Anouchka avait retranscrit dans cette lettre ses fantasmes narcissiques dans l’unique but que je les lise et les réalise pour elle. J’en suis désormais intimement persuadé. Des années après, ces quelques mots tracés à l’encre violette d’une écriture fine et élégante ont gardé toute l’impériosité dont était pétrie ma chère soeur.
Chère, très chère Anouchka... Je me rends compte maintenant du pouvoir qu’elle a eu sur moi, et sur les quelques canailles qui ont eu l’infortune de partager sa courte vie. Ma soeur était une digne représentante de la jeunesse russe, convaincue comme du lever du soleil que le monde existait pour être à ses pieds.
Et il le fut, pendant un temps.
C’est dans la chambre d’Anouchka que tout a commencé.
J’avais, ce jour-là, cherché ma soeur pendant une éternité. Nous jouions à cache-cache, et la perfide avait littéralement disparu, comme elle savait si bien le faire. Après avoir fouillé de fond en combles la grande demeure familiale, je m’étais résigné à regarder dans la seule pièce qui m’était interdite.
La chambre d’Anouchka.
Elle refusait catégoriquement de me laisser y entrer. Jusqu’alors, j’ignorais la raison de cet entêtement. Je mettais cela sur le compte d’une règle injuste et infondée, établie par ma soeur pour le seul plaisir de m’imposer sa loi.
Les heures de recherche infructueuse dans toute la maison m’avaient lassé, et il me tardait de retrouver Anouchka. Peu importait désormais le jeu, et peu importait la Règle. J’avais besoin de la voir. Elle possédait ce pouvoir infini, qui faisait qu’elle me manquait à en mourir si d’aventure nous étions séparés plus de quelques heures.
C’est gouverné par ce besoin immense de la retrouver que je m’étais approché de sa porte et, comme une ombre, j’avais lentement poussé le rempart interdit. Retenant mon souffle, j’avais pénétré le sanctuaire d’Anouchka.
Il n’y avait personne dans la pièce. Ni sous le lit, ni dans la grande armoire, ni derrière le paravent.
Mon regard fiévreux avait alors été attiré par la coiffeuse de ma soeur. Posé au milieu des parfums, juste devant le vieux miroir, trônait un coffret magnifique, d’un ouvrage splendide. Il ressemblait à s’y méprendre aux oeufs de Fabergé que mes parents emportèrent avec eux durant leur fuite en Angleterre, en souvenir de la cour impériale de Russie à laquelle ils appartenaient.
Le coffret semblait n’attendre que moi. Le coeur battant d’anticipation, convaincu que des mystères grandioses me seraient enfin révélés, j’avais soulevé le couvercle.
Une douce mélodie aux accents nostalgiques avait soudain résonné dans la chambre. Elle émanait du coffret en lui-même, bien qu’aucun mécanisme de permettait d’en découvrir l’origine. J’avais jeté un regard furtif et alarmé derrière moi, mais ne voyant arriver personne, mon attention s’était retournée vers l’intérieur de la boîte secrète.
Les trésors d’Anouchka reposaient là, sur un coussin de velours bleu nuit piqueté d’étoiles brillantes.
Un petit bouquet de fleurs séchées noué par un ruban rose. Un minuscule recueil de poésie anglaise. Quelques parchemins soigneusement pliés et scellés. Un pendentif en argent. Le portrait d’un jeune garçon au regard grave, probablement un lointain cousin, derrière lequel était écrit « Noah P. ». Plusieurs vieilles bagues serties de pierres magnifiques. Un écrin à l’intérieur duquel reposaient une paire de boucles d’oreilles en perle. Et une magnifique baguette magique, polie et gravée, à laquelle était accroché un petit morceau de parchemin.
J’avais tendu la main et saisi la baguette.
Je tenais à t’offrir ton cadeau d’anniversaire en avance cette année. Garde-toi bien d’en parler à ton père, tu sais qu’il pense que la magie n’est pas faite pour les enfants… »
La note de notre mère continuait ainsi pendant plusieurs lignes, mais je m’en étais désintéressé.
Avide de secrets et dévoré par une curiosité maladive, je m’étais emparé d’un des parchemins pliés.
En brisant le sceau, j’avais alors sans le savoir ouvert la Boîte de Pandore.
Si tu as respecté mes consignes, tu as attendu d’avoir vingt ans pour ouvrir cette lettre. Tu es une lady maintenant, c’est Maman qui le dit, mais je me demande si tu aimes toujours les tortues... »
C’était une lettre qu’Anouchka s’était écrite à elle-même. Cette pensée me fit sourire tendrement : seule ma soeur était capable d’une extravagance de ce genre.
Mais tandis que je poursuivais ma lecture, un noeud s’était formé dans mes entrailles. J’avais l’impression de lire les pensées les plus intimes de ma soeur, et une sourde appréhension avait gagné tout mon être. Je redoutais quelque chose, mais j’ignorais quoi exactement. Avais-je peur de subir les foudres d’Anouchka lorsqu’elle découvrirait mon méfait ? Non… C’était une terreur bien plus profonde, un mal encore dissimulé dans l’obscurité mais qui ne tarderait pas à se révéler. Je sentais qu’un événement terrible allait se produire si je continuais à lire, mais je ne pouvais pas résister.
