C’était un de ces jours où le monde a décidé de vous en mettre plein la tronche. Mais si, souvenez-vous, ces jours où vous émergez à 14h30, encore dans le brouillard dû à la soirée de la veille, quand un rayon de soleil perfide passe à travers les rideaux et vous arrive en plein sur le nez. Ces lendemains infâmes où l’univers se rappelle à vous par une enclume pesant sur votre cervelle et des montagnes russes dans votre estomac.
Bref, un de ces jours où le réveil est rudement douloureux.
Mais bon, vous relativisez et vous descendez vous préparer un thé. Le thé, c’est pour entretenir l’illusion que vous prenez soin de vous. En fait, vous laisserez infuser pendant une demi-heure votre thé menthe-bergamote pendant que vous glanderez devant votre frigo ouvert, à vous préparer un sandwich Ruine-Régime. Vous savez, celui avec du fromage, du beurre, de la mayonnaise, du jambon, du pâté et douze milliards d’autres tranches de gras, mais avec quand même de la salade parce que la salade verte c’est bon pour la ligne, c’est votre Maman qui vous le dit.
Vous vous affalez dans votre canapé, vous zappez de chaînes en chaînes jusqu’à tomber sur une rediffusion de la saison 7 de Friends, quand quelqu’un sonne à la porte.
Soyez honnêtes : vous râlez un bon coup. Comme quoi c’est pas humain d’être dérangée en plein dans son sandwich, les gens n’ont pas idée de sonner chez les autres comme ça, si c’est encore le voisin vous allez lui dire votre façon de penser, et si c’est des témoins de Jéhovah ça va chier.
Enfin, tout ça pour dire que vous n’appréciez pas franchement. Mais bon, vous allez ouvrir. On sait jamais, c’est peut-être votre mamie qui vous envoie un cadeau de Noël en retard.
Sauf que non. Ce n’est ni le facteur, ni votre voisin, ni un témoin de Jéhovah. Celui qui se tient sur le pas de votre porte, c’est le mec le plus génial que vous ayez jamais vu. Il est grand. Il ressemble à un baroudeur. Il a un air badass, comme s’il revenait d’un safari parmi les zombis. Il a une petite barbe de trois jours, un vieux manteau un peu crade, et une besace qui a vu des jours meilleurs. Il vous regarde avec des yeux perplexes et a l’air de ne pas savoir ce qu’il fiche devant chez vous.
— Hm, dites, vous savez où je suis ? vous demande-t-il.
Là, vous prenez trois secondes pour analyser la situation. Le mec de vos rêves se tient à dix centimètres de vous. Il ne sait pas où il est. Il ne sait pas encore que vous êtes la femme de sa vie. C’est la première fois qu’il vous voit. Vous avez un sandwich à moitié mangé dans la main gauche, une clope dans la main droite, et vous portez un pull sur lequel Sauron, Dark Vador et Voldemort prennent l’apéro comme trois vieux copains.
Ah, soit dit en passant, Voldemort c’est un peu le Boss Final de son monde à lui.
Comment vous réagissez ?
Bah, vous l’invitez à entrer, tout simplement.
— Techniquement, tu es sur le pas de ma porte. Mais tu peux entrer, on discutera à l’intérieur.
Il hoche la tête et entre. Vous le surveillez du coin de l’œil histoire qu’il ne pique pas le bibelot fumeur d’opium sur la table basse, et vous lui indiquez un fauteuil. Il enlève son manteau tout rapiécé avant de s’assoir précautionneusement, et a l’air plutôt surpris du mouvement de balancier du fauteuil. Vous vous marrez intérieurement en songeant que les sorciers ne doivent pas connaître les meubles Ikea.
— Donc euh… Tu es Scabior, c’est ça, hein ?
Il vous lance un regard blasé, l’air de dire que vous venez de sortir l’énormité du siècle.
— Ouais. Scabior. C’est mon nom. Et vous, enfin toi, tu es … ?
— Oh, moi, on s’en fout, c’est pas important. Mais dis-moi, je peux savoir ce que tu fais là ?
— Hm, bah, je suis dans ton salon, on dirait. Bizarre, ce fauteuil, d’ailleurs.
— Ouais, je sais, c’est suédois. Cherche pas. Très confortable ceci dit.
