Les larmes tombent. Intarissables. Comme un couperet.
Les sanglots jaillissent. Epouvantables . Comme une sentence.
Et l’indifférence. Oh ! L’indifférence ! Fruit détraqué d’un cœur devenu stérile.
Omniprésente indifférence. Terrible indifférence.
Elle ramène ses genoux contre sa poitrine. Serrée contre elle-même, en position fœtale, elle ressemble à un enfant qui a peur.
Ses mains se tordent ; ses doigts emmêlent ses cheveux.
Elle hurle. C’est terrible.
Puis elle gémit. C’est affreux .
Et un temps passe. C’est le silence.
« Jonathan… Jonathan… »
Elle se souvient qu’elle éprouvait du bonheur à prononcer ces mots, avant ; maintenant, elle a oublié leur signification. Mais elle se raccroche à ces quelques sonorités comme si elles étaient toutes sa vie
Il faut se cramponner à quelque chose. Même si c’est insignifiant.
Faire croire que l’on tient encore à quelqu’un. Même si c’est faux.
Cette femme affreuse à voir, c’est les ruines d’une Mangemort hautaine et sur-ambitieuse, les cendres de l’héritière de l’une des plus éminentes familles de Sang-Pur, les décombres d’une sorcière trop sûre d’elle, trop fière et trop arrogante.
Elle s’appelle Yolanda Yeabow, et elle se croit la plus malheureuse au monde.
Yolanda Yeabow ne sait pas très bien ce qui la maintient en vie.
Parfois elle regarde sa baguette, et pense au rayon vert qui a fusé sur Ariane.
Elle jette souvent un œil aux fioles de poisons du Manoir, aussi. Elle les sort du tiroir, les caresse, et les repose sagement.
Ce serait très simple. Terriblement simple.
Yolanda Yeabow s’imagine que si elle ne tente pas de reproduire de rayon de la mort sur elle-même, c’est parce qu’elle n’en a pas la force. Etalée misérablement sur son lit, pitoyable larve humaine, l’effort l’effraie.
Lutter pour chasser les pensées noires, cela la fatigue.
Fermer les yeux, et ne plus rien voir, cela lui demande déjà beaucoup.
Mais alors se lever ? Prendre une décision, peser le pour et le contre, et se lever ?
Chercher ces flacons, trouver celui qui causerait le moins de douleur, réfléchir encore, et boire ? Pas maintenant. Elle n’est pas prête. Elle est fatiguée. Elle n’a plus de force.
Et il lui reste encore des larmes à pleurer.
Certains vivraient pour se venger.
Intéressante éventualité, la vengeance. Yolanda aime avoir un but, elle aime traquer, elle aime faire payer aux gens qui lui ont fait du mal.
Se venger, cela implique de donner la douleur. Rendre la douleur.
Mais cela suppose également de sortir, de sentir le vent dans ses cheveux, et de se savoir vivante…
Et elle n’a pas la force de se savoir vivante.
Yolanda Yeabow pleure encore un peu. Elle ne veut pas se l’avouer, mais elle aime sincèrement cet homme qu’elle a trahi et dont elle n’a pas pu garder l’enfant. Ça lui fait mal, d’être attachée autant à quelqu’un qui n’en a sûrement rien à faire. Ça blesse son orgueil démesuré, sa fierté de femme. Pourtant, tant qu’elle saura que lui est encore vivant, elle ne trouvera peut-être pas la force de mourir.
La souffrance revient. Par pic, par vagues. Parfois, elle atteint son point culminant. Yolanda Yeabow sait qu’il existe des remèdes qui permettent d’oublier. Elle connaît l’alcool, les potions d’amnésies, les sortilèges d’Oubliettes, les Pensines. Ce serait agréable de tout oublier, de tout reprendre au début, et de devenir quelqu’un d’autre.
Extraordinaire. Soulageant.
Insensé.
Oublier les quatre années qui l’avaient le plus changé de sa vie ? Oublier comment elle s’était engagée dans les Mangemorts ? Et cette mission, où il avait fallu prendre du Polynectar, jouer le rôle de quelqu’un d’autre, pour infiltrer l’Ordre du Phénix ? Elle est tombée amoureuse, là-bas. Il s’appelait Jonathan Crewe, c’était un Auror formidable. Un formidable traître à son sang, aussi. Elle ne sait pas par quel miracle il lui a avoué qu’il partageait ses sentiments ; et ils ont commencés à vivre ensemble. Seulement, Jonathan n’a pas vraiment connu Yolanda Yeabow, mais aimé seulement le mirage qu’elle lui tendait – celui de la femme dont elle avait pris l’apparence, grâce au Polynectar.
