fronçant légèrement les sourcils. Puis, de sa voix trainante, rendue plus alanguie encore par l’alcool et les chimères dont il s’enivrait il lâcha, presque à regret :
« Absinthe. »
Le barman n’eut même pas à bouger pour se saisir de la bouteille, à croire qu’il l’avait gardée sous le coude en prévisions des commandes successives de Draco. Celui-ci aurait pu retourner à sa table maintenant qu’il était servi, mais ici sa boisson se parait de couleurs qu’il ne lui connaissait pas ; il y avait comme une longue traînée sombre qui empoisonnait lentement, presque lascivement, la liqueur étrange. Il ne se lasserait jamais de l’impalpable grandeur contenue dans le simple vert de son verre. C’était pour lui comme une cérémonie, de verser pour la troisième fois l’eau pour équilibrer le goût, mais aussi la saveur et la senteur. Il commença par une ou deux gouttes qui flottèrent un instant avant de se faire avaler sans même réussir à troubler la couleur sombre. Puis il inclina plus avant le pichet pour voir une déferlante s’abattre et tourbillonner jusqu’à obtenir cette couleur presque indéfinissable, celle qui disait que l’absinthe était prête. Cette fois ci, Draco ne put se retenir de vider son verre en longues gorgées assoiffées. Il ferma les yeux et vit devant lui des ombres tachetées d’horreur mystiques avant d’être secouée par un long soubresaut. Il laissa sa tête tomber sur son bras replié sur le comptoir, serrant l’autre contre son ventre. Cette fois, c’était devenu presque intolérable, c’état la gueule de bois sans les rires alcoolisés, la perte de la divinité alors même qu’on y a sacrifié son humanité. Le sol se dérobait, c’était peut-être l’enfer qui s’ouvrait sous ses pieds, ou bien il s’élevait et dans ce cas c’est le paradis qui lui offrait ses portes. Tout était si peu clair, et puis ça se rejoignait un peu, non ? La damnation, la béatification, quelle importance pourvu qu’il y ait l’ivresse. Ses doigts agirent seuls lorsqu’ils se resserrèrent sur le bord de bois pour tenter d’enrayer son affaissement, mais son enveloppe charnelle semblait trouver un plaisir étrange à se laisser couler dans l’air, à flotter parmi la fumée, alors Draco lâcha en attendant la chute, qui ne vint jamais. Quelqu’un attrapa fermement la taille de ce corps sans réaction et la surprise de sentir la morsure froide de l’eau qu’on versait sur son visage lui fit ouvrir les yeux. Alors on l’assit à même le sol, dos au meuble sur lequel reposait encore son verre vide.
On lui parlait, il ne comprenait pas vraiment, mais sa tête acquiesçait, et son cœur reprenait un rythme viable ; même si ses épaules continuaient de se soulever convulsivement et que ses membres étaient encore parfois parcourus de tremblements. Si physiquement il n’aurait pas pu tomber plus bas que ce plancher crasseux, il savait son âme capable de profondeurs bien plus extrêmes. Le roulis du monde était étourdissant, et si son esprit y voguait, son estomac, lui, ne le supporterait sûrement pas encore longtemps. Il n’avait pas trop bu, c’était le monde qui se distendait et le déséquilibrait. Son attention fut happée par le nouvel univers qui s’offrait à lui maintenant qu’il était au sol. Ses yeux percutaient des détails qui auparavant le fuyaient, il avait l’impression de mieux comprendre maintenant, comme s’il plongeait dans les fondations même du monde. L’alcool ouvrait pour lui tout un cosmos de sensibilité, il se serait presque fait peur à avoir de tels élans pulsionnels. Il ferma les yeux, peut-être même qu’il s’endormit, de toute façon les rêves n’attendaient pas le sommeil pour venir peupler son esprit, alors le concernant ça ne changeait presque rien. Chaque inspiration avait le goût de la victoire bafouée, la saveur anisée se faisait de plus en plus présente, si bien que Draco en vint à se demander si elle disparaitrait complètement un jour. Il sentait confusément que ce n’était pas la bonne façon de s’anéantir, et maintenant que sa chair était redevenue la prison de son âme, il avait le vague sentiment d’être perdant. Il ne faisait qu’apercevoir un autre monde avant de retomber, les récifs de ses pensées se faisaient de plus en plus tranchants et l’alcool le rendait étrangement conscient de tout, jusqu’à le dégoûter non pas de la boisson mais de lui-même, sans contrebalancer l’amère saveur du monde.
Aux premières heures bleues du jour cette diffuse grandeur qui l’exaltait au fil de ses rêves disparaitrait, les noirs parfums étaient volatils et ne résistaient pas à la mélodie de l’aube. La jouissance de l’esprit ne se trouvait que dans ce vert glauque, dans cette moiteur amollissante et spleenétique ; la satisfaction était aussi bonne que brève, alors il savait déjà que le lendemain, quand les voiles de la nuit seraient jetés sur le monde, il se laisserait de nouveau entraîner dans l’antre des fées pour réchauffer son être à leur soleil pluvieux. Etourdit de pensées tout autant que d’alcool, Draco se releva lentement, avec plus de facilité qu’il ne s’y était attendu. L’absinthe était violente, il la sentait tournoyer dans sa tête et dans son sang, et il imagina un instant le mélange sulfureux du vert et du rouge qui s’opérait dans ses veines. Il avait la lucidité des poètes en mal de vers. Il fallait qu’il fasse quelque chose de son organisme saturé d’alcool et d’errements fugaces, il n’allait tout de même pas laisser se perdre les bienfaits maléfiques de la liqueur. Il lui fallait au contraire l’expier. Si la douleur était salutaire il se sauvait chaque fois qu’il se tuait un peu, le lent oubli de sa vie matérielle n’était alors pas lâcheté mais art des sens. Cette fois ci, quand il retraversa la salle, il prit conscience des regards posés sur lui. Que voulaient-ils ? Attendaient-ils qu’il tombe de nouveau, voulaient-ils le rattraper, le relever, ou au contraire se moquer de lui ? N’était-il qu’un spectacle pour leurs yeux blasés et leurs âmes sèches, et d’ailleurs méritait-il seulement leur attention soudaine ?
