L’horizon de la campagne anglaise s’était ciselé de pêche et de blanc.
Et tandis que le vent ébouriffait ses cheveux sombres, tandis que les bourrasques son âme fraîchement éveillée, Yolanda se sentit terriblement émue par les nuances immaculées habituelles.
Alors, enfin, lorsqu’elle fut certaine d’être arrivée, d’être en face de la stèle sombre — lorsqu’elle fut certaine — enfin ! — d’avoir versé sa première larme, elle parla.
Longtemps, elle parla.
Et ses paroles ne contenaient ni poison ni tendresse flagrante, mais ressemblaient surtout au flot ininterrompu de pensées qui la traversait, au temps lointain où tout était rouge, sombre et violent dans sa vie.
Ainsi, le rythme de ses mots était si vide et si agressif — elle y mit tant de fureur et tant d’amour — qu’elle ne sut pas très bien, plus tard, si elle n’avait parlé que dans sa tête — et ainsi, le flux de ses paroles s’était mêlé au cours de ses pensées — ou si, dans sa folie, les mots étaient allés jusqu’à franchir ses lèvres pour aller jusqu’à la tombe, et atteindre les restes du mort.
« Tu es toujours là.
C’est bête de le dire comme ça, mais ça me rassure en même temps que ça me fait un peu peur.
Et j’ai beau penser qu’un jour, je serais aussi comme toi — toujours là — sans bouger — immobile et froide — j’ai compris que ce jour ne devait pas être aujourd’hui.
Tu dois me mépriser — de venir trop peu ou trop souvent, je ne sais pas — je ne t’ai pas assez connu pour deviner ces choses — seulement je suis certaine que tu me méprises quand même.
J’aurais aimé être digne de toi.
Epouser Jonathan Crewe, ça aurait été digne de toi, n’est-ce pas ? Tu l’aimais bien, Jonathan Crewe — tu l’aurais aimé si tu l’avais vu davantage — je sais qu’il t’aurait plu. Et je crois bien que ce qui m’a poussée vers lui —oh ! longtemps auparavant — ça a été d’abord mon amour du grand, mon amour du beau, ma foi dans un rêve étincelant — mon amour de toi.
Ma mère m’a transmis le goût du faste, mais tu m’as appris que même mes rêves — lorsqu’il fallait en faire — devaient pousser avec fierté et croître avec orgueil.
Au lieu de cela, j’ai été la maîtresse de Jonathan Crewe, et puis celle de son frère.
Ca, ce n’était pas digne de toi.
Je t’ai déjà dit que je n’ai plus aimé personne longtemps après t’avoir perdu.
Les gens — les gens ! — croient aimer mais ne savent rien. Ils disent qu’aimer, c’est dans les regards — c’est aimer des regards ! — aimer des présence — s’enticher de souffles et d’yeux qui se posent sûr nous — et sûrement n’ont-ils pas tort… Seulement, souvent ils s’imaginent que les relations se lient et se délient comme des fils — mais ce qui m’a lié à Jonathan, à Ariane, à Théodore ou à toi, Papa, ce n’étaient pas des fils — c’étaient des chaînes !
Moi je sais — je ne le sais peut-être pas mieux que les autres — mais aimer pour moi, ça a toujours été des cris, des douleurs, des larmes qu’on fout au font de ses paupières, de grandes tragédies ! du sang qui bout longtemps, des soleils extraordinaires ; c’était boire des sourires comme un élixir ; être douce, et tendre — et devenir folle !
Cette folie-là m’a prise — rien d’autre — celle d’aimer.
Depuis ta mort, jusqu’à l’arrivée de John, je contenais cela.
Et je le contenais comme on contient des souvenirs ! — sans le dire, sans le répandre, en prenant garde à ne pas en verser sur le sol par inattention… — c’était mon élixir.
Et maintenant… maintenant qu’Ariane est revenue…
Si tu l’avais vue revenir ! Si tu l’avais vue, sous cette pluie ruisselante — avec ses yeux brillants, Seigneur, ses yeux ! — je crois bien que ses yeux ont quelque chose des tiens…
Cette enfant… — cette enfant m’émerveille, cette enfant est mienne — et je suis son esclave.
Papa est-ce que tous les parents aiment comme je l’aime ? Je les regarde et je doute. Peut-être est-ce les mères seulement. Je les étudie et je m’interroge. Papa, je suis tombée novice dans cet art où d’autres baignent depuis la naissance. Ma mère était sèche, calme et froide. Je crois que je lui ressemble.
Mais Ariane est arrivée… — Papa, ça a tout bouleversé.
Papa, je t’ai cherché dans la silhouette de Jonathan Crewe ; je t’ai cherché dans la brume de mes souvenirs ; et, une fois que tu étais parti, je me rappelle t’avoir appelé de toutes mes forces — de toute mon âme. J’ai fréquenté beaucoup de réceptions, j’ai parlé à beaucoup d’hommes, je les scrutais avec une avidité sur laquelle on ne pouvait pas se méprendre — je cherchais en réalité au fond de leur visage des traits de caractère qui pouvaient te correspondre.