Elle a découvert qu’elle était enceinte, ensuite. Elle a quitté Jonathan, parce qu’elle ne pouvait plus rester, qu’elle avait peur et que c’était trop dangereux. Elle est redevenue Yolanda Yeabow, est retournée à son Manoir, et a accouché d’une petite Ariane.
Alors oui, ce serait possible, oublier, mais ce serait avant tout une insulte à la mémoire d’Ariane. Et puis en oubliant le drame et en guérissant de sa douleur, elle se perdrait elle-même. La souffrance faisait partie de son être, maintenant.
Oublier équivaudrait à renoncer à celle qu’elle était devenue ; fermer ses plaies signifierait tirer un trait sur la femme amoureuse et la mère qu’elle avait été ; soulager sa douleur, ce serait faire comme si Ariane n’avait jamais existé.
Et cela, elle ne le peut pas.
Il faut penser à Ariane, à chaque instant. Chaque seconde.
Laisser son esprit vagabonder, et rire, et être heureuse, alors que cette enfant n’en aurait plus jamais l’occasion, ce serait indigne d’une mère.
Elle ne permet qu’au sommeil de la soulager quelques heures. Quelques heures seulement. Ensuite elle pousse un cri, et elle se réveille en sursaut, un goût amer dans la bouche.
Pourtant, Yolanda Yeabow sait que continuer à vivre ainsi, c’est se rapprocher pas à pas de la mort. Il y aura bien un jour où elle ne pourra plus dire non, où elle se jettera avec reconnaissance dans ses bras glacés.
Chaque jour est une lutte. Un mélange de larmes, de souvenirs, d’éclats de voix constitue son douloureux quotidien. Elle se bat, avec toutes ses chimères de jeune femme. Mais bientôt, elle le sait, ses espoirs faibliront, et la mince ligne qui la retient à la vie, à Jonathan, risque d’être tranchée.
Un cri déchire de nouveau le silence.
Le front de Yolanda Yeabow est brûlant ; elle halète.
Quelque chose d’extraordinaire vient de lui frôler l’esprit. Une esquisse de pensée.
Fugitive.
Alors, le rythme de son cœur s’affole, et elle plisse le visage ; elle pense.
Désespérée, elle fouille chaque recoin de sa mémoire.
On peut combattre les malheurs humains, par les jouissances animales.
Jeter le manteau de son humanité, abandonner le masque de ses sentiments, de sa compassion et sa pitié, et ne plus penser qu’à la douleur.
Donner la douleur. S’emparer de la douleur. Propager sa douleur.
Et dorénavant, elle n’aurait plus d’autre plaisir ; il lui semble illégitime de se contenter de joies saines et naturelles, maintenant que sa fille avait disparu.
Il y a quelque chose qui flotte dans l’air. Un baume. Un onguent.
C’est très doux, très facile. Ça l’enveloppe. Ça lui fait du bien.
C’est peut-être cela, la folie.
Elle se laisse sombrer. Ferme les yeux.
C’est même trop facile, trop doux.
C’est peut-être cela, le mal.
De vieux souvenirs jaillissent et, dans un éclat aveuglant, s’imposent à Yolanda ; elle les accueille, avec un sourire douloureux.
Elle se souvient.
Dans un recoin de son cerveau danse le souvenir d’une petite fille brune qui souffre. Elle-même, il y a plus de vingt ans. Parce qu’on ne veut pas d’elle, qu’elle n’a pas vraiment été désirée, et que c’est dur, de n’être qu’un enfant, de naître semi-accompli, quand on ne rêve que d’accomplir de grandes choses. La petite fille n’a pas encore de baguette. Lorsqu’elle décide de faire passer sa souffrance sur les petites fourmis du jardin du Manoir, elle le fait à mains nues.
Elle se souvient. Encore. Une adolescente hautaine retient une larme. Elle a bien changé, depuis le temps où elle s’amusait à faire mal aux animaux. C’est dur, l’adolescence. Elle voit les autres qui rient, et qui aiment, et elle a un peu le sentiment de passer à côté de sa jeunesse. Bien sûr, il y a ses livres, et ses camarades de Serpentard, mais cela ne lui suffit pas vraiment. Il y a tout au fond d’elle un sentiment d’incomplétude que rien ne peut vraiment combler. Et un goût très amer, qu’elle ne parvient pas à chasser de sa bouche. Cette fois, lorsqu’elle voudra faire passer sa souffrance, elle sera plus discrète. Elle a gagné en maturité, mais préfère utiliser des cobayes humains. Il paraît que l’hypocrisie est une bonne arme quand on veut arriver à la manipulation. C’est parfait. Elle a hâte de gâcher le bonheur d’autrui, ce bonheur qu’elle n’est pas parvenue à gagner elle-même. Et l’on dit que la souffrance morale atteint bien plus que la souffrance physique.
