Apprends-nous ce qu’il faut savoir, que l’on soit jeune ou vieux ou chauve…
Victoire s’ébroue comme un cheval pour chasser une mouche importune et repousse une mèche qui lui bouche la vue, plaquée par le vent glacial contre son visage. Juste devant elle, l’entrée enneigée de la tanière de kobolds semble la narguer, mais c’est difficile de se concentrer avec cette stupide chanson qui lui tourne dans la tête depuis déjà deux jours.
- Euh, Vic, tu bouges ou on se touche ? s’enquiert un Teddy un poil agacé qui maintient son Revelio depuis déjà plusieurs minutes.
Derrière lui, Wilhelmina Lindworm, dite Wilma, acquiesce sans même sourire à la vulgarité de la vanne, ses yeux noirs plissés, les traits tendus par la concentration. Ça fait déjà quarante-huit heures qu’ils sont sur la brèche, au fin fond de la Forêt Noire où l’hiver commence fort, pour trouver cette foutue grotte. C’est leur première mission en autonomie – toute relative : une Trace a été posée sur chacun d’entre eux et il leur suffit de lancer le sortilège approprié pour voir leurs instructeurs débarquer dans la minute – et aucun d’eux n’a envie de débuter sa carrière de briseur de sorts, même stagiaire, par un échec.
- Merde, Vic ! s’énerve Teddy.
Elle est la seule des trois à maîtriser le Gobelbabil à peu près correctement – ça sert d’être une « fille de », parfois –, alors elle inspire profondément et entonne l’interminable incantation aux tonalités gutturales. Les symboles gravés sur la porte s’illuminent d’une lueur bleutée. Les Kobolds partagent beaucoup de caractéristiques avec les Gobelins, entre autres leur langue et une obsession de la sécurité qui confine à la paranoïa : toutes leurs tanières – qu’elles renferment ou non des objets de valeur – sont protégées par un sort de Dissimulation et un autre de Verrouillage, si liés que le premier se renouvelle automatiquement tant que le second n’est pas levé.
...ou qu’on ait les jambes en guimauve, on veut avoir la tête bien pleine…
L’air crépite littéralement de magie ancestrale et avant même que la lueur bleutée ne se transforme en un rouge malsain, elle sait qu’elle s’est plantée dans l’incantation. Les symboles se tortillent comme des asticots, rampent à la surface de la porte, s’arrangent en un visage au rictus inquiétant. Victoire sent le sortilège bander son énergie, son hostilité tout entière concentrée vers elle, mais le lien créé entre elle et la porte l’empêche de bouger. Elle entend Wilma crier « Protego ! » comme à travers des bouchons d’oreille. Au même instant, un corps la percute avec une telle force qu’elle se retrouve sur le sol glacé. Plaquée contre Teddy, le regard plongé dans ses prunelles devenues d’un gris de fer, elle sent la riposte du sortilège passer sur leur bouclier, comme un puissant souffle froid et putride ; et puis quelque chose se brise dans sa tête et elle perd connaissance.
Lorsqu’elle se réveille, les yeux gris s’éclairent un instant d’un soulagement indicible, et puis un éclair de colère brille dans le regard du jeune homme qui se lève et s’éloigne, les épaules et la nuque raidies. Victoire tourne la tête, rencontre les yeux sombres et chaleureux de Wilma qui l’aide à se redresser d’une main amicale. Le vent froid joue avec une mèche échappée de son chignon d’un blond cendré.
- Pour plus qu’une heure tu es inconsciente. Teddy a beaucoup inquiété, pour ça il se fâche. Bois ça, déclare-t-elle dans son anglais approximatif.
Victoire avale la Pimentine qui fume dans son quart en métal et grimace alors qu’une bouffée de fumée lui sort par les oreilles. La brûlure de la potion parcourt ses veines, se transforme en boule de chaleur douce, au centre de son corps.
- Désolée, j’ai merdé, souffle-t-elle. Vous avez activé la Trace ?
Au moment où elle pose la question elle se rend compte de sa bêtise : aucun formateur n’est en vue. Ils sont toujours seuls au milieu de la Forêt-Noire, et cette stupide cache à Kobolds reste désespérément close. A quelques mètres, Teddy finit de monter leur tente à la moldue, passant ses nerfs sur les piquets qu’il enfonce à grands coups de maillet rageurs. Whilelmina sourit.
- On a pensé que c’est pas la peine. Tout le monde a des faiblesses parfois, c’est pas grave. On va devoir rester ici jusqu’à que le sceau de Dissimulation s’affaiblit de nouveau. Demain, je pense. Je connais pas Gobelbabil, mais je sais que les Kobolds sont prévoyants.
