Pendant que Fred parle avec notre dernier client, je m’occupe de faire l’état des stocks. C’est un peu triste, mais cela fait bien trois semaines que nos clients se comptent sur une main. Les gens ont peur de sortir de chez eux, ce qui est fort compréhensible.
« Salut George ! »
Je sursaute si fort que je sens même mon cerveau cogner les parois de mon crâne. Par la barbe de la tante Muriel, j’ai perdu des neurones !
Je relève la tête et essaie de calmer les palpitations de mon cœur. Hein, palpitations de mon cœur ? Qu’est-ce que c’est que ce truc de femmelette ?
« Salut Angie » je réponds après m’être raclé la gorge. « Quel bon vent t’amène t’égarer par ici ? »
Elle s’assied sur un carton pas très loin de moi. Ça fait bien deux mois que je ne l’ai pas vu traîner sur le Chemin de Traverse. Faut dire que l’ambiance n’est pas très joyeuse en ce moment, surtout depuis la montée en puissance de Face-de-Serpent. Angelina replace une de ses mèches crépues derrière son oreille droite.
« Fred et moi avons a prévu d’aller nous balader de l’autre côté. En attendant qu’il ait fini avec son client je suis passée te faire un petit coucou et te demander comment tu vas. »
J’hoche la tête. C’est sûr que pour se promener, mieux vaut aller côté Moldu, c’est moins risqué. Et puis comme une partie de sa famille n’est pas sorcière, elle n’est pas très dépaysée. La jeune fille laisse vagabonder son regard à travers la pièce. Bon d’accord, c’est un peu en bazar mais c’est l’arrière-boutique, personne mis à part Fred ou moi n’est censé pénétrer notre antre. Mais elle ne dit rien, bien qu’elle semble avoir mille questions dans les yeux. D’ailleurs, je la trouve très jolie quand elle est aussi pensive.
« Je vais bien » je réponds un peu brutalement en me rendant compte de mes pensées, ce qui a le don de l’étonner. « Et toi ? »
Elle ne me répond pas immédiatement et semble me sonder du regard. J’ai comme l’impression de subir un sort de transparence. Ou d’être face à maman. Ses sourcils se froncent légèrement et je me sens un peu mal à l’aise. Mais hors de question de le lui faire remarquer.
« T’es sûr que ça va ? T’as l’air… bizarre depuis quelques temps, quelque chose ne va pas ? »
J’ai l’impression que tout m’échappe.
J’ai peur de ce qui peut t’arriver. De ce qui peut arriver à mes proches. De ce qui va certainement arriver.
J’ai des sentiments pour toi.
Fred t’aime et tu aimes Fred. J’ai comme l’impression que vous naviguez sur le petit bateau du bonheur pendant que moi je nage à contre-courant et que je me prends des houles.
Mais je ne peux décemment pas te dire ça, Angie. D’ailleurs, je me suis toujours demandé comment tu avais pu tomber amoureuse de Fred. Loin de moi l’idée de penser des choses négatives sur mon propre frangin mais pourquoi lui ? Pourquoi alors qu’on se ressemble comme deux gouttes d’eau au point que ma propre mère n’arrive pas à nous différencier ? Pourquoi alors qu’on est semblables au point d’aimer la même fille ?
« En fait, je me suis rendu compte que toutes mes chaussettes sont trouées, sauf une. Du coup je suis confronté à un dilemme : lequel de mes pieds aura le privilège de la porter ? »
Elle me regarde quelques secondes la bouche ouverte et les yeux ronds comme des souaffles, puis elle éclate de rire. Un rire très communicatif et tonitruant, tout à fait elle. Je ne peux m’empêcher de sourire en la voyant si hilare.
« Pourquoi ne pas marcher à cloche-pied alors ? » me suggère-t-elle ensuite.
« C’est une idée » dis-je en souriant davantage. « J’ai toujours pensé que l’avenir appartenait aux unijambistes ! Mais ça ne résout toujours pas mon problème… Pied droit ou gauche ? »
Elle prend le temps de la réflexion et me contemple très sérieusement, comme si c’est une des questions les plus difficiles qu’on lui ait jamais posé. Elle pianote ses doigts sur son menton avant de dire :
« Le droit »
« Pourquoi ? » je m’étonne
« Pour créer un parallélisme. Tu as déjà l’oreille gauche en moins, faudrait pas te déséquilibrer davantage ».
