— Hm... Acidulé.
Charlie eut un air dépité.
— « Acidulé » ? Alors que moi j'ai droit à foie de crapaud, morue... poubelle depuis tout à l'heure ?
Il fourragea dans le sachet à moitié vide de dragées de Bertie Crochue avec vigueur, comme si en les faisant tournoyer dans tous les sens il en tirerait le goût le plus immonde.
— C'est même pas un goût ça, d'abord, « acidulé »..., grommelait-il.
Il tendit une dragée rose pâle à Tonks qui la posa de mauvaise grâce sur sa langue. Avec l'air du condamné à mort, elle donna deux coups de dents dans la friandise, avant de recracher la boule pleine de salive et de traces de dentition dans l'herbe du parc.
— T'es dégueulasse ! s'esclaffa Charlie.
— Ça a un goût de fraise, gémit Tonks.
Charlie fit les gros yeux. On entendait presque les mots « morue » et « poubelle » s'entrechoquer dans son esprit.
— J'aime pas ça, fit Tonks en haussant les épaules, comme pour s'excuser.
Charlie secoua la tête de droite et de gauche comme on le fait devant une gamine capricieuse et s'allongea dans l'herbe, les mains sous la tête. Cinq secondes plus tard, il se relevait aussi sec en lançant à son amie un drôle de regard. Celle-ci avait arboré la même tête une seconde plus tôt et trouvait depuis la coccinelle qui passait à ses pieds absolument fascinante.
— Je t'ai fait un gâteau aux fraises pour ton anniv'.
Ah bon ? Il était sûr ? Elle ne s'en souvenait plus.
Non, et puis, ça dépendait des fraises aussi...
En fait, c'est le goût des bonbons à la fraise qu'elle n'aimait pas, voilà, la fraise en elle-même, ça allait.
Quoi ? Pourquoi il riait ?
Sous sa tente, à la réserve de Sighisoara, il prenait la plume et le parchemin. Ses yeux brillaient à la lueur de sa lampe à huile, perles humides dans le coin de ses paupières. C'était le soir, son thé bouillait au milieu de la tente et peut-être qu'un réserviste passerait faire un jeu de cartes avant que chacun regagne son plumard respectif. On rigolait pas trop sur les horaires à la réserve de Sighisoara, car le lendemain tous savaient qu'une longue et éreintante et magnifique journée s'annonçait.
Le vol d'un dragon traversa l'esprit de Charlie et il s'apaisa un peu. Machinalement, il passa une main sur son flanc brûlé qui gardait une cicatrice rose, large comme une petite flaque.
C'était pour les dragons qu'il était parti, qu'il avait tout quitté, et qu'il l'avait quittée elle, son amie et son amante à la fois. Sûrement s'attendait-elle à plus, et peut-être lui aussi. Oui, lui aussi avait ressenti son choix comme une douloureuse traîtrise, comme un terme à ce qu'ils avaient construit. Une belle amitié, un début d'amour dont il faisait de la fumée. Mais, quelle que fût la douleur, toujours, il y avait eu l'appel des dragons, de l'inconnu, de l'aventure, qui le faisait regarder ailleurs. Il y avait toujours eu des rêves qui allumaient son corps, plus encore que le fait d'être loin d'elle avait pu le consumer. Il savait, au fond. Il savait qu'il ne se serait jamais épanoui autrement qu'en faisant ce choix. Il était de ces gens, Charlie, qui avaient besoin de partir pour se trouver, et d'aimer leurs proches de loin, de rêver d'eux plutôt que de les vivre. Il avait besoin de jours intenses car le quotidien ne lui suffisait que s'il était dangereux et brûlant, et ces gens-là qui veulent trop vivre, ces gens-là sont des traitres.
Charlie jeta la dragée rose pâle dans la corbeille, tout près du sachet de dragées de Bertie Crochue entamé. Quinze ans après, il avait eu le même réflexe qu'elle et l'avait recrachée.
Au coin de ses yeux, les perles crevèrent, roulèrent, le long de son visage où s'était accumulée la poussière – un mélange de suie, de terre soulevée, de débris dans l'air. D'autres suivirent, assez pour laver ses joues entières.
Sans voir ce qu'il faisait, mais avec la force de l'habitude, il prit la plume, le pot d'encre et le parchemin et commença à écrire.
— Hé, Teddy !
Victoire pointait du doigt une tâche noire haute dans le ciel dégagé, qui grossissait à vue d’œil. Les deux enfants suspendirent leurs jeux (ils s'amusaient à imiter les grandes personnes — Teddy était un peu avantagé par ses dons de métamorphomage... quand il ne se retrouvait pas de façon permanente avec un nez de dix centimètres de diamètre au milieu de la figure).
Ce ne fut pas un hibou mais une chouette effraie qui se dessina peu à peu sous leur regard attentif. A mesure qu'elle se rapprochait, Teddy trépignait. Il savait que cette chouette provenait de Sighisoara.
Lorsqu'il reconnut l'écriture sur la grosse enveloppe, il sut qu'il ne s'était pas trompé. Cette fois, seulement, Tonton Charlie ne lui avait pas envoyé qu'une lettre, il y avait également un paquet emballé au papier kraft à l'intérieur. Il défit prestement le paquet qui craquait sous ses doigts, et en sortit un sachet de dragées Bertie Crochue... déjà entamé. Dans un PS, son oncle s'excusait, « il n'avait pas pu s'empêcher de taper dedans ».
Tandis que Teddy se plongeait dans une énième relecture de la lettre de son oncle préféré, son héros couvert de brûlures, Victoire s'ennuyait, éclipsée en même temps que leurs jeux de l'esprit de son ami. Allongée dans l'herbe du jardin d'Andromeda, menton dans les mains, elle balançait ses pieds en l'air avec une moue boudeuse.
— T'en as de la chance, soupirait-t-elle en soufflant une mèche de ses cheveux blonds, il t'envoie toujours plein de lettres à toi, Tonton Charlie...