Quelques bâillements échappent à Draco dans l’escalier. Il se sent tiraillé, fourbu et pourtant, il a l’impression d’avoir bien dormi. Ni trop, ni assez mais surtout d'un sommeil profond, celui qui lui garantit de ne pas se réveiller.
Et se réveiller pendant la nuit, ça lui arrive presque chaque fois, inlassablement, depuis cinq mois.
Les premières fois, sursaut, transpiration. Peur. Il ne pouvait rien oublier. Ni la terreur au Manoir, ni les cris des tortures, ni le bruit assourdissant des morts et la panique de la bataille. Et la lâcheté, celle qui hante ses souvenirs ! Il s’attarde sur chaque moment en se disant « et si », il entretient en quelque sorte la honte pour ne pas oublier.
Ne pas oublier qu’il n’a jamais fait partie de ceux qui ont osé, ceux qui ont su dépasser tout ce qui leur a été dit, ceux qui ont su mettre en doute leur héritage.
Draco sait que tout ce qu’il a entendu, tout ce qu’on lui a dit et montré n’est pas totalement vrai. Ne l’était pas, et ne le sera jamais.
Mais certaines convictions sont profondes et la haine a du mal à partir.
Certains jours, elle grandit encore, s'épanouit en enfonçant ses racines dans les événements qui ont bouleversé sa vie. Il déteste encore Potter et sa clique, il les hait pour avoir toujours séparé les bons des méchants, pour avoir creusé ce fossé insurmontable entre eux et entretenu ce manichéisme. Oh bien sûr, Draco reconnaît qu'il a entretenu cette distance en les méprisant, en leur crachant son dégoût et sa jalousie. Il y a des choses qu'il regrette. D'autres non.
Il n'oublie pas qu'il a pu toujours compter sur l'amitié de Blaise malgré des divergences d'opinions, mais, après tout, ils n'ont pas la même famille, ni le même passé. Et aussi sur celle de Pansy qui a su l’aider, malgré ses airs de gamine avide de ragots. Elle appuyait ses attaques, détestait autant Granger que lui et pourtant, ils ont beaucoup ri ensemble !
Ces pensées douloureuses sont là, chaque matin. Il creuse encore et encore, cherche ce qu'il aurait pu faire ou dû faire, se flagelle parfois pour sa bêtise. Mais Draco a bien compris qu'il n'est pas que noir à l'intérieur. Ca le rassure beaucoup. Il sait aussi qu'ils ont tous des feuilles noires et blanches qui bourgeonnent en eux, et que c'est à chacun de doser le gris qu'il veut montrer.
C'est si simple de retourner ces événements encore et encore dans sa tête, de se laisser emporter dans les abîmes de ses souvenirs. Il pense beaucoup à sa relation avec ses parents, y relève des marques de tendresse et d'autres moments, plus durs et secs. Ils lui ont donné une éducation au-dessus des sorciers de basse condition.
Draco se passe de l'eau sur le visage, enfile un tee-shirt et se traîne jusque dans la cuisine pour commencer une nouvelle journée.
Il prend la bouilloire, la remplit d’eau et la pose sur la gazinière. Il tourne le bouton, sursaute comme toujours au bruit des premières étincelles et se sent toujours rassuré de voir la flamme s’allumer. Il ne se rend même pas compte qu’il a laissé sa baguette sur la table de nuit. Draco est juste passé du confort moelleux du matelas et de la couette, à celui de l’odeur du café.
Il hait le café en réalité, le goût est répugnant et en boire le matin est un supplice, sa petite torture. Nécessaire pour avoir l’esprit réveillé.
Mais l’odeur… l’odeur, c’est un peu le paradis.
C'est un nuage vers ces doux matins d'été, quand il courrait sur la terrasse pour dévorer son pain au chocolat et tremper ses lèvres dans le chocolat chaud fait maison. Il arrivait toujours quand son père était plongé dans son journal, sa tasse de café à la main. Il lui laissait un rapide baiser sur la joue dans un "B'jour Père" avant d'entamer son petit déjeuner. Petit plaisir de ces journées chaudes ensoleillées. Et Lucius avait toujours cette odeur de café, ce parfum qui s'accroche aux vêtements et qui donne envie de goûter.
Pourtant, il déteste cette boisson. Il n'a qu'une envie quand il en boit : recracher sa gorgée. En mettant du sucre, il ne fait qu'accentuer le dégoût et se force à le finir en trois gorgées avant qu'il ne refroidisse et que ce soit encore pire.
Ce matin-là, Draco sait que c'est un matin à café. Il commence à s'y habituer pour tout avouer, même s'il ne le boit jamais de bon coeur. Il a besoin de cette dose d'énergie pour affronter les cauchemars, refermer le placard et ne les retrouver que la nuit. La journée, elle, est consacrée à respirer.
