Wilkes ne comprenait pas. Il relisait les mots de Rosier depuis dix minutes déjà. Neuf misérables mots qui troublaient son esprit plus que de raison.
Il faut absolument que je te parle aujourd’hui.
C’était insensé.
Rosier ne prenait jamais ce genre de disposition. Quand il avait à dire, il parlait. Tout simplement.
Une mise en spectacle des plus ridicules. Presque grossière. Voilà ce qu’était ce petit bout de papier.
Des mots imbéciles qui donnaient un ton bien trop solennel à leur relation. Il fallait, pour cela, que Rosier ait véritablement une annonce capitale à faire. Il fallait que cette quelconque nouvelle fut délicate. Mais, là, Wilkes ne voyait pas.
Evan n’allait pas oser, tout de même ? Il n’allait pas oser.
Ou peut-être bien que si. Evan Rosier n’avait aucune limite à l'impudeur. Et c’était ce qui turlupinait Wilkes au plus haut point, ce matin.
Il repassa brièvement en vue les derniers mois. Il devait trouver la faille.
Bien évidemment il y avait des événements gênants, comme les confessions après quelques verres de bieraubeurre, en mars dernier. Wilkes avait dévoilé de sa personne. Sa famille, ses doutes, ses amours désavoués. Voilà, il s'était mis à nu. Comme un stupide Gryffondor qui n'a aucune retenue.
Il y avait le baiser, aussi. Le huit janvier de la même année. Ils étaient bien éméchés, sinon, jamais…
Les baisers avaient continué, pourtant.
Les moments d’extase aussi. La baise brutale.
Qui s’étaient répétés, à leur tour. Continuellement. Inlassablement. Sans que Wilkes ne soit jamais certain de son consentement.
Enfin, c’était surtout que ces moments étaient là pour passer le temps. Rien de plus.
N'est-ce pas ?
Alors, pourquoi une telle formalité soudainement ?
Etait-ce monté à la tête de ce stupide Rosier ? Quelle faiblesse d'esprit.
Tout cela devait rester tabou. Un point c’est tout.
En conséquence, ce sept novembre 1977, Edward Wilkes était sujet à une panique significative. Une panique mêlée à un agacement non négligeable, certes.
Wilkes l’imperturbable, un Mangemort de surcroît, redoutait une misérable conversation, c'était pitoyable.
Parce qu'il n’y avait certainement pas de quoi douter. Rosier n’était tout de même pas si bête.
Il renversa un peu de café bouillant sur ses mains.
Argh, c’est de ta faute, Evan.
Pourquoi, Evan, pourquoi faut-il que tu me soumettes tes états-d’âme ? Malheureux !
Tu sais bien que je déteste cela. Ou alors, nous n’avons plus rien à faire ensemble. Si tu ne l'as toujours pas compris.
Qu’attends-tu donc de ce délire insensé ?
Une officialisation ? Haha. Non.
Ne me fais pas rire.
Je ne veux PAS penser à cette mascarade, Evan.
Tu me tortures, en ce moment. Tu m’imposes des pensées qui me dérangent.
Pars d'ici !
Je t’en veux terriblement.
Evan, c’est même plus que cela ; je te déteste. Pour cet affront que tu oses me faire subir.
Il fut rassuré, toutefois, pendant la journée, parce que Rosier semblait se comporter tout à fait naturellement avec lui, comme si ces neuf mots n’avaient jamais existé. Alors ces neuf mots n’existaient plus.
La clique principale était réunie. Il s’agissait de dessiner un plan. On laissait Lucius et Bellatrix aux manettes. Parce que, eux, ils savaient faire. Eux, ils n’étaient pas n’importe qui ; ils étaient les favoris. Ils connaissaient le Maître à la lettre - selon leurs dires. Personne n’était assez sot pour le contester.
Plus tard, lorsque la réunion se fut enfin close, Wilkes prit les devants. Il désirait éviter la conversation mais ne pouvait ignorer l’affront de Rosier. Qu’il fut au moins inquiet pour une raison ! Qu'Evan regrette ces neuf misérables mots !
— Qu’est-ce que tu voulais ?
— Comment ça ?
— Bah, ta note, ce matin.
Snape, Avery et Mulciber s’étaient tous les trois mis à les dévisager. Rosier manquait de discrétion, c’était insupportable.
Et Wilkes était de mauvaise foi.
— Ah oui. Suis-moi. Je préfère qu’on soit seul.
Là, Wilkes devenait carrément suspicieux. Cette théâtralisation abusive ne l’enchantait guère.
— Pourquoi ?
— Tu verras.
Alors il le suivit. Même si ça ne l’enchantait guère.
Quand ils se furent retranchés dans un coin à l’abris des mauvais esprits, Rosier enchaîna.
— Tiens.
— Qu’est-ce que c’est ?
— Un scénario.
— Tu te fiches de moi ?
— Non…
— Un scénario ?
— Oui.
— Explique-toi.
— J’aime bien écrire, tu sais ?
— Je sais.
