...Dame de pique, à vous la suite.
Assise à la table du bistrot sorcier le plus malfamé de Belfort, je contemple mon verre. Il est vide.
Comme mon coeur.
Ca n'a pas toujours été comme ça. Et je ne parle pas que du verre.
Mais ce n'était qu'un rêve. N'est-ce pas ?
J'ai un vide dans le coeur, comme un trou noir dans la poitrine. C'est la mort, c'est le gouffre.
Je suis vide. Ou pleine de rien. Comme tu veux.
L’abîme est ma raison.
Je suis anéantie.
Vide.
Oh ! Comme j'y ai cru. Nous deux, c'était si beau.
On s'est connu à Beaux-bâtons et c'était magique. Toi, la demi-géante et moi, la fille de collabos.
Si différentes dans l'âme et dans le corps, mais unies par la haine des autres.
Parce qu'ils nous en voulait tellement les autres, eux qui disaient que nous étions des monstres.
Et puis, un jour, je t'ai poussée dans la cour.
Ca les avaient excités, tous ces nés-du-bon-côté. La demi-géante contre la collabo. Oh, oui ! Ca leur plaisait, à tous ces petits sadiques.
Grindelwald avait fait la guerre avec des géants. Alors ils en riaient, de nous voir nous combattre.
Et puis, tu as décidé de laisser passer.
Tu as haussé les épaules et, en te voyant partir, je t'ai demandé si tu allais te réfugier dans les jupes du professeur principal.
« Je suis pas une balance. »
Tu as gagné mon respect ce jour-là.
Moi, la fille de collabo, que tout le monde dénonçait, à tord ou à raison, je t'ai admiré comme jamais.
Et j'ai commencé à me battre pour toi. A faire remarquer à tous ces petits moutons qui se prétendaient égalitaires, qu'ils ne l'étaient pas avec toi.
J'ai hurlé que nous ne leur reprochions pas leur naissance et qu'ils n'avaient pas à nous reprocher la notre.
Je me suis battue et j'ai rendu coup pour coup sans jamais me plaindre.
Parce que, moi aussi, j'étais pas une balance.
J'avais le coeur en colère et l'âme en furie. J'étais pleine de rage.
Toi aussi, à ta manière. Tu avais toujours peur de voir la partie violente de toi se manifester et tu te battais contre elle.
Ta colère c'était ton calme.
Est-ce que tu te souviens de ce temps-là ?
Quand nous étions des enfants perdues face à la cruauté des autres enfants ?
Quand on allait piquer les bouteilles de vins dans le dortoir des grands et qu'on les remplaçaient par de l'huile pimentée ?
Quand on « empruntait » la voiture de ton père pour aller la foire et qu'on se faisait pardonner en lui ramenant de l'hydromel ?
J'aimerais revenir en arrière. Quand nous étions folles et pleines d'envies. On volait haut, toi sur ton cheval et moi sur mon balai. On avait la tête dans les étoiles. Un peu trop peut-être.
Et puis, j'ai commencé à m'élever.
J'étais douée. J'étais jolie. J'étais ambitieuse.
Je voulais effacer l’opprobre qui souillait mon nom.
Je voulais changer le monde.
Et toi, tu ne t'intéressais qu'à tes Abraxans.
Tu étais forte. Tu étais calme. Tu avais peur de toi-même.
Tu voulais transmettre ta force aux autres sans les abîmer.
Tu voulais te changer toi-même.
C'était il y a si longtemps...
J'en rêve parfois la nuit.
Je rêve de ce temps lointain, où nous étions amies.
Je me souviens, comme dans un rêve, des cours de divination.
On s'installait toujours au fond de la classe et on ramenait nos propres cartes.
Et, au lieu de tirer les cartes, on jouait à la bataille.
Dame de coeur, à vous l'honneur...tu m'avais dit un jour.
Dame de pique à vous la suite...je t'avais répondu.
Et c'était devenu nos surnoms.
