Naissance d’une légende
Le ciel était d’une couleur rougeoyante, les nuages reflétant les lumières de la ville. On avait beau trouver ici les plus grands gratte-ciels de toute la côte Est, il pouvait bien s’agir de la ville la plus consommatrice d’énergie du pays, la zone urbaine la plus peuplée du continent, tout semblait croupir et désespérément pauvre et négligé. Alors que son véhicule traversait la North River par l’Adams Bridge, Heath regardait la skyline de Gotham City se découper sur sa gauche.
Cela devait faire dix ans qu’il n’était pas revenu ici, et rien n’avait changé extérieurement. Cependant, en notant les nombreux détails sur sa route, Heath avait compris que la vie à Gotham n’avait qu’empiré depuis sa dernière visite : de nombreux sans-abris longeaient les rues, à la recherche de quoi subvenir à leurs besoins, d’autres venaient accoler les voitures dès que les feux passaient aux rouges.
En cette chaude soirée d’été, Heath avait l’impression de se retrouver en Floride, mais il savait que cela n’était dû qu’à la pollution des industries situées de l’autre côté de l’East River.
Le taxi finissait de franchir le pont immense, mélange d’art gothique et de modernisme très douteux, pour s’engager sur Haley Avenue puis de tourner à droite sur Levingston. Le chauffeur se faufilait ainsi au milieu de la circulation relativement clairsemée – on y croisait des familles rentrant de soirées, des policiers fonçant tombeau ouvert et sirènes hurlantes, des ambulances transportant des blessés ou tout simplement des jeunes se rendant à une bringue – et Heath se rappela pourquoi il n’était pas revenu plutôt.
Il détestait cette ville. Pour quelqu’un qui vivait dans le monde d’en-dessous, il était évident que la corruption transpirait des contreforts de ces immenses tours.
Après plus d’une heure de trajet, le taxi arriva enfin à West Chelsea Hill, devant l’hôtel Regina. Heath descendit de la voiture, paya le chauffeur et attrapa son sac de sport, unique bagage lors de son travail. Heath entra dans le hall de l’hôtel et se dirigea vers le comptoir, où attendait une jeune hôtesse.
« Que puis-je pour vous ?
— J’ai réservé une chambre pour trois nuits.
— Au nom de ?
— Caine. Nathan Caine.
— Hum… Oui, en effet. Chambre avec lit simple, petit-déjeuner compris ?
— C’est exact, confirma Heath.
— Chambre 412. Si vous avez besoin, nous pouvons programmer un réveil, ajouta l’hôtesse en tendant la clé en bronze de la chambre. L’accueil vous appellera à l’heure que vous souhaitez.
— Non merci, déclina Heath. En réalité, j’apprécierai de ne pas être dérangé durant mon séjour. Il ne sera pas nécessaire de faire le ménage. Vous comprenez ? demanda-t-il en faisant glisser un billet de vingt dollar sur la banque.
— Comme vous voudrez, » affirma la jeune femme en prenant le billet après avoir vérifié que personne ne regardait. « Le petit-déjeuner sera servi entre sept heures et neuf heures et demie.
— Merci bien.
— Bonne nuit, Mr Caine. »
Heath répondit d’un sourire poli avant de se retourner et de prendre la direction des ascenseurs. Il fut le seul occupant de la cabine et appuya sur le bouton le menant au quatrième étage. Moins de trois minutes plus tard, il se trouvait dans sa chambre. Il posa son sac sur un fauteuil et s’allongea sur le lit. Il regarda pensivement le plafond, écoutant les bruits de circulation en contre bas.
Le quartier était plutôt tranquille dans ses souvenirs, ce qui ne l’empêchait pas d’être d’appartenir à la classe moyenne, si une telle classe existait à Gotham. Et d’après ce qu’il avait vu avant d’entrer dans l’hôtel, le niveau de vie avait encore baissé.
Cet hôtel, qui devait constituer un véritable luxe par rapport aux habitations voisines, aurait paru tout juste convenable à un touriste ayant les moyens de se payer un voyage ici. Et la clientèle qu’Heath avait aperçue dans le hall n’avait rien d’exotique. Il devrait en tenir compte.
