" Putain ! Je suis heureuse ! Vous entendez ? Je suis si heureuse que je pourrai dévorer le monde, faire chanter les pierres, brûler le ciel ! Je pourrais faire voler l'océan, je suis même capable d'attraper le vent ! Tu entends, l'univers ? Je suis heureuse, libre, jeune, je suis...
- Lily."
Silence reconnaissant, soupir amusé. James rit, Albus sourit. Lily se redresse, époussette ses vêtements un poil trop grands. Doucement, presque timidement, elle étend ses bras nus et se met à tournoyer, ses pieds pleins de terre martelant l'herbe fraîche du pré.
" J'ai vingt ans, vous savez ? J'ai eu vingt ans cette nuit, le soleil se lève, et moi je vis ! Vous vous rendez compte ? Je vis."
James s'humecte les lèvres, avant d'imiter sa sœur et de bondir sur ses pieds.
" Tu m'accordes une danse ?
- Seulement si tu m'accordes un sourire... »
L'aîné des Potter lève les yeux au ciel devant le ton faussement romantique de la rouquine. Malgré tout, il s'empare de sa main si douce, si pâle, presque translucide, et la dépose délicatement sur son épaule musclée. Tous deux valsent maladroitement, s'écrasant les pieds à tour de rôle, brisant le silence de la Nature par leurs gloussements gênés.
Albus se sent bien. Il rit, même. C'est rare, alors il se recroqueville un peu, intimidé, presque angoissé. Puis il s'invite dans le ballet des deux autres imbéciles, et ferme les yeux, heureux. Al' a mangé tout cru Albus, il l'a dévoré, sous les regards rieurs de son frère et de sa sœur. Albus disparu, Al' prend toute la place, et se déhanche comme le dégénéré qu'il est.
" Allez, vas-y, tu vois ! Tape du pied, crie, vas-y ! On est beau, vous savez ? On est des dieux, on a le monde à nos pieds ! On est puissant, et surtout vivants ! Al', tu m'écrases le pied. "
James pouffe, puis secoue la tête, tentant en vain de chasser cette mélodie qui s'est sournoisement glissée dans son oreille. Les mots résonnent, et il a beau se boucher les oreilles, rien n'y fait. Sugar man, you're the answer... C'est Lily, Sugar Man, c'est Lily... That makes my questions disappear... Et la drogue, c'est son rire, ses yeux, ses cheveux. James inspire, ses sens s'éveillent. For a blue coin, won't you bring back all those colors to my dreams...Ça sent Lily, ça sent la vie. Accro à ses mots, accro à sa danse. Elle l'ensorcelle Lily, avec son corps tout frêle qui remue étrangement, avec son rire frais, troublant.
" Regardez, le soleil se lève ! Venez, venez vite ! "
Une phrase, un ordre, les trois Potter s'élancent vers la falaise, les yeux rivés sur le disque lumineux qui fend le ciel. Soudain, rien d'autre ne compte que la lumière et le sentiment d'exister uniquement par elle. Un long moment, ils restent face au vide, la bouche entrouverte, les yeux plissés. Peu à peu, la Nature semble sortir de son sommeil, un coq chante au loin, un discret lézard se faufile entre les jambes de Lily.
" Je suis heureuse, je vous l'ai déjà dit ? Regardez comme le monde est beau, frais, bruyant, vivant ! Heureux !
- Si on oublie les guerres, les maladies, les examens, notre père...
- Ta gueule Al'."