Un rictus sinistre étire les lèvres de Yolanda Yeabow.
Bien sûr.
Elle ne sera pas la seule à souffrir, à partir d’aujourd’hui. Non, elle retournera voir les Mangemorts. Qu’ils ne s’inquiètent pas. Evidemment, ils seront rebutés d’abord par l’échec de sa première mission, mais elle saurait redorer son blason. Elle se donne au maximum deux ans pour compter parmi les plus fidèles serviteurs du Seigneur des Ténèbres. Caressant sa baguette, elle songe déjà, avec un sourire, aux sortilèges de Doloris qui en jailliront.
Ensuite, il faudra qu’elle termine ses études. Elle a vingt-deux ans, la vie devant elle. Il fallait qu’elle obtienne son diplôme, et qu’elle trouve le moyen d’enseigner à Poudlard, de se retrouver face à ces enfants qui avaient eu la chance de survivre. Eh bien elle leur fera regretter d’avoir survécu, elle se le jurait. Ils découvriront ce que c’est, d’avoir mal. Comme elle.
Les premières pulsions commencent à la saisir. Elle s’entraîne dans une mécanique infernale, s’emprisonne dans les rouages de la machination du diable. Elle sait qu’elle n’en sortira peut-être plus jamais, et elle sourit.
On peut combattre les malheurs humains par des jouissances animales.
Yolanda Yeabow va survivre. Et accomplir de belles horreurs.
Elle traversera le temps, parcourir les années, et rester égale à elle-même, sans changer une seule fois. Elle gardera les mêmes habitudes, les mêmes cris, les mêmes colères parfois ; sur son visage resteront figés les mêmes sourires glacés, les mêmes expressions froides, les mêmes traces de larmes.
Le souvenir d’Ariane ne la quittera jamais ; il restera accroché à son cœur comme des espoirs infondés de gosses, trop grands pour nous, trop extraordinaires, qu’on ne se résout pourtant pas à lâcher.
Le souvenir de Jonathan, lui, la hantera, et la poursuivra jusque dans ses rêves. Jonathan Crewe, le bel homme blond dont elle n’a pas su garder l’enfant, elle pleurera beaucoup pour lui.
Au bout de quelques années, elle réussira à inspirer le respect, puis plus doucement, à fixer la terreur autour d’elle. Lorsqu’on la croise, bientôt, on tremble. Tout haut, on dit « C’est un exemple ! » ; tout bas, on murmure : « c’est un monstre ! ». Dans ses yeux, il y aura toujours l’indifférence. Elle saura plus produire de sentiments. Lorsqu’on veut devenir machine, et appliquer la mécanique de la douleur, il ne faut plus savoir s’attendrir.
Mangemort abjecte ; professeur incomparable.
A Poudlard, elle se montrera passionnée et se vouloir passionnante. Elle mettra tout le peu d’énergie intellectuelle qui lui restera dans l’édification de cours attractifs et captivants.
Mais les élèves resteront pour elle un moyen de vengeance. Eux, ils vivent, alors qu’Ariane restera à jamais figée dans sa deuxième année.
Dix ans s’écouleront.
Ce sera un jour de rentrée, un soir de Répartition. Une petite fille blonde s’avancera jusqu’au Choixpeau. Elle aura bientôt douze ans, et posera sur le monde un regard bleu d’acier que Yolanda connaît bien.
Et avant même qu’elle ne soit répartie à Gryffondor, Yolanda Yeabow saura qui elle est, cette petite fille.
Avant même de baisser les yeux sur la liste des élèves, avant même que son nom ne retentisse dans la grande salle, elle comprendra qu’on s’est joué d’elle, qu’il s’est joué d’elle.
Ecumante de rage et d’amour, Yolanda Yeabow sentira se réanimer un cœur improductif et stérile pendant presque dix ans.
Et résonne dans la Grande Salle le nom lourd de sens, le nom délicieux et infernal ; et éclatent, comme un scandale, les mots douloureux, les mots envoûtants. Comme une punition, comme une promesse…
« Ariane Crewe »