J'étais ta Dame de Coeur.
Tu étais ma Dame de Pique.
Et puis, comme on s'ennuyait vraiment en cours de divination, on avait commencé à créer des jeux de cartes. Tu dessinais très mal et tes paquets ressemblaient à des oeuvres d'art moderne.
Et puis...
« Qu'est-ce que ça veut dire ? Pourquoi y-a-t-il le visage de tous ces gens sur tes oeuvres ? »
Cette question là, elle était de toi. Et peut-être que je n'aurais pas du répondre.
J'avais peint mon premier paquet en remplaçant les décorations traditionnelles des cartes par les visages de nos condisciples.
Ca t'avais fascinée.
Evidement, tu étais la Dame de Pique. Et j'étais la Dame de Coeur.
La Dame de Carreau, c'était la professeur de botanique pour qui nous avions toutes les deux une grande admiration.
Et la Dame de Trèfles était une femme, de deux ans notre aînée.
Elle aussi était fille de collabos. Et elle s'en sortait bien. Elle était heureuse et c'était mon idole.
Je voulais réussir à faire oublier mon nom, à m'extirper de cette fange où je croupissais avec toi.
Mais toi, tu ne comprenais pas. Tu ne voulais pas comprendre.
Je crois que c'est là que nous avons vraiment commencer à diverger.
Moi, je croyais qu'on serait toujours amie.
A la vie, à la mort.
Ton pied, mon pied.
Est-ce que tu t'en souviens, Dame de Pique, de ce « ton pied, mon pied », qu'on avait rapporté du Mali ?
C'était notre voyage de fin d'étude, quand le rêve durait encore.
Trois mois perdues dans la brousse, a errer de village en village, en rencontrant parfois des sorciers avec qui nous partagions notre maigre pitance et notre soif de connaissance.
Et puis, cet étrange Boubou, offert par une sorcière tisserande : un motif qui s'appelait « Ton pied, mon pied ».
Deux pieds rouges côte à côte sur un carré de tissu jaune. Un motif qui disait : Où tu vas, je vais.
C'était il y a si longtemps et aujourd'hui, il reste le motif, mais plus ce qu'il symbolisait.
On est partie, chacune de notre côté.
Toi, tu es devenue une éleveuse d'Abraxans. Et moi, je suis entrée au ministère de la Défense.
On est restée en contact.
Je suis passée au ministère de la Justice après une mission qui m'a privée du terrain.
Tu es devenue professeur à Beaux-bâtons.
J'étais dans tous les journaux, moi qui avait atteint les plus hautes sphères du pouvoir.
Tu étais difficilement respectée par tes élèves, toi qui avait si peur de te mettre en colère.
Et puis, il y a eu les attentats de Montmartre. Ma fille a failli y mourir.
Je me suis dit que le problème de cet extrémisme, que je n'avais pas vu venir dans ma chère patrie, venait de l'éducation.
J'ai milité pour le changement des programmes d'histoires et l'introduction de l'éducation civique sorcière et moldue, en cours obligatoire à Beaux-bâtons.
Mais mes idées ne passaient pas assez vite. Je rencontrais trop de résistance et je voyais les monstres en devenir partout...
Quand le directeur de Beaux-bâtons a annoncé son départ à la retraite, j'ai postulé.
J'ai présenté un programme novateur, ou du moins je le crois, au conseil d'administration et ma voix...et la réputation que je m'étais faite, auraient pu m'ouvrir les portes de Beaux-bâtons.
Si tu n'avais pas été là.
Dame de coeur, à vous l'honneur.
Tu m'avais laissée passer la première, en disant que nous servions la même cause de toute façon.
Et je le croyais.
Je voulais briser notre éducation élitiste et élargir l'horizon de nos petits sorciers.
Peu importait si c'était moi ou toi qui faisait le travail.
J'avais trop souffert dans ce système obscurantiste. Je voulais sa mort.