Là, vous vous secouez un peu histoire de vous réveiller complètement.
— Non mais attends, on s’en tape de mon fauteuil Ikea. Ce que je voulais dire, c’est : Qu’est-ce que tu fais là, chez moi, dans le monde des moldus, tout ça ?
On dirait que vous venez de lui annoncer qu’il a débarqué sur le Lune.
— Les MOLDUS ? SERIEUSEMENT ?
— Hm, oui. Les moldus. Comme dans « les gens sans pouvoirs magiques ». Et je te prie de ne pas avoir l’air aussi offensé, c’est vexant. Non mais sans blague… Tu veux un bout de mon sandwich ?
Oui, bon, vous êtes vexée mais vous n’oubliez pas vos bonnes manières.
Sauf que Scabior n’a pas l’air de vous entendre. Il s’est levé et fait les cent pas dans votre salon en murmurant des trucs incohérents du genre « c’est n’importe quoii», « saletés de Moldus », « j’ai dû abuser de la picole », « un sale tour de Greyback », etc.
Au bout d’un moment, ça vous agace, alors vous vous rasseyez dans votre canapé et vous le regardez. C’est assez comique, quand même. Un de vos amours fictionnels débarque chez vous sans savoir le pourquoi du comment, et c’est lui qui pète un câble. Vous ? Oh, vous, ça va. Vous mettez ça sur le compte du whisky ingurgité la veille. Après tout, vous avez rêvé de Scabior un nombre incalculable de fois, alors plus rien ne vous étonne. Il y a même eu cette fois où vous aviez rêvé qu’il… Hm, non, en fait, vous allez garder cette anecdote pour vous, ce sera mieux.
Vous êtes perdue dans votre rêverie, et amusée de votre propre bêtise, quand tout à coup vous revenez à vous. Scabior est planté devant vous et vous jette un regard accusateur.
— Bah quoi ?
Brillant. Vous faites toujours preuve d’une telle vivacité d’esprit, c’est dingue.
— Tu peux m’expliquer ce que je fiche chez toi ? Tu es qui, d’abord ?
Ah. Voyons… Comment allez-vous lui faire comprendre ?
— Hm, c’est assez délicat. Ecoute, Scabior, en gros… euh… Bon, déjà, je sais pas. Je pense que tu es une hallucination éthylique bienvenue. Je suis épatée par le pouvoir d’authenticité de mes rêves, et je me considère comme fichtrement géniale d’avoir inventé ta venue ici. Je comprends ton désarroi, mais honnêtement, je m’en contrefiche. Tu es chez moi, et c’est déjà formidable. Je serais toi, franchement, je me détendrais et j’en profiterais.
Son allure perd soudainement de sa superbe et il pâlit tout à coup.
— Profiter ? Mais… Profiter de quoi ? OH MON DIEU ! Tu veux profiter de moi !
Il est tellement scandalisé que vous n’y tenez plus. Vous éclatez de rire et recrachez un morceau de votre sandwich.
— Chaton, enfin, j’parlais pas de ça ! Je parlais de profiter de la vie, profiter de notre monde ! C’est quand la dernière fois que tu t’es retrouvé en zone 100% moldue, hein ? Imagine un peu tout ce qu’il y a à découvrir pour quelqu’un comme toi ! Et sans vouloir me vanter, je suis plutôt une bonne guide…
Le regard terrifié qu’il vous lance laisse présager des aventures désopilantes. Scabior et Kriss, le duo infernal. Aucun bar ne vous résistera !
Rien que pour ça, vous êtes contente de vous être levée aujourd’hui.
Trois heures plus tard, votre gueule de bois est passée (vous remerciez pour ça le sandwich et un Doliprane 1000) et vous vous ennuyez ferme. Le sorcier dans votre salon s’avère aussi intéressant qu’un pan de mur et ne décroche pas de Friends. Alors d’accord, c’est peut-être une série géniale, mais vous avez vu tous les épisodes au moins 36 fois et ça commence à vous gaver.
Du coup, vous proposez à Scabior d’aller faire un tour. C’est vrai quoi, c’est un sorcier, vous êtes une moldue, y a moyen de bien se marrer et d’apprendre un tas de trucs sur le monde de l’autre.
