Jusqu'à ses onze ans, la saison préférée de Drago était l'hiver. Sans doute parce que les hivers passés au manoir avant d'aller à Poudlard avaient été les meilleurs moments de sa vie. Sa mère jouait avec lui dans le parc et quand il lançait une boule de neige sur son père, celui-ci arborait l'ombre d'un sourire amusé malgré le soupir excédé qu'il poussait.
Et puis, c'était Noël. L'immense sapin décoré par les elfes, qui regorgeait de sucres d'orge et menaçait de s'effondrer sous le poids des boules brillantes, trônait au milieu du salon où brûlait un grand feu réconfortant. Les cadeaux s'empilaient sous la cheminée, emballés de papiers bariolés et de rubans multicolores. Les flocons cotonneux recouvraient le parc d'une grande étendue immaculée.
Ce que Drago préférait, à Noël, en dépit des nouveaux jouets flambants neufs, des confiseries et des décorations, c'était attraper un flocon sur la langue. C'était si simple, et si satisfaisant en même temps ! On tendait sa langue, le visage levé vers le ciel, les yeux fermés, la peau qui picotait sous les petites piqures du froid, et on attendait. On attendait jusqu'à ce qu'on ouvre un œil à demi, impatient, qu'on voie un délicat flocon descendre doucement, et soudain, on sentait le minuscule éclat de glace se déposer et engourdir sa langue. Vite, on fermait la bouche et on le savourait pendant qu'il fondait.
Souvent, sa mère venait se poster près de lui et prenait sa petite main dans la sienne. Elle s'agenouillait et tendait elle aussi la langue. Elle riait tellement du visage concentré de son fils qu'elle n'arrivait pas à en attraper et Drago lui disait très sérieusement que si elle n'en attrapait pas un, elle ratait la meilleure partie de l'hiver. Narcissa lui caressait alors les cheveux, prenait une grosse boule de neige et l'enfournait dans sa bouche, lui répondant que maintenant, elle en avait au moins mille sur sa langue. Et ils riaient ensemble jusqu'à ce que Lucius leur intime sévèrement de rentrer : il faisait vraiment trop froid dehors.
Bien sûr, les Noëls au Manoir étaient toujours un peu solitaires. Ils étaient seulement trois, sa mère, son père et lui. Parfois, la salle à manger semblait un peu grande pour leur petite famille. La table était si longue qu'ils ne pouvaient pas se passer les plats, alors les elfes devaient les enchanter pour les faire léviter. Il y avait des silences interminables que la voix glaciale de son père peinait à combler. Elle résonnait sinistrement contre les murs de pierre et elle n'était interrompue que par le claquement métallique des couverts et des plats qui s'entrechoquaient. Généralement, Lucius se plaignait du ministre de la magie, décrivait en termes méprisants la nouvelle politique soi-disant « bien-pensante » du ministère et crachait sur les Sang-de-bourbe et les traitres-à-leur-sang. Narcissa se contentait d'acquiescer, en lançant de temps en temps une réprimande cinglante à Dobby lorsqu'il commettait un impair. Ce n'était pas exactement festif, mais ça n'avait jamais dérangé Drago ... Il n'avait jamais connu autre chose.
Non, vraiment, lorsqu'il était petit, Noël était sa période préférée de l'année.
Tout avait changé lorsqu'il était rentré à Poudlard.
Il avait entendu Weasley, cet affreux traitre-à-son-sang, parler à Potter des Noëls dans sa maison délabrée. Drago avait eu envie de rire à gorge déployée. Weasley avait sûrement un seul cadeau (hideux et d'occasion), sa mère devait préparer elle-même le repas (ridicule !), et son père invitait sûrement des Sang-de-Bourbe, voire des Moldus (quelle horreur ...).
Il n'avait pas compris pourquoi Potter avait semblé si émerveillé. Une immense famille entassée dans une maison minuscule et vétuste qui partageait un repas bon marché préparé par leur mère, ça n'avait rien d'extraordinaire.
Pourtant, lorsque le jeune Serpentard se représentait la scène, les sept frères Weasley qui riaient de bon cœur à une plaisanterie qu'un des jumeaux avait dû raconter, tous portant un horrible pullover tricoté à la main, sa gorge se serrait un peu en songeant à la chaleur et à la vie dont devait regorger ce Noël.
Mais il se consolait bien vite en pensant au nouveau balai, à la nouvelle chouette et au nouveau jeu d'échecs en argent qu'il allait avoir, lui, tandis que les Weasley se contenteraient d'un vieux livre poussiéreux.
Et puis, sa mère était très chaleureuse avec lui, surtout lorsqu'ils attrapaient des flocons ensemble.
Cependant, durant sa première année, alors qu'il neigeait enfin, Parkinson s'était moquée allégrement de Granger, la fille-castor, parce qu'elle avait entrainé ses amis dehors pour avaler des flocons.
