Voici ma participation au concours En avant la musique !
Dans le texte, des allusions à des chansons de jazz, notamment, Strange fruit de Billie Holiday, Summertime de Ella Fitzgerald et Louis Armstrong.
Bonne lecture !
Assis sur son sofa en velours brun, un bras passé par-dessus l'accoudoir, la tête reposant sur le rebondis du dossier, Kingsley Shackelbot sirote à petite gorgée un whisky presque plus vieux que lui. Il secoue la main, le liquide ambré fait des vagues dans sa prison transparente et les glaçons tintent discrètement. Il tousse, d'une grosse toux grasse et repose son verre brutalement sur la table. Le liquide jaillit contre les parois puis tombe hors du récipient, l'entourant d'un halo brillant. Avec des gestes secs et maladroits, le vieil homme sort un mouchoir de sa poche, l'ouvre devant son visage et laisse sa toux aller. Tout son corps se penche vers l'avant, comme tordu de l’intérieur, comme secoué par une force invisible. Lorsque cela cesse, l'homme semble épuisé. Il passe une main sur son front puis jette le mouchoir sur la table, si près du verre que le tissus absorbe aussitôt le liquide renversé.
Kingsley se lève avec précaution et se dirige vers la fenêtre grande ouverte. Il pose ses mains sur le rebord et prend une longue respiration. Dehors, les lampadaires sont allumés. Il y a du monde à la terrasse des cafés, le bruissement des conversations montent dans l'air et bien qu'incompréhensibles à l'oreille, Kingsley y devine des secrets de jeunesse. Pour eux c'est l'été et la vie est facile. Il sourit doucement, comme un vieil oncle satisfait des progrès des enfants. Le ciel est clair, la nuit est belle, oui, ces temps-ci la vie est facile.
Il se détache de la fenêtre et jette un œil au salon. Il vit ici depuis ci longtemps maintenant, il est peut-être temps de changer de maison, il commence à se lasser. Les souvenirs viendront avec lui, ça oui, les souvenirs sont en lui. Machinalement il porte une main à sa poitrine et par dessus sa veste en tweed il sent son cœur battre plus fort. Fichu vieux corps qui faiblit, sacré engin qui l'a fait tenir jusqu'ici. Une nouvelle toux le secoue, moins forte que la précédente. Il sort de nouveaux un mouchoir et durant de longues secondes il crache et racle la maladie au fond de lui.
Il se redresse et prend une grande inspiration. D'une main lasse, le bras lourd, il s'essuie le front. Comme aimanté, son regard tombe sur l’étui près la bibliothèque. Le cuir noir bien lustré réfléchi les lueurs de la nuit. Un sourire étire les lèvres séchées du vieil homme. Il avance vers l'objet et du bout des doigts le caresse. Il attrape la poignée sur le côté et le tire vers lui. Un effort encore et il le laisse tomber dans le canapé. Du plat des deux mains il lisse la boite, révérencieux dans chacun de ces gestes. Après une minute il défait d'un doigt expert le loquet et il soulève le couvercle. Sous ses yeux, la trompette de sa jeunesse repose tranquillement, comme endormie après tout ce temps. Il la prend entre ses mains et la soupèse avec douceur, comme berçant un petit enfant. Il secoue la tête pris par une émotion qu'il pensait disparue. L'envie de sentir l'instrument contre son corps est de plus en plus pressante. La musique est là, dans son ventre, elle chauffe à l’intérieur.
Avec le plus de délicatesse dont sont capables ses mains fragiles, il positionne l'instrument. Ses bras n'ont plus la force d’antan et ils les sent frémir. Il insiste, raffermit sa prise. Il a envie de jouer, ce soir là, ce sera peut-être la dernière fois. Il y a des partitions dans l'étui, des vieux standards de jazz moldu, cette musique qu'il aime tant. Il n'a pas besoin de les regarder, il connaît chaque mélodie sur le bout des doigts tellement il les a jouées. Il ferme les yeux, prend une grande inspiration et pose sa bouche contre l'embouchure. Un frisson le parcourt. Il gonfle le ventre et souffle une première note. Ses doigts se positionnent d'eux même sur les pistons
Les notes de Summertime coulent presque malgré lui, elles rebondissent dans l'air, comme portée par un souffle qui vient d'ailleurs. Son corps vieux et fatigué qui ployant contre l'âge quelques minutes auparavant se tend en avant. Le jazz est plus fort que tout, se dit Kingsley en pensée. Depuis toujours le jazz est le cri des hommes à qui ont dit de se taire. La mélodie change soudain, se transforme et c'est une autre qui retentit dans le petit salon. La langueur d'un été sans joie dans l’Amérique ségrégationniste ramène le vent du sud, ce même vent qui fait se balancer d'étranges fruits aux branches des peupliers.* Les pleurs des noirs sacrifiés viennent grincer dans les lattes du plancher. Et par la magie de la musique, c'est comme si Billie Holiday elle-même couvait du regard son vieil ami.