Victoire choisit de sourire à la moquerie à peine dissimulée : elle n’a pas vraiment les moyens de se draper dans sa dignité compte tenu de la situation. Grâce à son manque de concentration, ils sont bons pour vingt-quatre heures de plus à se geler les miches dans ce coin perdu de l’Allemagne. Fabuleux. Absolument fabuleux. Pour éviter de se donner des claques, elle attrape dans sa poche son paquet de tabac et ses feuilles, commence à se rouler une clope. Son récent évanouissement et le vent glacé font trembler ses mains.
…jusqu’à en avoir la migraine, car pour l’instant c’est du jus d’âne, qui mijote dans nos crânes…
Cette putain de chanson ne veut pas s’arrêter de tourner dans sa tête et elle met deux fois plus de temps que d’habitude à rouler sa cigarette. Quand elle essaie de l’allumer du bout de sa baguette, la flamme s’éteint : une fois, deux fois, trois fois. Juste avant qu’elle ne pète définitivement les plombs, Wilma lève sa propre baguette vers le ciel et lance coup sur coup un Bouclier et un sortilège de Réchauffement.
- T’as pas besoin de gaspiller ta magie pour ça, tu sais, grommelle Victoire tout en allumant – quand même – sa cigarette.
- J’utilise ma magie pour quoi je veux, rétorque calmement l’Allemande.
Elles restent silencieuses quelques instants, une minute ou deux peut-être. Teddy est rentré dans la tente. Demain, il ne s’excusera pas et elle non plus ; mais ils recommenceront à se charrier gentiment, comme si rien ne s’était passé, et tout rentrera dans l’ordre. N’empêche, pour l’instant, la situation est relativement pesante.
- Victoire, je sais que c’est pas mes affaires, mais je sais aussi que tu es pas quelqu’un distrait, remarque soudain Wilma. Tu sais ce qui est arrivé ? C’est pas pour juger, je promets, mais si on peut éviter ça demain, j’aimerais bien…
- C’est con, soupire Victoire. J’ai une chanson dans la tête et elle veut pas partir, depuis deux jours. Ça me déconcentre complètement.
- Ah. Ohrwurm.
- Pardon ?
- Ah, oui, excuse. C’est une expression allemande. Ça veut dire quelque chose comme « ver d’oreille ». C’est ça : une chanson qui ennuie, qui veut pas partir. On dit pour l’enlever il faut trouver le nid de ver. C’est quoi la chanson ?
- L’hymne de Poudlard.
Elle fredonne quelques mesures. Malgré les paroles qui semblent avoir été écrites par un lutin de Cornouailles sous acide, Wilma ne cille pas, ses yeux noirs plissés par la réflexion.
- Ton école, oui. A Durmstrang on n’a pas hymne, juste devise. Abundans cautela no nocet. « Grande méfiance fait pas mal ». Je suis pas toujours d’accord avec, mais je pense souvent à ça. Tu en manques ?
- De quoi ?
- Ton école. Les gens dedans, aussi. Les amis, la famille. Tu as des frères, des sœurs, dans ton école ?
- Ma sœur, Dominique. Elle est en sixième année. Et mon frère, Louis, en deuxième. Ils me manquent, oui, je crois. Mon père, aussi. Il est briseur de sorts pour Gringotts, c’est pour ça que je parle le Gobelbabil, un peu.
- Ils doivent être fiers de toi.
- J’en sais rien, je les ai pas vus depuis juin.
- Pas écrit, non plus ?
- Non.
Wilma sort de sa poche une pipe d’ivoire sculpté, la bourre pensivement, la coince entre ses dents et l’allume d’un coup de baguette magique. Des volutes de fumée bleutées qui sentent fort le caramel en sortent.
- Tu sais, c’est peut-être ça ton nid. Je suis, moi, un peu plus vieille que toi, j’ai travaillé trois ans après mon diplôme avant de commencer la formation, mais j’imagine pas passer un temps comme ça sans avoir les nouvelles de ma famille, sinon je deviens folle.
Le silence retombe doucement sur elles. Victoire pense à Louis qui a dû faire sa deuxième rentrée à Serdaigle, à Dom si fière d’avoir été choisie comme préfète de Poufsouffle ; elle se demande si son père a finalement eu cette promotion qu’il attendait, et puis elle pense à Fleur, celle qui lui manque le moins mais quand même un peu. La fumée de sa cigarette se mêle aux volutes bleutées de la pipe de Whilelmina.
Oblige-nous à tout étudier, répète-nous ce qu’on a oublié…
La chanson revient dans sa tête mais elle n’est plus aussi agaçante qu’avant. Un sifflement retentit et elles se tournent toutes les deux vers la tente. A genoux sous l’auvent, Teddy leur fait signe.
- Bon, vous ramenez vos fesses ou vous préférez dormir dehors ?
Wilma lève sa baguette vers le ciel.
- Finite.