Après avoir respiré un grand coup, il se leva et entreprit d’ouvrir son sac. Ne restant que quelques jours, il n’avait pris que le strict minimum. Mais son bien le plus précieux, qu’il sortit de son sac avant de le poser sur la table de chevet, était un long bout de bois : sa baguette magique.
Heath Bullock était un sorcier, âgé d’une quarantaine d’année. C’était un homme de corpulence moyenne, ce qui lui permettait de se fondre dans la foule comme une ombre, ses cheveux bruns étaient coupés court et ses yeux noirs étaient calculateurs et en alerte. Il était né de parents sorciers eux-aussi, mais sa mère avait eu des grands-parents Moldu. Il avait fait ses études à Ilvermorny, l’école de magie américaine, et avait obtenu ses diplômes huit années plus tard avec brio.
Il s’était alors immédiatement engagé à l’école des Magic Service pour intégrer ce corps d’élite chargé de traquer les Mages Noirs sévissant sur le sol américain. Il avait terminé troisième de sa promotion. Il avait ainsi travaillé une dizaine d’années pour le gouvernement magique américain, faisant une brillante carrière et formant de nombreux jeunes élèves jusqu’à ce qu’il arrive à Gotham City.
Il avait alors découvert la décrépitude qui sévissait dans les tréfonds de cette ville. Cela l’avait révulsé. Il avait été envoyé ici en mission afin d’aider l’antenne locale à appréhender un Mage Noir qui fournissait des substances hallucinogènes psychotiques aux habitants de la ville.
Lorsqu’il avait réalisé que le Mage Noir n’était autre que le chef de l’antenne locale des Magic Service, et qu’il marchait main dans la main avec la pègre Moldue de Gotham, il l’avait tué en pleine rue.
Devenu fugitif et dangereux – comment prouver qu’on avait raison quand tout indiquait qu’on avait tort ? – il s’était enfui de Gotham, se jurant de ne plus revenir. Il avait accumulé ses connaissances sur le monde d’en-dessous pour s’y fondre et en faire partie. Il avait mis trois années avant de se décider à se lancer dans le free-lance, et à présent, il exécutait les basses besognes dont tout criminel avait besoin.
Il remercia Merlin d’avoir choisi l’option Vie et Culture des Moldus à Ilvermorny. Heath avait en effet très vite compris qu’il lui serait beaucoup plus simple de se cacher parmi les Moldus que parmi les sorciers. D’une part, parce qu’ils étaient beaucoup plus nombreux ; mais surtout, les Moldus ne s’intéressaient que très peu aux gens qui les entouraient. Et ils ne le connaissaient pas.
Il proposait ses services à toute personne capable de le payer selon ses exigences – il avait même une fois accepté le contrat d’un loup-garou – en échange de quoi, il promettait le travail le plus propre et simple possible, et surtout l’impossibilité de remonter jusqu’au commanditaire. Les Moldus étaient bien évidemment à chaque fois stupéfait de ses prouesses – son premier fait d’arme avait été l’assassinat du Président Moldu, et on cherchait toujours le commanditaire – tandis que les sorciers étaient toujours satisfaits.
C’était pour cela qu’Heath se considérait comme le meilleur dans sa partie, ou plus précisément il n’en connaissait pas qui le surpassait. Ce qui faisait de lui la crème de la crème n’était pas parce qu’il était un sauvage sanguinaire assoiffé de cadavres, ni parce qu’il tuait sans poser – ou même se poser – des questions.
Non, s’il était le meilleur, c’était uniquement pour deux raisons concomitantes : il ne faisait pas intervenir ses sentiments dans son travail – qui était bien un travail – et avait pleinement conscience des conséquences de ses actes.
Cela ne servait à rien de trop s’impliquer, à part si on souhaitait devenir fou en deux semaines ; et retirer la vie à quelqu’un – que ce soit du point de vue physique ou mental – n’était pas anodin. On ne pouvait pas tuer ou détrousser un être humain comme on se servait un verre d’eau en plein été.
