Introduction : La voix intérieure
Tu ouvres les yeux péniblement. Cela fait des mois déjà que le désespoir pèse sur tes paupières délicates. Chaque mouvement est devenu un calvaire, Lily. Tu attends fiévreusement la main tendue qui te tirera de là ; mais il n’y a pas de main. Alors, pour le moment, tu te forces.
Tout est devenu torture. Tu le sais, bientôt, ta simple volonté ne suffira plus. D’ailleurs, la volonté est devenue un concept étrange. Que veux-tu ? Rien. Le néant. ll n’y a plus rien qui ne te motive si ce n’est ton précieux art.
Quelle tristesse.
Je l’appelle ton art, Lily, puisque tu sais bien qu’il est insaisissable par le commun des mortels. Toi, tu es une Artiste à part entière. Tu planes au-dessus des autres. Tous tes gestes, tes paroles, tes actions, tout relève de cet Art incroyable. Je te jure, parfois, je croirais apercevoir des étincelles jaillir de ta peau immaculée, c’est impressionnant.
Peut-être est-ce cela, la raison de ta souffrance permanente, Lily. Ton caractère fragile, ta personnalité de grande sensible, ta posture ridicule d’artiste incomprise. Tu perçois les choses de façon si différente, si précise. Toute la douleur est décuplée. Celle des autres, tu la ressens de plein fouet et elle t’écrabouille sur place, comme un misérable insecte. La tienne, les mots qu’on te hurle à la face, ils sont bien plus violents qu’ils ne le croient. Et au-dessus de tout, il y a la mort. La mort créatrice et la mort dévastatrice. Elle qui te pousse toujours plus loin, qui t’excite presque, mais elle qui te paralyse, qui te détruit, qui t’isole. La chienne. Tu sais, Lily, il ne faut pas que tu te laisses avoir par les pénombres. La mort, c’est déjà un mot trop fort pour toi. Tu as quel âge ? Vingt ans ! Tu es jeune.
Il faut sortir du tunnel.
Tu as compris très vite, trop vite. Tu te poses les questions en avance et tu crois que les autres sont les ignorants. Mais pour l’instant, c’est toi qui est enfermée dans cette maudite caverne de Socrate, ou de Platon, peu importe, c’est toi la prisonnière. Parfois, ce n’est pas le chemin vers la vérité qui libère, contrairement à ce qu’on voudrait nous faire croire et toi, tu t’es perdue en route. Peut-être qu’il faudrait oublier, demander à ces si bons dieux de te vider la mémoire parce que sinon, c’est trop insupportable pour une âme vulnérable comme la tienne.
Avance.
Il faudra bien s’y résoudre un jour. Il faudra bien reprendre goût à tout ça. Regarde autour, tout est vivant. Il y a papa qui continue de rentrer au crépuscule, parfois même après, fatigué de ses missions journalières et pourtant, toujours ce sourire timide au coin des lèvres, et la joie dans ses yeux quand il te voit entrer dans le réfectoire et qu’il t’appelle « ma fille » avec cette fierté non contenue. Tu vois, lui, il vit. C’est un héros, oui, mais ce n’est pas un surhomme, pas un génie. C’est un mortel, tout comme toi. Mais lui, il vit, Lily. C’est comme maman, qui, à l’aide de son balai, brassait du vent aussi vite que la lumière et hurle de rire sur toutes ces photos disposées en évidence dans le séjour. Elle a connu la guerre, comme papa, mais jamais ils ne se sont réfugiés dans une bulle imaginaire pour éviter l’inévitable. La chute. Bien sûr, ils ont eu peur, bien sûr, ils ne voulaient pas y aller. Ce qui compte désormais c’est qu’ils savent autant que toi ce que ce manège signifie - si ce manège a un sens - mais cela ne les paralyse pas. Ils sont les maitres de leur destinée. Pour le moment. Après, après, après, on verra. Pas la peine de paniquer en avance. Ce n’est pas la peine. Pas la peine. Sinon, c’est toute une vie qui est gâchée, hein ? Regarde James, lui il s’en moque. Il est bruyant, comme toujours, quand il apparaît dans le vestibule tel un pacha en son royaume. Il raconte des blagues et surtout, il aime la vie. Et il s'en moque, oui, il s'en moque si ce n'est pas toujours réciproque. Mais tu sais quoi, Lily, il y a Albus aussi. Même le petit Albus a dépassé ce stade. Tu croyais être en avance, mais tu es en retard après tout, affreusement en retard. Dans dix ans alors, tu te diras, quelle idiote, je n’ai plus le temps. Et dans vingt ans, et dans trente ans ? S’il te plaît, Lily, arrête.
C’est le trou noir d’un coup. Pourquoi toutes ces questions qui te torturent l’esprit et t’empêchent de fermer les yeux le soir ? Pourquoi les conséquences de ces réflexions résultent en une passivité maligne qui te ronge l’âme, jusqu’au plus profond des entrailles, alors qu’elles devraient te pousser, au contraire, à te surpasser ? Pourquoi la moindre chose devient si douloureuse à effectuer, le moindre obstacle si difficile à contourner ? C'est un sacrifice, tu es une offrande humaine alors.
Pourquoi te laisses-tu perdre dans cette spirale sans sens aucun ?
— Papa, je n’y arrive plus.
Papa ne comprend pas quand tu lui dis ces mots, tu voudrais qu’il le fasse mais tu n’as pas la force d’expliquer. Tu es une Artiste incapable de formuler, avec des paroles, tes émotions. Tu disposes, éternellement seule, de tes angoisses.
— Bien sûr que si, tu y arrives.
Tu ne le crois pas, n’est-ce pas ? Il en sait plus que toi, tu sais. Tu es trop bornée, tu refuses d'envisager que quelqu'un, quelque part, puisse comprendre ton état de détresse. Qu’est-ce qui pourrait t’aider à aller mieux ? Même moi, je me sens impuissant parfois.
— Merci.
Il n’y a pas de quoi. Mais alors, vraiment, pas de quoi. Rien n’a évolué pourtant. Que faire ? Peut-être que c’est l’amour qui te manque. C’est ce que pense papa. L’amour, c’est la résolution de tous les problèmes. C’est ce qu’affirme le monde. Toi tu ne le sais pas, tu n’as jamais été amoureuse et d’ailleurs, tu es encore vierge. Ça doit être ça alors. Quand tu auras trouvé un homme, toute cette insupportable langueur qui a empoisonné ton âme sera chatiée. Tu retrouveras la force d’agir, la volonté. Alors, peut-être, tu seras vivante une fois dans ta vie.
À partir d’aujourd’hui, c'est décidé, nous partons à la recherche de l’amour.
Tu te retournes face au miroir, te contemplant quelques instants, et tu poses enfin les bonnes questions.
— Mais qui es-tu ?
Ton double. Ta conscience. Je suis toi, Lily. Celui qui te comprend le mieux et qui ne te laissera jamais seule. Celui qui te promets qu'un jour, âme et corps ne formeront plus qu'une entité apaisée. Crois-moi. Tu vas y arriver.