La phrase assassine me sauta à la gorge quelques lignes plus loin.
Je n’aurais jamais fait de mal à Anouchka. Elle était l’amour de ma jeune vie.
Mais la lecture de sa lettre changea quelque chose en moi.
Ces quelques mots rampèrent dans ma tête et distillèrent leur venin. Anouchka m’avait trahi. Ne m’avait-elle pas promis l’éternité à ses côtés ? A moi, et à moi seul ? Qui était ce garçon dont elle parlait ? Comment le connaissait-elle ? Lui avait-elle souvent parlé ? Quels secrets s’étaient-ils murmurés à l’ombre des vieux saules ? Avait-il pris ma place dans le coeur volage de ma tendre soeur ? Je n’osais le croire.
Mais comment lui faire confiance alors qu’elle avouait son crime de sa charmante écriture violette ?
Plus les minutes passaient, plus le doute s’insinuait en moi. Lisant et relisant sa douce traîtrise, une fureur jusqu’alors insoupçonnée commença à m’animer. Sous mes airs calmes de petit lord bien comme il faut, je me déchirais violemment l’âme.
Car s’il est une souffrance incommensurable, ardente et meurtrière, c’est bien celle que peuvent ressentir les enfants. Que la vie nous semble longue alors, et comme le mal qui nous ronge semble puissant ! Combien de fois ai-je sombré dans mes oreillers, en proie à des sanglots brûlants, lorsqu’un sourire d’Anouchka m’échappait et que son regard se portait au loin sans que j’en connaisse la raison ! Que n’ai-je rêvé d’écorcher son si joli visage afin de découvrir enfin son secret, de révéler au monde son abjecte trahison !...
Mais j’étais un enfant, et éperdu, et je l’aimais éperdument. D’un amour infini, teinté d’innocence et de mystère. Car que sait-on réellement de l’amour, quand on a huit ans ? Notre soeur nous échappe et c’est tout notre monde qui s’écroule.
Je n’avais pas prévu mon geste. Qui aurait pu croire que l’éternité serait brisée par la lame tranchante d’une vie trop brève ?
Anouchka était ma vie.
Ce qui se déroula entre la découverte de la lettre et la tombée du soir me semble flou désormais, comme dilué dans la matrice éthérée des rêves.
Des larmes amères coulant sur mes joues. Une course effrénée à travers les bois de notre domaine. Deux silhouettes enfantines enlacées. Le jeune garçon du portrait murmurant des promesses ardentes. Un perfide baisé d’adieu. Ma soeur se mirant dans l’eau de la petite mare.
Puis du sang sur mes mains.
C’est en rentrant chez moi en ce funeste jour que cette pensée vint percuter le bouclier de mon esprit et le fit voler en éclat. Le socle déjà bien instable de ma raison, effrité dans l’ombre par des doutes secrets, des rêves malsains et des réflexions acides, s’effondra pour de bon dans un silence retentissant.
Anouchka ne rira plus.
Anouchka ne rira plus.
Et tandis que cette immonde phrase tourbillonnait, pensée empoisonnée tourmentant un esprit déjà malade de haine, je perdis pieds. La réalité devint abstraite, le temps incertain. Réfugié dans mon abîme de folie, le monde me semblait terriblement lointain. C’est à peine si je remarquais les dix ans qui séparèrent mon crime de ma vie d’adulte, si bien que je finis par confondre ces époques et avancer malgré moi dans l’obscurité.
Certains jours tristes et gris, quand les heures s’évanouissaient dans les volutes de fumée des cigares et les vapeurs ambrées des liqueurs, je me prenais à douter. Avait-elle seulement existé ? Etait-elle une invention de mon esprit malade ? Avais-je si cruellement besoin de réconfort que j’avais créé de toute pièce celle qui complétait si parfaitement mon être, dans l’unique but de la briser de mes mains ? D’heures en heures, l’incertitude s’effaçait pour laisser place à la conviction. De noires pensées valsaient dans ma tête, piétinant ma lucidité, muselant ma logique. Enfoncé dans mon fauteuil de cuir et enfermé dans le secret de ma mémoire, le regard fixe et vide, je sombrais.
Sa petite robe de satin faisait comme un linceul autour d’elle, et le sang qui s’échappait de son cou de cygne avait la couleur des plus belles roses du parc. D’un rouge profond, sombre comme la nuit. Ce tableau si charmant me fit monter les larmes aux yeux, et je restai à la contempler des heures durant. Le temps passa, insensible au drame qui se déroulait.
Aux premières lueurs du jour, je pris Anouchka dans mes bras.
La mare de la petite clairière fit royalement l’affaire, mais la mélodie resta coincée dans ma gorge.