C’était tout sauf naturel, et beaucoup avaient tendance à l’oublier – généralement, les premiers à l’oublier étaient les premiers à mourir – ce qui attristait beaucoup Heath, et le forçait à vouloir participer à tous les contrats. Ce qui était malheureusement impossible, même pour un sorcier.
De plus, Heath cherchait toujours à minimiser les dégâts collatéraux, ce que répugnaient ses employeurs aux départs mais qui, au final, en était très satisfait. Il était infiniment plus prolifique d’attendre qu’il n’y ait pas de témoins ou d’utiliser un simple poison, plutôt que de faire exploser une voiture en plein milieu du parking d’un centre commercial le samedi après-midi.
Beaucoup des employeurs dans le milieu voulaient à tout prix donner un côté théâtral au contrat pour faire passer un message, à la fois aux victimes mais aussi aux concurrents. Heath devait batailler pour leurs expliquer que le cadavre d’un homme de trente ans en pleine santé constituait déjà un message suffisant en soit.
Trop en rajouter – une fois, on avait demandé à Heath de faire effondrer un bâtiment entier sur une cible – permettrait à la police de remonter aux commanditaires – ce n’était pas comme si les explosifs, sorciers ou non, étaient en libre circulation – et donc forcément jusqu’à Heath lui-même. Or, la seule clause dans ses contrats – outre le fait d’être payé – était que si on risquait de remonter jusqu’à lui, Heath se ferait une joie de rompre tous les liens pouvant le lier à ses employeurs.
Et Heath s’assurait toujours de bien préciser qu’il n’y avait pas trente-six façons d’y arriver.
Heath regarda sa montre. Il était bientôt minuit et son rendez-vous n’allait pas tarder. Il savait approximativement où cela se trouvait, mais il ne pouvait se permettre de se faire repérer. Par conséquent, il devrait prendre des dispositions gourmandes en temps. Il sortit de son sac une carte de la ville et traça mentalement le trajet fait en taxi depuis l’aéroport.
Bien sûr, celui-ci avait pris soin d’éviter les quartiers sensibles, sans doute pour laisser une bonne impression à son client et augmenter son pourboire. Il regarda les différentes lignes de métro – il savait en avoir croisé au moins une – et constata que son rendez-vous était accessible avec deux changements. Heath rangea la carte et alla fermer les rideaux de sa chambre.
Puis, il se rendit dans la salle de bain où il troqua son costume Moldu hors de prix pour des vêtements plus passe-partout. Il s’allongea sur le lit, éteignit les lumières puis alluma la télévision – il tomba sur un film inconnu – avant de programmer son arrêt automatique d’ici une demi-heure. Il attrapa ensuite sa baguette et transplana dans un léger pop, pour arriver dans une ruelle.
Il se précipita à l’extérieur et vit une station de métro à proximité. Il avait bien joué. Il acheta un coupon de ticket et se rendit sur le quai. Ses sens ne détectèrent aucune présence malveillante, signifiant qu’il n’avait pas été suivi. Gotham abritait près du quart de la population sorcière des États-Unis, par conséquent son transplanage s’était fondu dans la masse. Et pour plus de sécurité, la ruelle avait été choisie car déserte donc Heath n’était en infraction avec aucune loi.
Moins de vingt minutes plus tard, il se trouver devant l’entrée d’un bar-restaurant sur Robinson Avenue, dans West Side. Deux armoires à glace en gardaient l’entrée, et lorsqu’il s’en approcha, Heath ne put retenir un sentiment d’intimidation. Cependant, les deux hommes le jaugèrent à peine avant de le laisser entrer.
Après avoir rapidement traversé un vestibule, Heath ouvrit une double porte et découvrit un spectacle saisissant : ce qui de l’extérieur semblait être un restaurant parfaitement charitable dans ce quartier désolé, se révélait être en réalité une boîte de nuit. Des serveuses légèrement vêtues déambulaient entre les tables, les bras chargés de boissons de toutes sortes. Des projecteurs projetaient une lumières diffuse, intermittente et polychromatique. L’endroit idéal pour ne pas être vu.
