Ses petits pieds agiles sautillaient sur la mousse humide, s’amusant à marcher dans les traces plus grandes de celle qui avançait devant elle. Elles avaient cheminé toute la journée et pourtant, elle était encore pleine d’énergie. Ce n’était pas tous les jours que son mentor l’autorisait à la suivre quand elle s’éloignait trop de la communauté.
Il faisait presque nuit mais elle n’avait pas peur : la haute stature qui la devançait était la plus rassurante des protections. Tant qu’elles resteraient ensemble, elle savait qu’elle n’avait rien à craindre. Quand son guide se raidit et s’arrêta brusquement, elle tendit aussitôt l’oreille pour essayer de déterminer ce qui l’avait alertée. Mais le vent lui murmurait des paroles trop faibles pour qu’elle puisse les comprendre et les pulsations sous ses pieds nus étaient trop ténues pour qu’elle captât des vibrations étrangères.
Une main ferme la saisit soudain au bras et l’attira contre le tronc imposant d’un arbre sans lui laisser le temps de riposter. Elle ne cria pas. Elle se contenta de lever la tête vers son mentor dont les doigts pâles restaient crispés sur son poignet : l’expression sur son visage éteint était toujours la même, froide et distante, pourtant elle savait que quelque chose n’allait pas. Elle pouvait le dire à la pointe de ses oreilles courbées. Même si elle ne le montrait pas, elle était en colère.
- - Des centaures ? souffla-t-elle.
Sa voix n’avait été qu’une petite brise pour ne pas alerter leurs éventuelles rencontres indésirables. Elle savait bien qu’elle n’aurait jamais dû parler, et elle n’était pas certaine d’obtenir une réponse. C’est pourquoi elle tressaillit de surprise quand son mentor grogna d’une voix frémissante de haine :
- - Des humains.
Des humains ? Son cœur bondit dans sa poitrine quand elle réalisa les échos étouffés parvenant à ses oreilles effilées. Des jeunes humains en plus. C’étaient sûrement des habitants de ce… « château » qui bordait le lac. Qu’est-ce qu’ils faisaient ici ? Ils n’avaient pas le droit de pénétrer dans la forêt !
- - Que font-ils ici ?
La question avait franchi ses lèvres avant même qu’elle n’en ait eu conscience. Des humains… elle n’en avait jamais vus. C’était la loi de la communauté : ne jamais laisser un humain s’approcher ou révéler leur présence. Une grave sanction pouvait être encourue si cette loi ancestrale venait à être brisée. La voix sèche de son mentor la tira de ses rêveries tandis qu’elle s’éloignait d’un pas vif.
- - Je l’ignore et je m’en moque. Partons.
Elle acquiesça silencieusement malgré la curiosité qui la brûlait. Elle aurait tellement aimé en voir un ! Rien qu’une fois ! Elle s’était améliorée en camouflage, ils ne se rendraient compte de rien. Et puis, elle resterait à distance. Mais… quand bien même elle le dise, jamais elle ne serait autorisée à le faire. Son mentor était intraitable sur ce sujet, elle serait sans doute incapable d’articuler une seule phrase sans qu’elle ne l’interrompît durement.
Ce sujet tabou, qu’elle avait osé aborder une seule fois des années auparavant, lui avait valu une sévère correction et ce souvenir était trop bien ancré dans sa mémoire pour qu’elle ait pu commettre la folie d’en parler à nouveau. Elle ne voulait pas revivre ça. Jamais.
- - Tu traines. Avance.
Elle ne broncha pas sous l’intonation autoritaire et obtempéra. Il fallait qu’elle oublie cette idée stupide. Jamais elle ne pourrait rencontrer un humain. C’était la loi et elle devait y obéir. Leurs deux peuples étaient trop différents, elle le savait pourtant. Quelle idiote.
« Cesse de rêver », se morigéna-t-elle en se concentrant sur le chemin qu’elles avaient recommencé à arpenter. « Ta place est ici, au cœur de la forêt. Et elle ne le sera jamais ailleurs. »