On aurait pu penser que Draco cultivait son air de dément pour la beauté du geste, mais personne ne pouvait consciemment aller aussi loin sur les rivages d’une autre réalité. Le regarder était comme avoir le privilège de jeter un œil dans un autre monde. On ne pouvait quand même pas parler de déchéance alors même qu’il était si proche du sublime ? Sa décadence était si extrême qu’elle en devenait belle et dérangeante. Il n’eut aucun mal à retrouver sa table, mais il resta interdit un moment en se demandant si son cerveau lui jouait des tours, s’il hallucinait. Il reconnaissait bien les affaires qu’il avait laissées sur la banquette, la cuillère percée qu’il avait abandonnée prêt des graffitis gravés sur le bois. Seulement, ou ses yeux le trahissaient, ou il y avait une femme assise à sa table, presque immobile si ce n’était ses doigts qui s’agitaient sur un rythme connu d’elle seule. Draco hésita un instant, ses yeux courant sur la silhouette qu’il ne voyait que de profil. Ils remontèrent le long de ses jambes nues et croisées, glissèrent sur le soyeux de sa robe et redessinèrent l’arrondi assassin de son visage. Il ne s’agissait peut-être que d’une coïncidence, mais il sentit son ventre se tordre une nouvelle fois quand elle tourna la tête vers lui, comme si son corps voulait lui faire comprendre quelque chose. Devait-il la fuir, ou au contraire était ce le signe qu’il attendait, celui qui lui disait qu’elle avait un rôle à jouer dans l’étrange scène de ce soir, et dans la pièce mal écrite de sa vie ? Il aurait voulu prendre le temps de se décider, mais on lui arracha brusquement les cartes de son destin des mains.
Il chancelait légèrement quand il sentit des doigts fermes agripper le devant de sa chemise pour le stabiliser. La main était froide et ferme, il n’aurait pas imaginé que le corps si fin de cette inconnue puisse receler tant de force. A moins que ca ne soit son regard sombre qui l’avait cloué sur place. Draco admira le dos creusé de la femme penchée vers lui, ce bras qui ne tremblait pas en le retenant, ce visage sans émotion, cette façon de se tenir, et de le tenir. Cette femme ne pouvait décemment pas être d’ici, de ce monde. Il ne pouvait exister d’êtres ainsi forgés, et il était encore plus improbable qu’il en rencontre un ici ce soir. Il ne pouvait pas supporter la brûlure de son regard, et c’est quand il détourna les yeux qu’elle le lâcha, et il eut l’impression étrange d’avoir réussi une quelconque épreuve. Il en fut curieusement satisfait, lui qui détestait pourtant devoir supporter la domination. Cette étrange créature n’était pas d’ici, il en était certain. Draco s’assit avec ce qui lui restait de distinction, pourtant il savait que ses manières ne risquaient aucunement d’impressionner la femme. D’ailleurs, il ne désirait nullement l’impressionner, il savait qu’on ne pouvait éblouir le soleil. Elle était tout aussi saisissante de face, avec cette dureté dans le visage, cette froideur acide qu’il ne pouvait imaginer exister ailleurs que chez elle. Il rassembla ses mots sur sa langue avant de faire un geste de la main pour l’inviter à regarder :
« J’étais installé ici depuis le début de la soirée. »
Il trouva sa voix un peu enrouée et rauque et ne douta pas un instant de la culpabilité de l’absinthe, qui commençait déjà à lui manquer. Il voulait danser de nouveau dans sa lumière, la laisser absorber ses ténèbres jusqu’à ce que la clarté le consume. Ses yeux ne quittaient pas la femme alors que son esprit flottait dans un rêve brumeux et alcoolique. Il espérait qu’elle ne déciderait pas de changer de place, ou de partir, il pressentait que la liqueur aurait un goût bien plus sublime s’il pouvait la boire en confrontant son regard à celui de cette inconnue. Elle était un exhausteur de sens, la muse qui lui manquait pour jouir pleinement des plaisirs déchirants qu’il sentait flotter autour de lui.
« Je sais. »
Le titre m'a été inspiré par un poème de Charles Baudelaire, poème dont vient la citation qui me sert de résumé d'ailleurs.
Un immense merci à Emiwyn, qui a bêtaté ce texte de manière absolument formidable. Emi, merci du fond du coeur, je ne sais pas comment j'aurais fait sans toi, ton bêtatage de qualité et surtout ton amitié.
J'ai hésité quant au rating puis je me suis dit que -12 pouvait être pertinent étant donné l'étrangeté de ce texte.
S'il reste des fautes d'orthographe j'en assume l'entière responsabilité, il se peut que malgré ma vigilance j'ai oublié de corriger des choses que ma super bêta a pourtant pointé du doigt.
Il ne me reste plus qu'à vous souhaiter une bonne lecture, en espérant que ce texte vous plaise.
J'aimerais beaucoup avoir votre avis sur ce texte, que j'ai mis énormément de temps à écrire et qui me tient très à coeur. Merci d'avoir lu.