Le volume sonore poussé à fond garantissait quant à lui de ne pas être entendu, notamment avec une musique plus ou moins mélodieuse sur laquelle se trémoussait une vingtaine de personnes situées sur une estrade. En s’avançant lentement vers le bar, Heath réalisa qu’il y avait également des serveurs parmi les employés. Mais ce qui l’attira particulièrement était la clientèle : ce n’était pas monsieur et madame tout le monde.
Ici un sénateur ; là, deux juges dont un visait la Cour Suprême ; au fond, il crut distinguer un groupe de chanteuses en vogues ; et même un parrain de Chicago là-bas. Mais ce n’était pas tout : Heath repéra également trois membres de la Confrérie des États-Unis d’Amérique des Walpurgis, un équivalent international de la mafia moldue chez les sorciers. Il crut même en reconnaître un qu’il avait failli coincer du temps des Magic Services.
La légende voulait que plusieurs des Mangemorts – un groupe de sorciers extrémistes – sévissant actuellement en Grande-Bretagne en avaient fait partie dans leur jeunesse avant de se retourner contre eux et de les chasser de leurs îles.
Lorsqu’Heath atteint enfin le bar, un barman accourut aussitôt, armé d’un torchon et d’un sourire qui se voulait séduisant.
« Vous prendrez quoi ?
— Je veux voir Alberto, répondit Heath sans détour. Où est-il ?
— Il n’est pas ici, affirma le jeune homme après une courte hésitation et un regard fuyant.
— Le rossignol m’avait pourtant dit qu’une feuille suffisait à l’attirer, déclara Heath en faisant glisser un billet de vingt dollar sur le comptoir.
— Je ne sais rien.
— Regardez de plus près cette feuille, poursuivit le sorcier tout en saisissant sa baguette.
— Je vois… En effet, une feuille suffit, mais encore faut-il que ce soit la bonne. Le rossignol est à sa table, au fond. »
Heath lâcha sa baguette tandis que le barman rangea prestement le billet dans sa poche avant de retourner vaguer à ses occupations. Heath se retourna et s’enfonça dans la boîte de nuit jusqu’à trouver celui qu’il cherchait. L’homme se leva et l’invita à le suivre à l’arrière. Tous deux gravirent un escalier – curieusement isolé du bruit – avant d’arriver dans un bureau tout aussi isolé.
Alberto Usignolo, de son vrai nom Edward Truman, était un des plus anciens parrains de Gotham. Autrefois à la tête d’un vaste empire, il s’était vu damné le pion par de nouveaux arrivants, principalement italiens – d’où son pseudonyme ridicule – pour finir comme propriétaire d’une chaîne de restaurant. Ne versant que dans le trafic honnête – autrement dit les armes et l’argent – il s’était constitué une assurance-vie en fournissant ses nouveaux concurrents, beaucoup plus ambitieux.
Le GCPD le laissait tranquille pour de nombreuses raisons, mais la principale était qu’il était du menu-fretin désormais. Sans parler de son âge avancé et l’absence d’héritier, ce qui assurait la dilapidation de son « Royaume » d’ici les cinq prochaines années. En l’observant, Heath ne put s’empêcher de penser qu’il avait face à lui un banquier retraité, ce qui était au fond à moitié vrai.
« Voilà donc celui que mes concurrents appellent le Faucheur.
— Il paraîtrait, répondit Heath.
— Bien. Votre réputation vous précède, loua le Rossignol. Le contrat que je vous propose est de la plus haute importance. Plusieurs personnes sont sans doute sur le coup et je préférerais que pour une fois, ce soit moi le vainqueur. Comme pour…
— Conclure en beauté et tirer votre révérence ? termina Heath.
— En un mot, oui. »
Heath hocha lentement de la tête tout en procédant à une correction. Le « Royaume » du Rossignol serait dilapidé d’ici Noël. Le vieil homme contourna son bureau, ouvrit un tiroir d’où il sortit une enveloppe kraft qu’il tendit à Heath.
« Voici votre contrat, présenta-t-il.
— Je vois qu’on me fixe une fenêtre de temps bien précise, remarqua les sorcier. Je n’aime pas agir dans la précipitation.