C’est à mon tour d’éclater de rire. J’avais presque oublié à quel point Angelina peut avoir de l’humour. Elle est d’ailleurs une des seules à plaisanter de mon handicap et je lui en suis reconnaissant.
« Touché » j’admets, ce qui a l’air de lui faire très plaisir.
« J’ai toujours su que j’avais plus d’humour que toi » dit-elle en souriant
« Je n’ai pas entendu » lui répondis-je en lui présentant mon trou
« T’es bête » s’amuse-t-elle avant de redevenir sérieuse. « Est-ce que… est-ce que je peux te poser une question ? »
Est-ce que je peux te prendre dans mes bras ?
« Oui, bien sûr »
Elle fait une petite moue gênée. La connaissant, je sais que la question qu’elle compte me poser l’a travaillée longtemps. Peut-être même en a-t-elle parlé à Fred mais qu’il n’a pas pu ou n’a pas voulu lui répondre.
« Tu… Comment est-ce que tu… enfin ton oreille ? »
« Oh, c’est trois fois rien. C’est ce qui arrive quand on écoute trop aux portes » dis-je avec un clin d’œil.
« Je vois » fait-elle sans aucune expression du visage, bien qu’elle baisse la tête.
Je sais qu’elle pense que je ne lui fait pas confiance. Mais je ne peux pas lui expliquer, je ne veux pas risquer de mettre encore plus en danger une fille que l’on aime. Celle-ci mordille sa lèvre inférieure du côté droit avec hargne. Je n’ai jamais compris pourquoi elle faisait ça… Bon d’accord c’est involontaire de sa part mais honnêtement ça attire le regard sur ses lèvres. Ses lèvres si attirantes et irrésistibles.
« A quoi tu penses ? »
Je sens mes joues s’empourprer et je préfère me détourner d’elle en faisant mine de replacer quelques cartons. Je l’entends émettre un soupir dans mon dos mais je suis déterminé à ne pas me retourner.
« Est-ce que je t’ai fait quelque chose de mal, Georges ? » demande-t-elle soudainement.
Je sursaute face au ton hargneux qu’elle vient d’employer et me redresse brutalement. Il faut dire que sa question est des plus étonnantes. Qu’est-ce qui lui prend de penser une chose pareille ?
Je l’entends dans mon dos faire quelques pas dans ma direction avant de contourner le tas de carton devant moi et se planter juste en face de moi. Je pose les yeux sur elle, réduisant la promesse que je m’étais faite à néant. Elle a les sourcils froncés et semble… désemparée. Plus, elle est carrément triste et je ne peux m’empêcher de m’en vouloir en sachant que c’est le responsable de cet état.
« Mais enfin Angie… » balbutiai-je « Qu’est-ce qui te fais croire ça, c’est ridicule ! »
Elle secoue la tête pour me détromper.
« Non ça ne l’est pas George. Tu… C’est plus pareil entre nous depuis un bon moment. On s’est éloignés. On ne se parle quasiment plus. J’ai presque l’impression que tu m’évites… C’est plus comme avant. »
Que puis-je répondre à cela ? Bien sûr que les choses sont différentes. Bien sûr que l’on a pris de la distance, tout simplement parce que Fred s’est immiscé entre nous. Je ne sais pas si c’est réellement une chose à dire de cette manière vu qu’il n’y a jamais eu de « nous ». Fred est devenu pour toi ce que j’aurai aimé être. Celui qui te prendrai dans ses bras quand tu aurais peur, celui à qui tu ouvrirais ton cœur sans réserves, celui que tu embrasserai sans retenue. Celui que tu aimerais, tout simplement. Et pourtant, je dois me contenter de n’être que le frère de ce celui. Parce que tu es la copine de quelqu’un d’autre. Pire, la copine de mon jumeau.
Alors comment t’expliquer Angelina, que je ressens de la culpabilité vis-à-vis de mon frangin rien qu’en te parlant ? Que j’ai l’impression de lui lancer un Sectumsempra rien qu’en regardant la façon dont ton sourire illumine tes yeux et ton visage ? Que je le trahis en songeant à t’enlacer d’une étreinte forte et amoureuse ?