Dame de Pique, à vous la suite.
Et puis, tu es passée.
Ta présentation était on ne peut plus classique.
Pire, elle était élitiste.
L'établissement de classes en fonction des niveau, l'attribution de salles d'études aux meilleurs, les classements, la fin du parrainage...
Plus je t'écoutais et plus j'avais l'impression que tu défendais le système qui avait tenté de nous détruire.
Dame de Pique, où est ton coeur ?
Quand on m'a demandé de commenter, j'ai donné mon avis, démonté tes arguments un par un.
J'ai expliqué qu'il était temps de tourner la page, de prendre notre place dans le monde moderne au lieu de vivre dans un passé qui n'existait plus que dans nos têtes.
La Dame de coeur sait piquer.
Toi, si grande, tu te recroquevillait et je me suis dit, à un moment, que j'étais allé trop loin.
Mais t'es-tu entendue parler ?
Toi que l'on traitait de monstre, tu voulais transformer cette école en machine à éliminer les plus faibles.
« Je crains que Madame Goupil ne prenne cette école comme une nouvelle tribune pour faire oublier son passé de fille à boches. Et si je comprend ce besoin d'utiliser le modernisme comme un bouclier face au train du souvenir, je ne crois pas qu'il soit sage d'utiliser les enfants comme faire-valoir... »
Tu sais, Olympe, je n'y ait pas cru quand je t'ai entendu dire ça.
J'ai cru que j'avais mal entendu. Que tu allais sourire et dire que c'était une blague.
Mes parents envoyaient les nés-moldus dans les trains de la mort. Un jour, pas erreur, mon propre frère est monté dans le train. Ce jour-là, j'ai perdu mon frère, mes parents, mes amis, ma maison et ma réputation.
J'ai passé des dizaines d'années à pleurer mon frère, à faire oublier la folie de mes parents et à faire comprendre aux français que la nouvelle génération était différente de l'ancienne. A me battre pour que plus jamais ça.
Et toi, en deux petites phrases, tu as bafoué la mémoire de mon frère et remis en cause des années d'effort.
Pour gagner ton emploi.
Et imposer un système qui t'aurait broyé à l'instant même où tu aurais mis les pieds dedans, quand nous étions enfants.
Dame de Pique, tu n'as pas de coeur.
J'ai fondé ma propre école. Loin de toi.
Mes élèves ne sont pas aussi bons. Mais j’accueille tout le monde.
J'en ai qui viennent de Beaux-bâtons. Des cassés, des lessivés...
Ils arrivent, on dirait des cadavres. Ils n'ont pas tenu ton rythme.
Alors je leur réapprends à vivre. A danser. A chanter. A aimer toutes les formes de magie. Et même la non-magie.
Ce sont les écorchés de la Dame de Pique qui viennent pleurer chez la Dame de Coeur.
Parfois, j'en ai qui partent chez toi.
Les plus doués et les plus forts.
Les parents viennent me voir et me disent que les cours sont trop simples pour leurs rejetons.
Alors je transmets le dossier à ton secrétaire.
Parfois j'essaie de les décourager. Parfois je sais qu'ils s'y épanouiront. Je n'ai pas la vanité de croire que ton système broie tout le monde.
Dame de Pique, tu es grandeur.
Ton système a produit de grands sorciers, de ceux qu'on regarde avec des étoiles dans les yeux. Mais pour combien de sacrifiés ? Les plus hautes tours de France reposent sur le sang des esclaves et nos belles époques, sur la misère des gens.
Je ne veux plus la grandeur, j'en connais trop le prix.
Dame de Pique, regardes donc à tes pieds...
Toi qui étais petite, te voilà géante.
Mais tu en veux plus, n'est-ce pas ?
Je le sais. J'ai été à ta place. C'est m'occuper de mes petits sorciers qui m'a calmée.
Tu te calmeras peut-être le jour où tu auras des enfants. Si tu en as un jour...
Dame de Pique, on te dis Reine des glaces.