— C’est le moment le plus propice et celui qui sera le moins suspect, expliqua le parrain déchu. Personne d’autre n’agira à ce moment, personne n’osera. Moi si. Je paierai en conséquence.
— Le contrat porte sur les deux ?
— Seulement lui. Mais si elle est là, considérez cela comme un extra.
— Je ne fais rien gratuitement, vous le savez, rappela Heath. Ce n’est pas dans mon éthique.
— Au diable l’éthique ! balaya Truman. Je vous propose le contrat le plus simple qu’on puisse espérer. Vous n’allez pas chipoter.
— Il s’agit de deux personnes. Deux êtres humains.
— Que proposez-vous ?
— Deux cents briques pour les deux, cent cinquante pour l’homme. Si elle est seule, je n’agirai pas et vous devrez vous en remettre à un tiers.
— Vous êtes malade ! Nous voulons les effrayer, pas les réduire en cendres.
— Vous savez qui je suis, vous connaissez mes tarifs et mes conditions.
— Permettez-moi de les trouver excessifs, grommela le vieil homme.
— Si c’est le cas, vos gorilles feront surement l’affaire et ce sera gratis pour vous.
— À quoi vous servira autant d’argent ? interrogea le Rossignol.
— Pourquoi vouloir simplement les effrayer ? rétorqua Heath.
— Cela ne vous…
— Nous sommes donc clairs. Une envie particulière ?
— Pardon.
— Vous dites vouloir les effrayer. Vous voulez que je les menace ? Que je les agresse ? Que je sorte le clown de sa boîte ?
— Faites ce que vous jugerez bon, vous avez carte blanche.
— Pourquoi ne pas les tuer alors ? suggéra Heath.
— Vous n’êtes pas d’ici, n’est-ce pas ?
— Non, en effet, admit le sorcier.
— Gotham doit beaucoup à cette famille, dévoila le parrain. Ils sont par conséquent intouchables. Le Romain lui-même interdit de les toucher. Cependant, ils perturbent l’ordre des choses ici. Rien n’empêche à ce qu’une petite frappe s’en prenne à eux et les calme dans leurs ardeurs.
— C’est vous qui voyez. Mais je doute que ce soit la meilleure solution prévint Heath.
— S’ils meurent, je suis mort.
— C’est vous l’employeur. Si vous voulez me voir débouler en éléphant rose, dites-le. Revenons-en au règlement. Vous n’avez toujours pas répondu à ma proposition.
— Disons cent pour les deux et soixante-quinze pour le mari.
— Je ne descendrai pas sous les cent cinquante pour les deux. Pour le mari, j’accepte de ne recevoir que cent briques.
— Et si je refuse de payer ?
— Alors vous préférerez qu’ils soient morts avant. »
Cinq minutes plus tard, Heath sirotait un verre de scotch, qui se révéla être très bon, assis à une table isolée. Il regardait vaguement les clients se dévergonder sur la scène de danse tandis que les serveuses et les serveurs faisaient tout pour obtenir un bon pourboire.
Le vieil homme avait raison : il était difficile de faire plus simple dans cette branche de métier. La seule difficulté résidait à ne pas les tuer. La plupart des gens pensaient que de ne pas tuer des personnes était facile. Ils avaient raison. Là où ça devenait compliqué, c’est lorsqu’il fallait ne pas les tuer. Cela impliquait un contrôle total de la situation pour éviter toute dégénérescence.
La vie était bien plus fragile qu’on ne pouvait le penser. Il s’agissait d’un simple équilibre, et comme tout équilibre, elle n’acceptait qu’une faible marge de manœuvre. Après tout, ce n’est pas pour rien qu’on finissait par mourir un jour : l’organisme n’était tout simplement plus apte à lutter contre les variations pour rétablir l’équilibre.
Heath avait déjà une petite idée sur le comment procéder. Il ne devrait pas y avoir de soucis. Le contrat serait réglé dans moins de vingt-quatre heures et il passerait au suivant. Il vida son verre puis sortit du bar. Il chercha une ruelle à proximité et transplana directement dans sa chambre d’hôtel. La télé était éteinte. Silencieusement, Heath s’allongea et s’endormit presque aussitôt.