D’ailleurs vous brûlez de curiosité et vous avez plein de questions à lui poser. Par exemple, est-ce qu’on peut voler sur un balai même si on est moldu ? Comment fonctionnent les portraits magiques ? Quelles sont les relations géopolitiques sorcières ? Est-ce que les baguettes peuvent se prêter à des copains ? Peut-on créer magiquement de l’argent moldu ? Est-ce que Nessie existe (on ne sait jamais, hein) ? Pourquoi y a-t-il des exceptions à la loi de Gamp sur la métamorphose alors que ça règlerait le problème de la faim dans le monde ?...
Et de votre côté, vous pourriez en apprendre un paquet à Scabior ! Enfin… A bien y réfléchir, ça ne lui servirait peut-être pas dans la vie de tous les jours. Mais vous connaissez vos conjonctions de coordination par cœur. Et vous savez que Saint Louis est mort de dysenterie aux portes de Tunis, ce qui est une façon délicate d’exprimer la vérité (même si vous ne savez plus du tout qui est Saint Louis au final). Vous savez rouler vous-mêmes vos cigarettes depuis peu. Vous savez que le foie gras et le camembert vont très bien ensemble dans un sandwich. Vous pouvez le convertir à la religion des Converse basses et lui apprendre à faire ses lacets sans passer par le dernier trou. Vous pouvez l’héberger dans votre chambre et comme ça il dormira sous un drapeau de pirate. Vous pouvez l’emmener boire un verre dans un pub irlandais, ou dans un bar canadien, ou dans une brasserie britannique. Vous pouvez même lui faire découvrir les joies du karaoké dans les bistros les plus glauques de votre ville.
Et puis vous savez cuisiner le riz à la carbonara et au curry, et ça, ça n’a pas de prix.
Mais bon, malgré vos envolées lyriques et votre sens de la persuasion, Scabior n’a pas l’air décidé à bouger son séant de devant la « teh-lée ».
Vous ruminez dans votre coin pendant encore cinq minutes avant de trouver la solution. Un sourire mesquin aux lèvres, vous tendez votre perche.
— Boah, c’est vrai, je peux comprendre que tu aies peur d’affronter le monde réel… Au final, tu es un sorcier chez les moldus. Tout le monde pense que tu sors d’un bouquin écrit pour les enfants, dans lequel tu tiens un rôle minuscule. Tu as quoi, trois lignes de texte ? …Je doute que les gens te reconnaissent d’ailleurs. Donc après tout, si tu veux rester planqué dans mon salon, sens-toi libre. Je peux tout à fait comprendre que tu aies les foies à l’idée de sortir. T’en fais pas va, on va rester là, comme ça on ne risquera rien.
Vous appuyez votre tirade d’un sourire 100% hypocrite et d’une tapote condescendante sur l’épaule, avant de vous affaler derechef dans le canapé.
Vous comptez dans votre tête : 3,2,1…
— PEUR, MOI ?! Comment… mais… alors d’abord, non, et puis franchement… POUR QUI TU TE PRENDS… jamais vu ça… petite effrontée… sale gosse… J’VAIS TE MONTRER MOI… et puis quoi encore… non mais sans déconner… c’est qui le patron ici… saleté de moldue… j’hallucine… PUISQUE C’EST CA ON VA SORTIR ET TU NE PERDS PAS LA MONNAIE DE TA PIECE !
Vous laissez Scabior brailler encore quelques instants avant de lever les mains en signe d’apaisement. Vous essayez de ne pas trop vous moquer de lui ouvertement, même s’il n’est pas au point sur les expressions idiomatiques moldues. Son teint pâle s’est singulièrement coloré de rouge sous l’effet de l’indignation, et vous le trouvez plutôt mignon comme ça, avec ses yeux qui lancent des éclairs et ses cheveux tout ébouriffés.
— Okay, okay, calme-toi… On va sortir, puisque c’est ce que tu veux, détends-toi.
Vous masquez votre amusement et regardez votre portable. Le 3 juin 2014, 18h09. Ça, c’est une date à marquer d’une pierre blanche. Le meilleur lendemain de cuite du millénaire, au moins. Et ce n’est pas peu dire vous concernant !