Comment t’expliquer que je ne suis pas prêt à perdre mon frère rien que pour jouir de ton amour ?
« Surtout depuis que Fred et moi sommes ensemble. » achève-t-elle.
J’ai un mouvement de recul presque instinctif en entendant cela. A-t-elle deviné que je… Est-elle Legilimens ? Non, c’est impossible. Impossible.
« Est-ce que c’est parce que tu ne me trouve pas assez bien pour lui ? » demande-t-elle tristement.
« Bien sûr que non ! » je m’écrie, sans doute un peu trop violemment quand je la vois sursauter. « Je n’ai jamais pensé une chose pareille ! »
Je me sens vraiment blessé par ses propos. A-t-elle si peu d’estime d’elle-même pour penser ça ? Ou bien lui ai-je simplement laissé cette impression ? Quoiqu’il en soit, je m’en veux un peu d’avoir pu lui faire du mal.
« Angelina » l’appelai-je doucement en allant vers elle, espérant la réconforter un peu.
Elle me regarde étrangement et pour cause, elle n’avait pas l’habitude de m’entendre l’appeler par son prénom entier. Ni Fred d’ailleurs. Ses yeux ne sont pas pleins de larmes comme je l’avais cru et lorsque je constate cela, je ressens un élan d’affection envers elle me saisir tout entier. Angelina est une fille forte ; il en faut plus pour la faire pleurer. Mais je lis tout de même dans son regard une note de chagrin. Je m’approche d’elle et lui frictionne les bras qu’elle avait croisés contre sa poitrine en un geste de réconfort.
« Ne pense pas ça, je t’interdis même d’y penser ! Fred t’aime énormément. Et toi tu aimes Fred comme il est, ce qui m’amène simplement à penser que tu es folle pas qu’il ne te mérite pas… Et d’ailleurs, je t’admire même beaucoup pour le supporter à longueur de journée. Une vraie Gryffondor ! »
Elle éclate de rire, je me sens revivre !
« C’est vrai que parfois, j’ai envie de lui jeter un sort en pleine citrouille ! Comme la fois où il a fait pousser une deuxième queue à Nimbus j’ai cru que j’allais l’assassiner ! »
Je n’en doute pas une seule seconde. Nimbus est le chat d’Angie et elle y est plus qu’attachée. Je me souviens d’ailleurs de la fois en deuxième année où elle a collé une baigne à Lee Jordan qui avait malencontreusement mis le feu à la queue de ce pauvre animal. Quel caractère de lionne ! Fred devait savoir que c’était du suicide mais peut-être comptait-il sur le fait d’être désormais son petit-ami pour faire essayer notre nouvelle invention à Nimbus. Et vu que mon jumeau est encore vivant, il a certainement dû trouver de bons arguments pour la calmer… Je ne préfère même pas savoir lesquels.
« Je ne sais même pas pourquoi je te raconte tout ça, Fred t’en a sûrement déjà parlé. »
« C’est vrai » admis-je.
« On parle de moi ? »
Nous nous tournons tous deux vers l’entrée d’où Fred débarque en faisant léviter quelques cartons et autres fournitures qu’il dépose bien adroitement sur un tas dans un coin. Je mets un peu de distance entre Angie et moi pendant que celle-ci répond :
« Oui on parlait de toi… »
« Je le sais bien, de quoi pouvez-vous bien parler d’autre ? » la coupe-t-il en roulant des yeux comme s’il énonçait là une évidence.
« … Et de Nimbus. Dois-je te rappeler à quel épisode je fais allusion ? »
Moment de silence pendant lequel Fred se met à sourire d’un air fier et Angie le fusille du regard, bien que son regard soit un tantinet tendre.
« Bon » déclarai-je fortement afin d’attirer leur attention. « Je vais m’éclipser et vous laisser en tête à tête »
« En tête à tête tu parles, il y a certainement des oreilles à rallonge qui trainent dans le coin » sourit mon jumeau.
« Si seulement on avait créé ces lunettes qui voient à travers les murs » fis-je semblant de soupirer. « Salut Fred, à plus tard Angie ! »
Elle me sourit et m’adresse un signe de la main alors que Fred s’approche d’elle et glisse un baiser sur sa joue. Je me détourne et m’en vais, laissant derrière moi mon frère et la fille que nous aimons tous les deux.