Le lendemain matin, il se réveilla en milieu de matinée, bien qu’il ne dût intervenir qu’en fin de soirée. Il voulait profiter du jour pour repérer les lieux et se familiariser avec ce qui serait son environnement lors du passage à l’acte. Il s’y rendit en taxi, habillé de façon neutre et décontractée.
Il repéra le lieu où devrait se rendre sa cible et en fit le tour, repérant les différentes issues. Il ne s’agissait pas de la laisser filer. Heath n’avait aucune idée si le couple était au courant des menaces qui planaient sur eux, et il ne voulait pas prendre le risque. Il passa le début d’après-midi à noter les rondes de police, ainsi que des truands et des « gros poissons ». Il nota également les heures de passages des bus aux différents arrêts et alla vérifia les horaires de la station de métro située deux blocs plus loin.
Puis, il entra dans le bâtiment en question. En connaître l’aspect extérieur et les issues était une chose, connaître l’enchainement des couloirs une autre. Sa cible venait ici pour une seule raison visiblement, et Heath devait connaître le temps qu’il lui faudrait pour sortir d’ici une fois le film terminé.
Il était près de six heures du soir lorsqu’il eut enfin en sa possession toutes les informations. Le film qui passait ce soir-là – Le masque de Zorro – disposait de plusieurs séances et il lui était impossible de savoir laquelle choisirait sa cible. Il se posta donc de l’autre côté de la rue, face à l’entrée. De là, il avait une vue parfaite sur les personnes entrant dans le cinéma.
Il regarda attentivement les photos, mémorisant chaque détail du visage de l’homme. Si la femme se présentait seule, Heath ne voulait pas perdre son temps. Et si elle accompagnait son mari, et bien ça accroîtrait ses gains. La première séance débuta et aucun signe du couple. Heath alla se dégourdir les jambes en faisant le tour du bloc.
Le soleil avait disparu derrière les hauts gratte-ciels, les lampadaires diffusaient une lumière diffuse sur la rue, mais il faisait encore jour : le ciel se teintait de couleurs de plus en plus vive. Les spectateurs sortirent de la première séance tandis que ceux attendant la suivante arrivaient peu à peu.
Heath redoubla de vigilance, s’agissant là de la partie la plus délicate de son contrat. Un bruit attira son attention sur la gauche et il vit une longue limousine tourner au coin de la rue. Il sut alors qui s’y trouvait et sut qu’il était temps d’agir.
Il se rapprocha de la foule se pressant devant le guichet et observa le véhicule s’arrêter face à l’entrée. Un chauffeur en descendit et alla ouvrir la portière arrière. L’homme qui en descendit était celui qu'il recherchait : grande taille, stature imposante, brun, une moustache touffue, un regard aimant mais qui imposait le respect. Et cet air qu’avait toute personne riche et bienfaisante, un mélange de compassion et d’intelligence.
L’homme croisa le regard d’Heath, et celui-ci crut être percé à jour. Mais un clignement d’yeux plus tard, le milliardaire s’était retourné pour aider sa femme à sortir. Resplendissante et rayonnante de beauté. Une femme aussi bien magnifique que raffinée et disposant d’une certaine grâce. Heath observa ses cibles, s’assurant qu’il n’avait pas été repéré, avant de partir dans l’autre sens.
Il s’agissait maintenant de mettre son plan en exécution. Il alla rejoindre le coin de rue où il avait repéré les truands un peu plus tôt dans la journée. Il s’approcha d’eux sans se faire repérer, et se mêla au groupe. Il devait en avoir une bonne trentaine et il devina à leur apparence qu’il s’agissait de minables, des petites frappes que les cadors utilisaient pour faire le sale boulot. Pas de travail honnête, pas d’argent – celui gagné disparaissait dans divers substances – pas de maison et à peine de quoi se nourrir.
Lentement et discrètement, Heath lança plusieurs sortilèges de l’Impérium. Ce n’était pas une mince affaire, mais tout ce qu’il demandait de ces pantins, c’était de lui signaler lorsque quelqu’un sortirait du cinéma. Il en plaça un à chaque entrée, lui-même reprenant son poste devant l’entrée principale. Il lui avait fallu près d’une heure pour regrouper son « équipe » et la mettre en place.