Et te voilà en Angleterre.
J'ai lu dans le journal, ce matin, que tu y emmenais la petite Fleur.
Quand je pense que tu ne fondais pas de grands espoirs en elle... tu me l'as même renvoyée en deuxième année.
Quand elle est arrivée, elle pesait moitié moins que les autres, elle avait des cernes si grands que ses yeux paraissaient violets et elle agressait pratiquement tous ceux qui passaient. Elle trichait pour avoir les meilleures notes possibles et elle fondait en larmes quand elle n'avait pas la note maximale.
Et puis, comme tous ceux qui viennent de chez toi, elle a compris que personne ne lui en tenait rigueur.
Elle a rit, sourit, reprit goût à la vie.
Jusqu'au jour où ses parents sont venus me dire qu'il la renvoyait au front. A Beaux-bâtons.
Dame de Pique, dis-moi : qui survivra à l'ascension de l'Olympe ?
Et voilà que tu l'emmènes.
J'ai vu les autres noms et je t'ai écris.
Pour la première fois depuis que tu m'as traitée de fille à boches, je t'ai écris à toi, et pas à ton foutu secrétaire.
Je t'ai dis de miser sur Fleur même si je ne crois pas qu'elle va gagner. Il y a trop de choses étranges qui se passent autour de ce tournoi et le vieux Flitwick m'a contactée pour me demander si je pouvais reprendre le projet Pompéi qui nous avait permis de faire évacuer les nés-moldus d'Angleterre pendant la montée au pouvoir de Voldemort.
Quelque chose se prépare.
En d'autres temps, en d'autres lieux, Fleur aurait pu gagner. D'ailleurs, je suis certaine qu'elle sera choisie par la Coupe de Feu.
Mais là, je t'en supplie, ne la laisses pas s'approcher de la victoire. Je suis certaine qu'elle sera choisie et, moi qui n'ai jamais cru aux présages, j'ai un terrible pressentiment.
Dame de Pique, écoutes la Dame Coeur...
Je me souviens de quand nous étions enfant, partenaires et complices.
On courrait au bout de la grande allée de Beaux-bâtons et on laissait, dans le bosquet, près de la fontaine magique, un petit signe pour s'appeler l'une l'autre.
J'y suis allée l'autre jour. Ca m'a fait bizarre de revoir Beaux-bâtons.
J'y suis allée l'autre jour. Sous une cape d'invisibilité, comme une vulgaire première année prise en faute.
J'y suis allée l'autre jour. J'ai laissé une Dame de Coeur sur la fontaine, un lieu et une date gravée derrière.
Je suis allée au rendez-vous aujourd'hui.
Je me demandais si tu serais là.
J'ai ma réponse.
Dame de Pique, qu'à tu fait de ton coeur ?
J'ai rêvé de mon amie ce soir.
J'ai rêvé de ce temps où je sentais mon coeur battre plus fort chaque fois qu'on se retrouvait.
J'ai rêvé de repartir en arrière.
Mais j'ai ouvert les yeux, et c'était juste un rêve.
Je paye le serveur et je me lève.
Un femme seule, et à moitié saoule aurait peu de chance de survie dans cette gargote.
Mais je ne suis pas n'importe qui et les gens s'écartent.
A moins qu'ils ne soient effrayés par l'état du type qui a essayé de me voler mon portefeuille tout à l'heure. Bah...avec un bon medico-mage, il lui faudra moins d'un mois pour réapprendre à marcher...
De toute façon, les poulets descendent jamais ici. Je risque rien.
Je sors enfin et je transplane devant chez moi.
Mon mari me récupère et ne commente pas. Je ne bois pas souvent, seulement quand je pense à nous et il le sait.
Il me dit juste qu'il y a un paquet pour moi.
A l'intérieur, les résultats du tirage de la Coupe de Feu, les noms des probables premiers participants du projet Pompeï...
...et une Dame de Pique.