Un détour par la salle de bain et vous êtes fin prête : votre eye-liner de la veille tient toujours, un élastique dans les cheveux fait illusion, mais au moins vous êtes désormais propre. Vous avez troqué votre pyjama de geekette contre des fringues sortables, et vous attrapez votre portefeuille. Quelque chose vous dit que votre banquier vous détestera demain, mais ce soir, vous allez PRO-FI-TER !
Vous attrapez la manche de Scabior et le tirez à votre suite dans la rue, parmi les trous creusés par EDF et les voitures mal garées.
Encore plusieurs heures ont filé et vous vous apercevez que le mec de vos rêves ne tient pas du tout l’alcool. Ou peut-être est-ce vous qui titubez et qui du coup ne savez plus différencier la réalité de la fiction. Vous étiez pourtant persuadée que c’était un fêtard et vous tentez de le lui expliquer, à grand renfort d’exemples de fanfictions que vous avez écrites sur lui.
— Mais siiiiii, et puis là à cause d’un antiquaire chinois vous tombez dans Jumanji, tu sais le jeu, enfin non tu sais pas, mais tu verras c’est un jeu trop cool, et puis là y a Luna qui arrive, et vous fricotez tous les deux parce qu’elle aura cuisiné des bananes hallucinogènes et parce qu’elle est trop canon Luna, et parce que toi tu aimes les petites blondes.
— J’ai rien compris, ça n’a aucun sens. Pourquoi est-ce que je devrais me retrouver dans un jeu ? Et puis pourquoi c’est toujours un chinois qui tient ce genre de boutiques glauques ? C’est vrai quoi, c’est déjà bien cliché de mettre toutes les boutiques glauques dans l’Allée des Embrumes, mais en plus mettre un antiquaire chinois dans le tas… Franchement… Oh et puis en passant, j’apprécie pas des masses que tu fasses des allégations sur ma vie sexuelle. C’est privé, ces choses-là. Et je connais pas de fille qui s’appelle Luna, et je vois pas pourquoi sous prétexte qu’elle cuisine des bananes elle devrait atterrir dans mon lit.
Vous le regardez d’un air profondément vexé.
— Non mais tais-toi hein, t’es en train de briser tous mes rêves là.
Vous vous félicitez d’avoir toujours eu un sens de la répartie très développé.
Même quand vous êtes bourrée.
Scabior en revanche n’a pas l’air d’apprécier votre réponse. Il vous lance un regard dégoûté et se parle à lui-même. Vous captez certaines phrases. A priori, il est en train de se demander ce qu’il fout là avec vous, et pourquoi diable a-t-il débarqué chez la pire des moldues que la Terre ait jamais porté, et quand est-ce qu’il pourra rentrer chez lui retrouver son Whisky-Pur-Feu.
Qu’à cela ne tienne, vous commandez une autre tournée quand même. La conversation poursuit son cours et vous admirez Scabior à la dérobée, vous émerveillant de sa présence. Pas une fois vous ne vous dites qu’il faudrait marquer le coup, que ça ne peut être qu’éphémère, que vous ne le reverrez sûrement jamais. Pas une fois vous ne lui sautez au coup et le suppliez de vous épouser (d’ailleurs vous êtes plutôt fière de vous à ce sujet).
Non, à la place vous le gonflez en lui sortant ses trois répliques et demi toutes les dix minutes, vous vous extasiez puis vous lamentez sur la performance de Nick Moran dans le film, vous critiquez tous les choix du réalisateur en matière de scénario concernant Scabior, vous déplorez le fait qu’on en sache si peu sur son personnage mais louez la grande liberté d’interprétation qui en ressort, et vous lui dites qu’il est l’homme parfait. Vous aimez d’ailleurs tellement le lui dire que vous lui répétez environ vingt-huit fois.
Et il soupire à chaque fois. Mais vous restez persuadée que sous ses dehors froids et agacés, il brûle d’amour pour vous, bien entendu.
Vous émergerez le lendemain à 14h30, encore dans le brouillard dû à la soirée de la veille, quand un rayon de soleil perfide passera à travers les rideaux et vous arrivera en plein sur le nez.
Et si jamais vous vous souvenez du jour précédent, vous vous direz sûrement que c’était un rêve absolument formidable.