Parvati plonge le nez dans sa pinte de Guinness. Cette fois, c’est définitif, elle n’aime pas la stout : la faute à sa trop grande amertume, ou peut-être à sa mousse tellement épaisse qu’elle a l’impression de manger une assiette de porridge un peu trop liquide qu’on aurait oublié de sucrer. Tous les ans c’est pareil : elle oublie pourquoi elle ne boit jamais de Guinness, du coup Seamus arrive à lui faire gober que « allez, Parv’, je peux pas croire que t’aimes pas ça, c’est mon âme irlandaise que tu blesses au plus profond d’elle-même ! », et – Saint Patrick oblige – elle finit par commander une pinte qu’elle ne terminera pas.
Elle pousse sa chope vers Seamus. Affublé d’un immense chapeau vert qui beugle « Eirinn go brach ! » toutes les dix secondes, il a l’air tout à fait ridicule et parfaitement heureux. Au milieu du Chaudron Baveur paré des couleurs de l’Irlande – Tom a sorti le grand jeu : murs tendus de vert et or, drapeaux irlandais tous les mètres linéaires, et même quelques leprechauns qui arrosent les joyeux fêtards de leurs Gallions factices – il est comme un Kelpy dans l’eau. A son côté, Lavande rit à une de ses blagues, la main posée sur son genou. La pleine lune approche – plus que huit jours – et c’est comme si une énergie un peu malsaine l’emplissait, faisant briller sa peau déjà claire d’une lueur laiteuse, insufflant à ses gestes une grâce qui n’est pas la sienne d’habitude : plus consciente, moins insouciante, plus dangereuse.
- Parv, tu veux autre chose ? s’enquiert Seamus.
- Laisse, tu vois bien qu’elle fait la gueule, rétorque Lavande en haussant les épaules avant de grimacer suite au double coup de pied dans le tibia qu’elle vient de recevoir sous la table.
Les deux autres éclatent de rire de concert en voyant sa mine déconfite, et puis Seamus fait taire son chapeau du bout de sa baguette pour pouvoir héler Tom, qui passe opportunément près de leur table, sans avoir à trop hurler. Sur ses conseils, Parvati se décide pour un Irish mist, et le jeune homme attire vers lui la pinte de Guinness à peine entamée ; Lavande finit de siroter son whisky Pur Feu d’un faux air de mépris et en commande un second – non, un troisième. Les deux autres se jettent un coup d’œil par-dessus le trèfle géant qui sert de support à la carte des boissons. Ces derniers temps, Lavande fume un peu moins, en échange de quoi elle boit pas mal.
- Chérie, t’es sûre de ça ? ose Seamus malgré les signaux d’alarme sourcillesques que Parvati lui envoie désespérément.
Un nuage passe sur le front de Lavande et elle regarde son Irlandais de fiancé comme si elle allait lui balancer son verre – vide, épais et lourd – à la gueule. Parvati retient son souffle : depuis déjà deux ans, dans la cuisine du deux-pièces que partage le couple, il y a une fissure dans le carrelage au-dessus de l’évier, indirectement due à une remarque de ce genre-là, et elle n’a pas très envie de passer la fin de sa soirée de Saint Patrick à jouer les Médicomages, ni les deux prochaines semaines à gérer, en plus de la pleine lune, les inévitables crises de culpabilité et d’autoflagellation qui suivent ce qu’ils appellent « les sautes d’humeur » – doux euphémisme – de Lavande.
- Eirinn go brach ! braille le chapeau de Seamus, qui n’en peut plus de se taire.
Ils sursautent tous les trois comme si on les avait piqués, et puis Lavande a un petit rire : juste après ça, Tom pose devant elle son verre de Pur Feu qu’elle lève avec un sourire satisfait, bientôt rejointe par ses deux acolytes.
- A Saint Patrick, qui nous fait boire ensemble chaque année depuis huit ans, sourit Parvati.
- A Saint Patrick, répètent les deux autres.
Un peu plus tard, Lavande attrape sa cape et le paquet de cigarettes posé sur la table, se dirige vers la porte qui donne sur Charing Cross Road. L’avantage de la Saint Patrick, c’est que, tout comme le soir d’Halloween, il n’y a pas besoin de se planquer derrière des sorts de Désillusion ou des tenues moldues.
- Merci, Parv, dit Seamus qui a de nouveau coupé le sifflet à son chapeau.
- Merci de quoi ? répond-elle en souriant.
- De tout. D’être là. Tu sais, Lavande me dit pas grand-chose, mais je sais à quel point tu l’aides…
Seamus a l’air à la fois gêné, très heureux et prêt à exploser, comme les gosses au moment de dire qu’ils ont une amoureuse, alors Parvati élargit son sourire, l’encourage à parler d’un signe de tête.
- Tu sais, on se marie en juin.
Parvati boit une gorgée d’Irish mist. C’est bien meilleur que la stout : l’odeur rappelle un peu celle d’une potion de Sommeil, le goût est juste sucré comme il faut. Ça dissout un peu la pierre lourde et glacée qui vient de tomber au fond de son estomac.
- Lavande veut pas t’en parler, alors je me suis dit que j’allais le faire… Sans toi, on ne serait probablement pas où on en est aujourd’hui.
Quelques heures plus tôt, juste après le thé, alors qu’il se préparait, elles ont passé un quart d’heure à s’embrasser dans le salon du petit deux-pièces-cuisine : ça avait un délicieux goût de sucre, de gâteaux à la cannelle et de culpabilité. Après ça, comme d’habitude, Lavande a été particulièrement gentille avec Seamus, bien sûr.
- Alors je me suis dit que ce serait logique que tu sois la demoiselle d’honneur de Lavande, je sais, normalement c’est pas au marié de demander ça, je ne sais pas pourquoi elle veut pas le faire elle-même, pourtant elle est d’accord avec moi…
Les mots lui parviennent comme à travers un Sourdinam et ils sont à la fois dénués et terriblement pourvus de sens.
- Parvati ?
Elle cligne des yeux, secoue la tête. Elle regrette d’avoir pris cette liqueur à la con et pas quelque chose de plus fort. Le regard de Seamus est plein d’espoir, quasi humide, et l’espace d’un instant elle visualise parfaitement ce qui se passerait si elle lui disait la vérité : le lent affaissement de la bouche, le durcissement de la mâchoire, et peut-être quelques larmes.
- C’est un honneur, Seam, ça me touche beaucoup, articule-t-elle, un sourire de commande plaqué sur les lèvres ; et elle force la lumière à revenir dans ses yeux alors que Seamus rayonne littéralement sous son horrible chapeau, attrape sa main dans sa grosse patte constellée de taches de son et embrasse le creux de sa paume.
- Merci, Parv. Merci.