— Puis j’ai eu une idée, à force de te côtoyer. Toute une histoire qui m’est venue en tête, c’était comme ça. J’avais besoin de coucher les mots sur le papier. J’avais besoin de lui donner vie. Alors voilà, c’est ce que j’ai écrit.
— Donc toute cette mise en scène grandiloquente pour ça ?
— Ouais.
— Et pourquoi ça m’intéresse ?
— Parce que c’est toi qui m’as donné l’idée.
— De quelle façon, si je puis me permettre ?
— De cette façon-là.
Rosier se pencha alors et, dans un tendre mouvement, embrassa les lèvres de Wilkes. Il avait posé sa main délicatement contre son cou, pour le caresser en même temps que le baiser. C’était outrageusement déplacé. Wilkes eut à peine le temps de sentir son sexe se raidir. Et il fut pris brusquement d’une crise de désespoir épouvantable.
Rapidement, il se dégagea de l’étreinte. Cette avalanche de bons sentiments était insoutenable.
Puis il décida de faire comme si la scène n’avait pas eu lieu. Elle n'était qu'un détail. Parce que, s’il y pensait, il se rappellerait le plaisir qu’il y avait pris. Rabrouer Rosier reviendrait à admettre sa faiblesse un moment ou un autre. C’était beaucoup plus simple de faire comme si.
— C’est complètement ridicule, je me fiche de ce que tu écris, pourquoi tout ce cirque ? Reprend ton scénario, je ne le lirai pas. Et évite de me mentionner aussi, si c’est pour dire des trucs sales.
— Des trucs sales ?
— Tu sais très bien de quoi je parle.
— A vrai dire, non. Tu pourrais au moins lire avant de juger.
— Je n’ai pas envie de lire.
— Très bien. Rends-le moi alors.
Après un dernier coup d’oeil.
— Tu comptes véritablement publier cette merde ?
— Oui.
Rosier repartit, ensuite. Il ne pouvait rien faire de plus.
Wilkes l'observa quelques secondes. Il n'avait plus peur désormais. Il était complètement remonté.
Un scénario sur lui ? Et puis quoi encore ? Pourquoi pas une saga entière ?
Evan était bien le plus idiot de tous les idiots. Et c’était pas peu dire. Parce qu’il en avait connus, des idiots.
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Ce n’est que quelques années plus tard, en 1980 précisément, une semaine après leur rupture définitive, que Wilkes tomba officiellement sur le manuscrit de Rosier.
Il ne lui avait jamais demandé ce qu’il en était advenu.
Il avait même oublié.
En apercevant le livre, paumé au milieu des étagères de Fleury et Botts, il avait été attiré. Instantanément, un peu comme un aimant.
Réminiscence soudaine.
Accélération des battements.
Il avait retrouvé le nom de code qu’Evan utilisait pour signer.
Rose Evarys. Le nom d’une fille.
Rose Evarys - Evan Rosier. Nom et prénom inversés.
C’était le 6 décembre.
Il neigeait.
Sur la couverture, un immense dessin. Une espèce de sorcière aux cheveux blonds. Il la reconnaissait bien sûr. Il avait de la culture. C’était une illustration de la Lorelei. Celle que les Moldus avaient pris pour un monstre, sans chercher à en comprendre la souffrance, stupides qu'ils étaient.
Elle se tenait, imperturbable, sur son grand rocher. Ses longs cheveux dorés gigotaient au gré du vent sans jamais se mélanger. Elle les peignait avec une espèce d’indifférence acharnée.
Wilkes parcourut les premières pages. Aucun préambule. Simplement quelques phrases pour une symphonie de mots perdus.
« Ô belle Loreley aux yeux pleins de pierreries
De quel magicien tiens-tu ta sorcellerie ?
Je suis lasse de vivre et mes yeux sont maudits
Ceux qui m'ont regardée évêque en ont péri
Mes yeux ce sont des flammes et non des pierreries
Jetez jetez aux flammes cette sorcellerie
Je flambe dans ces flammes ô belle Loreley
Qu'un autre te condamne tu m'as ensorcelé (1)
(…)
A Edward.
Une Lorelei sortie de son rocher »
Déjà, Evan, si tôt.
Tu m’aimes. C’est vrai.
Et si, moi, je t’aimais ?
Il se lança dans la lecture - l'histoire était courte, 55 pages. Il avait bien le temps pour cela.
C’était une histoire banale avant tout. Celle d’un jeune homme au coeur agité.
Un pauvre type, en fait, un marin, éperdument amoureux. Un idiot qui consacrait sa vie à pleurer les larmes, fou d’un corps qu’il lui avait donné. A elle, ce monstre de séduction.
A force, son amour avait épuisé la jeune femme, qui avait continué à enchanter les hommes autour, à ne rien écouter aux paroles du transi. Ou à faire comme si.
Peu à peu, le marin perdait la tête, victime de sa cruauté. Sa raison avait fini par tanguer, prête à chavirer - en même temps que le navire. Quelle tristesse.
Le Marin était chauffeur de Magicobus dans la nouvelle, au fait.
Et la Lorelei, une Vélane gardienne des passages secrets entre le monde et la vérité.