Kingsley bien droit sur ses jambes se balance d'avant en arrière. Une larme s'écoule de ses yeux fermés. La musique rappelle en lui une souffrance qu'il n'a jamais voulu connaître mais il n'a pas eu le choix, il est né à une époque qui a fait que... Ca oui, il a vécu. Il en a vu des choses... Les hommes ont un talent fou pour se faire souffrir les uns les autres. D'autres larmes se succèdent. Il se souvient des années de la Terreur, de ces hommes qui étaient des loups pour les autres hommes. Des ses enfants sans familles qui se terraient pour échapper à des adultes désenchantés et plein de haines. Et puis ces morts qui s'entassaient dans les pages finales de la Gazette. C’était il y a longtemps mais il a encore le blues. Ils disent que le temps répare les blessures mais ce n'est que mensonges et hypocrisie. Le temps ne fait que faire se souvenir. Le temps force la main. Le temps...
Il n'y a que le rire d'un enfant pour réparer un cœur brisé. Un rire innocent qui redonne l'espoir d'une jeunesse plus douce et plus forte. Kingsley l'a toujours dit, c'est la jeunesse qui répara le monde, qui lui insufflera la vie et l'envie qu'il mérite. Il y croit dur comme fer. Comme souvent ses pensées se tournent vers Rose. Ce petit bout de femme qu'il a vu grandir, cette jeune fille magnifique qui fera de grandes choses, oui, il le sent. Elle est forte, comme son père et comme sa mère. Elle veut changer les choses, elle veut un meilleur monde. D'autres larmes à ses yeux, encore. Mais de joie cette fois. Rose, qui toute petite se pendait à ses jambes et l’appelait « Kiki » parce que vraiment, Kingsley c'est un drôle de nom. Avec émotion il se souvient de la petite main blanche de Rose sur sa joue noire, de ses yeux dans les siens qui lui demandait d'autres chansons et d'autres histoires. Et puis il la revoit, monter dans le train pour Poudlard, ses grands yeux effrayés et sa main crispée sur la anse de sa valise. Il se souvient les paroles qu'il avait dites à son oreille alors qu'elle se pendait à son cou.
« Kiki, tu vas me manquer ! Je ne suis pas sûre d'avoir envie d'y aller tu sais ? »
« Tu vas y aller Rose, et tu vas leur montrer qui tu es. »
Puis il y avait la Rose d'aujourd'hui qui débarquait dans son petit appartement comme un ouragan timide. Elle s'asseyait sur le canapé et elle lui raconté ses amis, ses amours et ses soucis. Elle était heureuse et lui il était fier.
« Tu sais Kiki, c'est parce qu'il y a eu des hommes comme toi que maintenant... »
« Maintenant ? »
« Que maintenant c'est bon d'être ne vie. »
Il sourit doucement. Il a contribué, c'est vrai à cette ère nouvelle. Il a été un combattant pendant la guerre, un politicien aimé pendant la reconstruction mais il n'a jamais eu de famille. Les gens qu'il a aimé sont morts pour la plupart, comme Tonks qui était comme une fille pour lui qui n'avait pas d'enfants. Et puis évidemment, Lee Jordan, ce gamin farceur, bourré d'espoir même les jours les plus noirs, ses amis les jumeaux Weasley desquels il ne restait que George estropié à jamais. Il y avait eut Remus, son ami sincère, Sirius auparavant qu'il regrettait beaucoup, Maugrey, ce fou qu'il avait appris à apprécier, Dumbledore, évidement, leur guide à tous et tant d'autres encore... Les noms des amants, des amis, des frères, des sœurs des parents, tous se mélangeaient dans sa tête, à ses yeux ils étaient tous des héros et c'est ainsi qu'il voulait se souvenir d'eux.
Évidement, tous ses amis n'étaient pas mort, il restait Molly et Arthur, Bill, sa douce Fleur, Minerva qui était très très vieille désormais restaient. Et il y avait Harry et ses amis, résolument adultes maintenant, œuvrant encore pour leur monde. Ils avaient bien grandis tous, ils étaient devenus de belles personnes. Des parents aussi, et dans le regard des enfants Kingsley était très heureux de ne voir que de l'insouciance. Finie la Terreur, finie la guerre.
Les dernières notes de Summertime viennent clore la chanson et les souvenirs. Il laisse tomber ses bras le long de son corps. Sa main reste fermement accrochée à l'instrument. Il n'a plus de souffle et il se sent presque défaillir tout à coup. Il est décidément trop vieux pour ce genre d'exercice. Il pose la trompette dans son étui, les mains tremblantes et se laisse tomber dans les coussins du canapé. Son cœur bat trop vite, son corps à du mal à reprendre le rythme. A le jazz, ça vous fait vivre comme jamais, comme si c'était les dernières secondes. Il sourit encore et passe une main sur son crâne dégarni. La musique résonne encore à ses oreilles. Il entend entre les accords, le cri de musiciens trop sages pour leur époque. C'est la liberté qui a guidée leur voix et elles continuent encore, de chanter aux hommes, ce que c'est le bonheur et ce que c'est la vie.
Kingsley soupire et pose les mains à plats sur ses genoux. Il y a eu des atrocités dans ce monde, des choses sans nom et qui n'en méritent pas, mais il garde l'espoir que tout s'arrangera. Il est comme ça, il croit encore à la magie des choses. Comme un enfant. Le monde sera beau, terriblement beau, absolument beau car on se battra pour. Mais pas lui, il a fait son temps et il a fait sa guerre. Maintenant il est fatigué. Très fatigué.