Papa, je parle peu au portrait de toi accroché au Manoir.
J’en ai peur.
Je crois que je préfère n’avoir aucune réponse aux questions qui me travaillent.
J’ai peur aussi qu’un jour les mots ne veuillent plus sortir de ma bouche et décident de se terrer dans mon cœur. J’ai peur que mon cœur continue à être si stérile j’ai peur que tout s’enfuie autour de moi, et que la mort revienne prendre quelqu’un — quelque chose — ou moi-même. Depuis ce jour où Ariane m’a été prise par son père, depuis ce soir où elle m’a été rendue, quand la mécanique de mon cœur s’est arrêtée, puis réenclenchée, je me suis dit — je me suis dit, à ces moments là — que la vie peut bien faire ce qu’elle veut de nous.
C’est elle qui nous modèle, qui nous module — qui nous façonne.
Et nous ne sommes rien.
Le travail — oh, on croit au travail ! — on se dit que le travail nous mènera quelque part — plus tard ! Se jeter à corps perdu dans quelque chose, Papa, y mettre son âme, y croire, le pleurer, rire parfois, ne penser à rien d’autre — c’était mon idéal ! J’ai peur qu’un jour ma tête soit malade et que, fatiguée des jolis mots, sans sein sur lequel se poser, qu’elle devienne elle aussi stérile, et fade. Ma tête — oh, ma tête — c’est tout ce qui me reste, Papa. Et je te parle, je te parle, la salive me manque, les paroles abondent ; je crois que j’ai préparé cette entrevue longtemps..
Tout est confus. Je me répète.
Je t’aime. Je sens une grande puissance en moi, qui se cache — qui se cache. Ma folie a enfilé le masque de la froideur… Ma folie… Folie, je me souviens de la fureur qui m’a prise, il y a longtemps ; je lançais des objets au visage de Jonathan ; j’ai fait mal à des gens ; je me suis battue pour mes idéaux. Je crois que des enfants ont pleuré, et que j’en étais responsable. Je ne m’en suis jamais voulue pour cela. J’en avais besoin. Oh, Papa ! Je sais bien que c’est difficile à croire. Je ne me repends pas. Je ne sais pas. J’avais besoin de cela, comme on boit un élixir, comme on se nourrit des mots. Même après — après, quand Ariane est réapparue — je crois que je ne m’en suis jamais repentie.
Papa, est-ce que tous les parents aiment comme je l’aime ? Est-ce que tous les parents du monde guettent ces réveils avec la même attente, admirent l’enfant s’endormir comme on contemple un coucher de soleil, embrassent ses mains et boivent ses sourires ? Papa, n’as-tu jamais regretté d’être plus grand, pour pouvoir réaliser davantage de mes rêves ? Je me souviens d’une immense impression de sécurité, et de ces fêtes où il y avait du monde, des gens qui me connaissaient et qui t’aimaient. Je sentais la puissance de ton rire, la force de ton regard quand tu regardais ma mère, et je ne sais pas — Papa ! — je te sens si loin aujourd’hui…
Je me souviens de nuit, au temps où elle vivait encore avec moi, je me souviens de nuits où je me levais instinctivement parce qu’il fallait que je la couvre, que je vérifie qu’elle dort bien — ça me faisait frémir ! J’étais folle, je tremblais de voir ce morceau de Jonathan et de moi ! Je m’envolais de poser mon regard sur elle — Ariane ! Ariane avait dompté la fureur qu’il y avait en moi. Elle avait dompté la soif de fureur que Jonathan avait éveillée. Ariane ! Oh, la nature de cet amour — je l’ignore bien, Papa. J’ai haï le père de cette enfant, mais ça ne m’a pas empêché de… oh, ça ne veut rien dire… Non, je suis persuadée qu’il n’y a rien d’égoïste dans cet amour…
Rien d’égoïste… je l’ai retirée à son père, et je la voulais, Papa… Je voulais la façonner à mon image, et ce fut un échec. J’ai été risible, Papa.
Je viens ici et je ne parle que d’elle ; je ne sais que ressasser de vieilles images, de vieilles conversations, de vieux mots et de vieux souvenirs. Quarante-six ans, Papa. Je veux avancer, traverser le long tunnel froid, et arriver enfin à cette plénitude, à cet apaisement de la vieillesse — la vieillesse ! Oh, porter des rides comme on porte une grande sagesse ! Que sur mon visage cela soit inscrit : j’ai vécu !
J’ai vécu plus que vous qui ne connaissez rien, plus que vous qui ne savez pas aimer, plus que vous qui ignorez haïr… »
Merci de m'avoir lue, j'espère que cet OS vous a plu au moins un peu. Sinon, n'hésitez pas à dire ce qui ne va pas, ça m'aide à m'améliorer. Merci :)