Son rocher un mur de pierre et de sang.
« Et si un jour je me flingue, c’est à toi que je le devrais. ». Phrase de clôture d’une semi nouvelle de bas étage.
C’était une histoire bête à pleurer en somme.
Caché dans un coin de la librairie, pour ne pas qu’on l’interrompe, Wilkes ferma doucement le livre de ses mains tremblantes.
Et il pleura.
Le temps s’était immobilisé.
Il pleurait rarement. Même à la mort de sa mère, il s’était retenu.
Il y avait ici une dimension si profondément bouleversante pour l’inciter à faire couler les larmes.
C’était au-delà de sa propre volonté.
Le bouquin était fort mal écrit, pourtant. Mais il exposait là une vérité et pas n'importe laquelle. La vérité de Rosier. Celle qu’il s’était refusée à entendre. Longtemps. Celle qu’il avait fuit. Souvent. Celle qu’il avait eu peur d’admettre. Parce que c’était la sienne, aussi.
En tant que Mangemort, héritier d’une famille de Sang pur honorée, il avait préféré ignorer les sentiments.
Et maintenant qu’il avait détruit leur histoire, maintenant qu’il était trop tard, il les confrontait, c’était violent.
Pire que l’arroseur arrosé : la Lorelei loreleiée. Le comble du comble de l’ironie.
Et le comble du comble du comble de cette ironie, c’était lui.
Il ignora le bouquin pour lequel il avait fait le déplacement au préalable.
Quelle importance ?
Dans sa tête, un tourbillon.
Il se rappela le jour où il avait appris pour le scénario.
Jamais il n’avait songé qu'Evan irait au bout de ses idées.
Il avait pris l'annonce comme une nouvelle lubie loufoque de ce dernier.
Evan avait, en effet, toujours été un tantinet excessif. Mais il s’y était fait. Au bout du conte.
Wilkes n’était pas la Lorelei. Il ne l’avait jamais été.
Parce que, contrairement à elle, il l’avait aimé.
Il observa le dessin, à nouveau. Le dessin bougeait - Edward venait simplement de le remarquer.
Et dans cette action presque imperceptible, la créature s’était mise à pleurer.
La Lorelei de Rosier souffrait.
Quel idiot il faisait.
Il y avait un sens caché.
La Lorelei s’était crue monstre, les monstres n’avaient pas de sentiments.
Alors elle avait rejeté le marin, ce marin tant aimé.
Pour rester fidèle à cette image monstrueuse qu’on lui avait attribuée.
Mais ce n’était qu’un leurre. Puisque voilà qu’elle pleurait.
Rosier avait déjà compris, à l’époque.
Wilkes était la Lorelei. Doux supplice de Rosier, infidèle, cruel.
Ne pouvant admettre cet amour insensé que l'autre lui promettait.
Puis il avait fini par le quitter.
Se condamnant lui-même.
Comme la Lorelei que Rosier décrivait ici.
Quelle tragédie.
Les larmes enfin séchées, Edward se rendit à la caisse, tout stoïque qu’il était. Il crut d'ailleurs apercevoir le libraire frémir.
Libraire qui saisit le livre sacré du bout de ses doigts décharnés, l’étudiant attentivement, surpris, certainement, qu’un Mangemort comme Wilkes se consacre à de la littérature romantique.
— Tiens, c’est drôle, j’ai cru que ce livre était oublié.
Wilkes ne trouvait rien de drôle à cela.
Le libraire enchaîna :
— C’est un cadeau ?
— Non, il répondit.
Ce n’était pas un cadeau. C’était bien plus que cela.
— Non. C’est pour moi.
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Quelques jours plus tard, avant que le destin ne décide de les séparer à jamais, Wilkes avoua enfin à Rosier le fond de ses pensées.
C'était déguisé, un peu esquivé, comment aurait-il pu en être autrement ?
Derrière les mots prononcés ce jour-là, il y avait les paroles de la Lorelei.
Wilkes avait deviné que c'était la fin. Parce que jamais la Lorelei n'aurait retrouvé son amant, autrement. C'était complètement OOC ce qu'il se passait.
Au rythme des sortilèges lancés, ce soir-là, il contempla son passé. Comme une affreuse litanie, la chanson de la Lorelei et le désespoir du marin.
Il l'embrassa avec passion.
Avant la nuit tombée. Avant la chute. Avant la mort.
Avec comme espoir profondément enfoui, celui de ne pas réaliser la prophétie. Celle qui disait...
Ne pas avoir à creuser la tombe du transi. Parce qu'en y réfléchissant, le transi, ce n'était pas l'amoureux. Ce n'était qu'un cadavre en train de se décomposer, lentement. Dans la Religion, du moins, et il fallait toujours croire en de grands principes. La preuve, lui, il n'y avait pas cru, et voilà dans quel état il se trouvait à présent.
Il fallait absolument ne pas réaliser la prophétie. Celle qui disait...
Je crois que le sang a finalement
englouti le chauffeur et son bus
Et c'est la Lorelei, avec son chant fatal,
Qui aura fait tout ce mal. (2)