Je ramenais mes bras vers ma poitrine, glacée. Le sel me léchait la peau. Sous mes pieds, je sentais les algues s'agripper furieusement à moi. Elles me chatouillaient. Je me demandais d'où Victoire avait sauté. De la grève où elle jouait à la poupée, du ponton où elle imitait Maman en se tartinant de crème bronzante, ou de l'arcade où Papa nous apprenait à plonger ?
Maman était encore devant sa fenêtre, à regarder la mer. Papa avait abandonné, elle le savait. Elle se laissait lentement crever, incapable de se faire avaler comme Victoire. Et Louis s'allongeait sur le sable, faisant le mort : il attendait la marée. Je sentais Papa se crisper : Louis avait toujours été son préféré. Mais Louis avait déjà laissé tomber. Si Victoire avait vacillé, il chancelait.
De sa fenêtre, Maman regrettait la splendeur des jours victorieux. Elle s'enlisait dans son mensonge étriquée. Victoire était belle, la mort est belle. Tout lui échappait, elle avait lâché le minotaure dans sa propre famille en se moquant des conséquences. Sans même comprendre qu'il finirait par s'attaquer à elle-même.
Maman n'avait plus que le gout de la cendre, est-ce que Victoire l'aurait supporté ? La divine se mourrait. Il ne restait plus rien de leur jeu de précieuse ridicule. Les gâteaux secs avaient été emportés par les mouettes et j'avais balancé sa poupée désarticulée à la mer. Peut-être qu'elle la retrouverait, un jour. J'espérais qu'elle ne s'ennuyait pas trop. La mort est si longue pour celui qui n'a pas vécu.
Louis ne disait plus rien depuis qu'il savait. Il ne parlait plus de Victoire, avait saccagé sa chambre et refusait obstinément la présence de Maman. S'il s'offrait, cela serait à la Victoire. Je crois qu'il espérait la retrouver dans les sillons que les vagues dessinaient sur le sable. Leur caresse sur ses joues comme un baiser de Victoire.
Il avalait la mer, d'une tasse amère, comme s'il partageait encore une dinette raffinée avec Victoire. Il lui parlait parfois. J'entendais sa voix ébréchée danser contre le vent. Il était tout noir de regret, avec son visage tout pâle. Il la couvrait de baisers qui faisaient " ploc ", emportés par l'écume.
Louis essayait de capturer l'eau, dans ses mains pleines de sable. Il les joignait mais elle dévalait sur ses poignets et s'enfuyait dans la mer. Et il recommençait jusqu'à ce que Papa nous appelle pour le diner. Je le regardais, les pieds râpant contre les rochers. Les dents serrées sur sa langue ensanglantée, le sel au coin des yeux, il répétait les mêmes gestes durant des heures. Comme s'il ne savait pas que l'eau s'échappe toujours. Surtout Victoire.
A force d'être penché toute la journée, ses os grinçaient quand il marchait. Les rotules hurlaient contre les cailloux qui s'accrochaient à ses genoux. A la fin de la journée, Papa amenait une serviette et le séchait. Il avait l'air si désabusé, fermant encore les yeux. Papa avait fini par haïr la mère.
La nuque penchée, la clavicule offerte, Louis regardait la mer. Il s'offrait à l'écume victorieuse, attendant seulement que Victoire lui susurre un " Toucher " contre son oreille pour plonger.