Elle est là.
Je la vois.
Ici.
Là.
En moi.
Elle dort.
Dedans.
Dehors.
Maman…
J’étouffe.
Dans mes poumons, l’air s’engouffre ; j’étouffe. Il y a quelque chose, dans mon univers, qui est de trop. J’ai peur de chaque mot.
J’ai peur des mots que je n’ai jamais prononcés ; j’ai peur de mes rêves, où ils apparaissent ; j’ai peur de son absence, et de sa mort, et du grand vide qui est tombé sur moi. La peur ne me quitte toujours pas. Elle est là ! – je le sens – elle est là…
Il y a un éclair violent. Le vent souffle.
J’étouffe.
Je suis revenue,
Dans cette ville au loin perdue,
Où j’avais passé mon enfance…
Ariane fait un pas. Elle regarde en arrière. Elle palpite toute entière.
Puis elle avance.
Ariane se sent stupide. Elle serre les poings. Elle retient les larmes meurtrières.
Puis elle avance.
Ariane a de longs cheveux blonds qui coulent dans son dos, un regard clair et une expression sombre ; les singularités de ce visage sont saillantes.
Ariane a un visage parfait, des traits réguliers, un corps fin et souple, et elle est grande ; sa beauté est remarquable.
Ariane porte une expression placide en permanence et ça lui pèse comme on porte un enfant ; une flamme endiablée brille dans ses yeux.
Ariane a trente deux ans. Il y a vingt ans, elle a découvert qu’elle avait une mère.
Elle sait que ce n’est pas un hasard, si ses pas l’ont portée ici ce soir.
Pendant des années, elle a étouffé une envie qui lui mordait le ventre.
Sa raison hurle qu’elle n’est pas prête à affronter certains fantômes.
Alors Ariane a peur et elle a mal et elle tremble.
Alors Ariane hésite – puis elle avance.
Et bientôt, devant elle, l’allée se dresse – l’allée s’impose.
Elle se souvient.
C’était une longue allée, très large, bordée de grands arbres majestueux et de Manoirs affreux.
C’est toujours une longue allée – avec les mêmes arbres.
J’ai voulu revoir…
Le coteau où glissait le soir,
Bleu et gris ombre de silence…
Ariane a longtemps rêvé de cette allée là.
Lorsqu’elle l’a revisitée en souvenir, tout était flou.
Pourtant, quand elle y revenait la nuit, dans son sommeil, tout était clair.
Sauf qu’elle se réveillait avec un goût amer dans la bouche – et un cœur qui battait la chamade.
Le quartier sorcier le plus riche d’Angleterre fait toujours un peu peur, avec son calme, son vide, et ses Manoirs aux poignées d’or.
Mille fois elle l’a redouté.
Mille fois elle est passée près d’ici. Passée et repassée.
Et mille fois elle s’est dit : « pas encore ».
Longtemps après,
Le coteau, l’arbre se dressant,
Comme au passé…
Il y a des bouts de nous qu’on éparpille partout sans le savoir.
On passe quelque part, puis les années passent aussi et on oublie le lieu.
Mais lui se rappelle toujours de nous.
Même des années après.
Alors, lorsqu’on revient, les images, les sons, les odeurs qui nous appartiennent et qu’on a égarées, des années auparavant, rejaillissent et réactivent, dans le même mouvement, cette chose extraordinaire – un automatisme, un mécanisme, pratiquement infaillible et totalement inconscient – cette chose extraordinaire du souvenir.
Croyant étouffer sous mes pas
Les voix du passé qui nous hantent…
Et reviennent sonner le glas…
Et tandis que le mécanisme s’enclenche pour ne plus s’arrêter, les pas d’Ariane, parallèlement, s’affirment, et sa démarche s’assure, et sa silhouette s’enfonce à une vitesse de plus en plus accélérée dans la nuit naissante.
« Ariane… »
On l’appelle ; elle se retourne.
Il n’y a rien.
« Ariane… »
Il n’y a rien.
C’est une voix de femme ; elle frémit.
« Ariane… ? Jonathan, où est Ariane ? »
La voix est en elle.
Tapie sournoisement au fond de ses entrailles, glissant goulûment le long de son cœur, frissonnante de la passion qui l’a toujours animée, la voix de Yolanda Yeabow se répète en milles échos terrifiants.
Et c’était les mêmes odeurs !
Et j’ai laissé coulé mes pleurs…
Mes pleurs…