Désormais, il essaya de rester le plus concentré possible, afin de ne pas perdre le contrôle de la situation. Le signal convenu était un coup de feu, tiré en l’air, avec l’arme qu’avait donné Heath à chacun des truands. Pour se procurer les armes, il avait simplement fait appel à un sortilège d’Attraction dans la planque des truands. Il avait obtenu suffisamment d’arme, mais ne sachant pas leur fonctionnement, il n’avait aucune idée si elles allaient marcher.
Il regarda sa montre. Il restait moins de dix minutes avant la fin du film. Toujours aucun signe. Des personnes commençaient à arriver pour la séance suivante. Soudain, Heath perçut un bruit derrière lui et se retourna : un policer s’avançait vers lui.
« Vous n’avez rien à faire ici, monsieur ! s’exclama le représentant des forces de l’ordre.
— C’est une voie publique ! protesta Heath.
— Retournez dans votre trou à rat. Les gens de votre espèce n’ont rien à faire de ce côté-ci de la ville. Filez ou je vous embarque au poste et je vous y boucle pour la nuit.
— Je n’ai rien fait de répréhensible, objecta le sorcier.
— C’est ça, railla le Moldu. Et lorsqu’on va te fouiller, on va trouver un véritable arsenal et un labo portatif.
— Je ne porte aucune arme, ni ne consomme de la drogue. »
Le policier continuait à s’approcher, une main posée sur son arme. Son collègue se situait à quelques mètres derrière lui. Heath avait déjà été confronté à ce genre de situation et savait comment réagir. Il lâcha discrètement sa baguette et leva les mains en l’air. Le policier s’immobilisa quelques instants. Puis un coup de feu retentit.
Le signal.
Mais quelque chose n’allait pas.
Des cris puis un autre coup de feu, puis le silence.
La foule se dispersa, prise de panique. Le policier abandonna Heath et se précipita vers l’origine des coups de feu, suivi de près par son collègue. Ils disparurent à l’angle du cinéma. Heath récupéra sa baguette et se précipita à la suite des policiers. Il en vit alors un policier courir après un homme, un des truands sous Imperium.
Quelque chose n’allait pas. Heath s’approcha de la ruelle où se trouvait une des sorties du cinéma et découvrit le second policier, totalement immobile à quelques mètres de deux cadavres. Au milieu d’eux se trouvait un gamin qui ne devait pas avoir plus de huit ans. L’enfant hurlait de chagrin, de rage et de désespoir.
C’est alors que la vérité se fit aux yeux d’Heath, et il comprit sa monstrueuse erreur. En lâchant la baguette, il avait rompu par la même occasion le sortilège de l’Imperium. Heath s’approcha lentement, juste pour s’assurer s’il avait vu juste. Oui, les deux cadavres étaient ses deux cibles. Une mare de sang se rependait peu à peu autour d’eux. Des sirènes hurlantes s’approchaient, le policier courut en direction de la rue à leur rencontre.
Heath resta l’ombre, invisible des regards, observant le garçon seul en pleine lumière. On aurait presque pu croire en un tableau tragique. Une mise en scène parfaite. Puis le garçon porta son regard en direction de la rue et Heath crut même que le garçon le voyait, le fixait droit dans les yeux. Ce qu’il vit dans le regard de cet enfant si jeune l’effraya.
Ce regard n’exprimait qu’une seule et unique chose : vengeance.
Les sirènes se firent de plus en plus proches. Heath regarda dans leur direction et vit plusieurs voitures de police dépasser la ruelle, tandis que d’autres s’arrêtèrent un peu avant, ainsi que deux ambulances.
Il était temps pour Heath de disparaître. Il avait failli à son contrat et il savait qu’il ne faisait pas bon de rester ici. Un dernier regard à la scène et Heath transplana le plus loin possible de Gotham City.
Ce qu’il ne savait pas encore, c’est qu’il venait d’assister à la naissance d’une légende.