Alors qu’il s’apprête à s’asseoir et à avaler la boisson honnie en lisant tranquillement la Gazette qui vient d’arriver, Draco se souvient. Aujourd’hui Andromeda lui a demandé de s’occuper de Teddy car elle devait partir tôt. Et il a complètement oublié. Il s’attendait à entendre les pas sur le plancher de l’étage, puis l’écouter débiter des discours peu cohérents au bébé en l’emmenant dans la cuisine. Mais il a dormi d’un sommeil tellement profond qu’il ne l’a pas entendue partir.
Alors il pose sa tasse, grimpe les marches quatre à quatre et trouve Teddy réveillé. Et c’est étonnant car le garçon ne pleure pas, ne s’impatiente pas non plus. Il gazouille en jouant avec les petites peluches qui pendent au-dessus de son berceau. Draco entend dans ce gazouillement un rire, un hymne à la vie qui s’ouvre devant le bébé. Ce qu’il adore, c’est quand Teddy lui attrape un doigt et ne veut plus le lâcher.
Délicatement – si on lui avait demandé six mois auparavant s’il se sentait apte à s’occuper, ne serait-ce que quelques heures, d’un bébé, il aurait ri au nez de la personne – il prend l’enfant dans ses bras et l’allonge sur la table à langer. Etape la plus détestable. Mais Draco pense au goût du café, se dit qu’il y a pire, pense à l’odeur du café, se dit qu’il y a définitivement mieux et se dépêche de rendre propre ce petit bout d’homme.
Et il redescend les escaliers, exactement comme Andromeda le fait chaque matin : il joue avec les cheveux de Teddy, lui vole son nez, lui caresse la joue et débite un tas de choses incompréhensibles. De l’eau chauffée pour son café, il en reste assez pour mélanger avec le lait en poudre et remplir le biberon. Il n’oublie pas de vérifier la température et se sent presque content de s’en sortir si facilement.
Draco laisse Teddy téter, il l'aide en tenant le biberon par le dessous même si l'enfant repousse souvent sa main. Il grandit tellement vite... Quelques semaines, quelques centimètres, des milliers de sourires et de babillements. De l'innocence pure à portée de main. Et ces grands yeux qui découvrent le monde, émerveillés... sans oublier cette bouche qui goûte et mord tout, avide de connaissances.
Teddy bave autour de la tétine, il recrache le lait en faisant des bulles et rit en même temps. Le petit bout d’homme en met partout, ça dégouline sur le bavoir et Draco soupire. Il hait parfois ce gamin mais l'essuie quand même en lui rendant son sourire.
Bien sûr, il ne ferait pas ça chaque matin, mais il sait que ça fait partie du pacte conclu avec sa tante : il intègre leur vie ordinaire, trouve le calme et réfléchit. Ce qui implique pour lui de moins utiliser la magie, et de se plier à des contraintes qui parfois l’agacent – comme la vaisselle à la main. Il ne comprend pas toujours les raisons de ce choix fait par Andromeda, mais il ne va pas changer ses habitudes alors qu’il ne reste que quelques semaines et qu’elle agit ainsi depuis de nombreuses années.
Jamais il n’avait imaginé qu’en toquant à sa porte l’autre matin, elle l’aurait accueilli comme si elle le connaissait depuis longtemps et n’avait pas une sœur à laquelle elle avait dernièrement si peu parlé. Mais c’était anxieux qu’il était venu, et serein qu’il était devenu. Elle avait accepté de l’héberger jusqu’à fin août avec douceur, sans trop poser de questions.
Et les jours extraordinaires se sont écoulés…
Draco n’a pas pu réfléchir à tout ce qu’il voulait. Il n’a pas toujours su trouver les mots pour expliquer à Andromeda ce qu’il pensait de certains sujets, et n’a pas abordé tous les points délicats sur lesquels ils auraient risqué de ne pas s’entendre du tout. Car si la guerre a changé certaines choses, elle n’a pas tout ébranlé et il sait qu’il aura des avis qui ne seront pas très bien accueillis.
Personne ne peut changer du jour au lendemain. Personne ne peut d’un coup devenir extraordinairement gentil et ouvert sous le regard des autres. Ce serait se fourvoyer. Et il ne veut pas nier ce qu’a été sa vie jusqu’ici : ce qu’il a vécu, ce qu’il a dit et fait l’a façonné. Il ne peut détruire le garçon qu’il a été. Il peut seulement construire quelque chose différemment pour celui qu’il va devenir.
Demain il doit retourner au Manoir. Du moins, il a choisi d’y retourner. Rien n’aurait pu l’y obliger, mais savoir que ses parents sont toujours là-bas, malgré tout ce qui s’y est passé, ne lui plaît pas. Il n’a pas su les convaincre, pourtant il n’abandonne pas. Draco espère que les derniers jours d’août ne verront pas le retour des cauchemars et des cris, sinon il demandera à aller directement à Poudlard.
*
Quelques heures plus tard, Andromeda revient et trouve un Draco bien silencieux. Il regarde, les yeux un peu dans le vague, son petit cousin jouer avec les vieux jouets de Nymphadora. Elle aime ce garçon entre l’enfance et l’âge adulte, celui qui a vu la cruauté, y a pris part et ne sait plus sur quel pied danser. Elle espère qu’il saura trouver son chemin.