Le jeune sorcier obéit à son frère, et se tait, songeur. Le silence se fait, pesant, troublant. Dérangeant. James serre les poings, serre les dents, à s'en fendre la mâchoire. Un sanglot est coincé dans sa gorge, mais il le chasse d'un cri rageur. James ne pleure plus. Sûrement a-t-il déjà versé trop de larmes pour Molly, pour Bill, pour ce Né-moldu assassiné dans la rue, pour cette inconnue, brûlée vive pour ne pas s'être tue. Peut-être s'est-il trop battu pour ce qu'il croyait juste, peut-être qu'après tout, pleurer et se résigner est le meilleur des choix. Al' s'efface, et Albus tombe à terre, tape du poing. Devant ses yeux devenus humides, défilent les visions de Molly, allongée sur son lit, qui gémit, qui supplie. Albus revoit sa dispute avec Harry, qu'il ne peut se convaincre d'appeler Papa. C'était pas dur, pourtant, d'abréger ses souffrances, si ? Elle ne demandait que ça, rien de plus, mais le grand Survivant n'a comme à son habitude, rien écouté. Albus hurle, crache sur le nom de son géniteur, maudit ses racines. Combien de temps, restent-ils ainsi, à se lamenter sur cette putain de vie ? Lily toussote. James se tourne vers elle, Al' tend l'oreille. Puis elle ouvre de nouveau sa petite bouche vermeille et murmure :
" Imagine qu'il n'y ait aucun pays, ce n'est pas dur à faire. Aucune cause pour laquelle tuer ou mourir, aucune religion non plus, imagine tous les gens, vivant leurs vies en paix. Imagine qu'on arrête le temps, aujourd'hui, maintenant. Imagine qu'on laisse les parents, qu'on parte en volant, juste comme ça, regarde, en étendant nos bras. Vous pouvez dire que je suis une rêveuse, mais je ne suis pas la seule. J'espère qu'un jour, vous penserez comme moi, et qu'on sera bien, tous les trois.
- Et comment tu fais, toi, pour arrêter le temps ?
- James a raison, je crois bien que c'est impossible.
- Laissez moi y réfléchir. Je ne sais pas, on cherchera, et on trouvera !
- Très bien, je laisse passer ce détail. En revanche, je veux savoir tout le reste. Comment on fait pour voler sans balai ? Comment on explique aux parents qu'on les abandonne ?"
Alors Lily se met à parler, sans même s'arrêter pour respirer. Parler, c'est raconter, et elle a des histoires plein la tête, tout le monde le sait. Lily explique, démontre, chante, s'indigne, créé, réfléchit. Brusquement, James la pousse dans l'herbe, la coupant au milieu d'une phrase. Al' se joint à eux, et un long moment ils jouent dans la terre. Lily revit ses six ans, James est retombé en enfance depuis longtemps, et Al' a déjà dévoré depuis un moment une dizaine d'années. Lorsqu'ils se redressent enfin, les fleurs des champs ont élu domicile dans leurs chevelures ébouriffées, Lily croit même que James a une pâquerette dans le nez. Comme peints par Arcimboldo lui-même, les trois sorciers ont pris possession de la nature, ou peut-être est-ce l'inverse, et dégagent une justesse qui fait hoqueter le monde. Le vent retient son souffle un instant, pour les admirer. Le ruisseau frémit, les arbres ronronnent, le soleil est fendu d'un sourire. Primavera. Ils sont le printemps, ils sont jeunes, insouciants.
" Ce n'est qu'un rêve, le monde que tu décris. Demain, tu auras oublié cette utopie.
- Tu n'as pas tord. Demain, il faudra affronter la réalité, c'est vrai. Si je compte bien, ça nous laisse une journée !"
Al' rit, James sourit. Oui, demain, la réalité noircira leurs esprits, et leur joie deviendra un souvenir, vite oublié. James devra expliquer à Anne qu'il n'est plus amoureux, que ce n'est pas elle, c'est eux. Albus se rendra sur la tombe de Molly, et lui confiera ses tourments, ses envies, il demandera pardon aussi. Lily enverra sa lettre de motivation, bouclera sa valise, puis quittera enfin la maison.
Mais ce matin, ils sont jeunes, fiers et courageux. Ce matin, ils sont le monde, ils sont des dieux. Heureux.