Drago avait ainsi cessé d'attraper des flocons. C'était si enfantin, il était grand maintenant. Sa mère avait ri tendrement quand il lui en avait expliqué la raison. Il gardait enfoui dans son cœur la vraie explication : c'était Moldu, et cette simple pensée le faisait frissonner de dégoût.
" Tu grandis tellement vite, chéri, avait murmuré Narcissa." Comme prise d'un réflexe, elle avait touché l'unique mèche blanche qui striait à présent sa chevelure blonde platine et avait esquissé un sourire mélancolique.
Ses yeux bleus avaient un peu brillé, comme s'ils se remplissaient de larmes, mais Drago avait mis ça sur le compte de la lueur du grand chandelier qui surplombait le salon.
Au fil des années, il avait oublié cette ancienne habitude. Maintenant, lorsqu'il neigeait, il ne ressentait qu'une indifférence teintée d'agacement - il allait être plus difficile de se déplacer et les lettres mettraient plus de temps à parvenir.
En sixième année, l'hiver perdit toute importance à ses yeux. Les mois passaient, la situation restait inchangée. Il était piégé dans un labyrinthe horrifique et effrayant, peuplé de ses espoirs meurtris qui le narguaient sournoisement. Il aurait préféré oublier cette époque qui l'avait rempli de rêves inutiles. Il était ridicule et grotesque de célébrer quoi que ce soit : les années étaient uniquement rythmées par les morts et les blessés. La peur rongeait lentement mais inéluctablement ses souvenirs. Oui, décidément, rien ne changeait, les événements qui indiquaient que le temps s'écoulait ne faisaient qu'amplifier son angoisse et soulignaient l'inévitable - plus le temps passait, plus sa mort se rapprochait.
La tourmente de la guerre l'avait fait oublier Noël même.
Cette maudite célébration fut soudain rappelée à sa mémoire lorsque sa mère mourut, le 23 décembre 1999, peu de temps après la défaite de Voldemort. Il détestait l'hiver, et plus particulièrement Noël. C'était une fête qui ne faisait qu'accentuer sa solitude et évoquait des souvenirs qu'il aurait préféré effacer de sa mémoire. Le froid, la neige, les flocons, tout cela était pénible et fastidieux.
Quelques années plus tard, Drago s'apprêtait à passer un énième Noël seul, enfermé à double tour dans une maison qu'il avait loué en catastrophe après que le manoir ait été saisi par les autorités.
La porte sonna. En soupirant, il alla enfiler une robe et ouvrit à contrecœur.
" Joyeux Noël, Monsieur !, chantonnèrent deux voix aiguës.
Deux enfants, une fille et un garçon, se tenaient devant sa porte, coiffés de ridicules bonnets rouges aux pompons blancs. Des Moldus, réalisa Drago. Il pinça les lèvres, contrôlant l'air dégoûté qui menaçait de prendre possession de ses traits. Les temps avaient changé, il ne pouvait se permettre de mépriser les Moldus, à présent.
"- Bonjour, lâcha-t-il froidement.
La petite fille, qui avait des grosses nattes brunes dépassant de son bonnet, lui adressa un sourire édenté : il lui manquait une dent de devant.
Elle agita une boîte en fer avec un enthousiasme débordant.
- Bonjour, Monsieur, dit-elle d'une voix importante, moi et mon frère, elle tapota la tête du petit à côté d'elle, on vend des cookies.
Elle ouvrit la boîte avec un peu de difficulté et présenta son contenu à Drago. Des cookies à la forme douteuse s'alignaient à l'intérieur.
- C'est ..., elle hésita un instant, on avait dit combien, Charlie ?
Le frère leva sa petite tête blonde et tendit deux doigts, avant de remettre résolument son pouce dans sa bouche.
- Deux livres, c'est deux livres, reprit-elle, très assurée.
Elle planta ses yeux verts dans ceux de Drago, et gonfla ses joues rougies par le froid.
- C'est pour acheter un cadeau à Maman, explique-t-elle, on les a fait tout seuls, sauf pour les cuire, Papa les a cuits.
Le petit garçon tendit trois doigts.
- Ah, si vous en voulez un pas brûlé, c'est trois livres, ajoute-t-elle.
Drago sentit ses lèvres s'étirer malgré lui.
- Je n'ai pas d'argent, les enfants, s'excusa-t-il, étonné lui-même du ton courtois qu'il employait.
Enfin, c'étaient des Moldus !
Les yeux bleus du petit garçon s'agrandirent comme des soucoupes et ceux de la petite fille brillaient un peu trop.
- D'accord, au revoir, marmonna-t-elle, la tête basse. "
Drago allait fermer sa porte pour de bon quand il commença à neiger. De gros flocons blancs tombaient sur la campagne anglaise et le jeune homme dû bien admettre qu'un certain charme se dégageait du paysage. Un charme bucolique qui l'emplissait de nostalgie ... Il avait longtemps évité de contempler trop longtemps ce paysage qui faisait resurgir le souvenir d'une époque lointaine et à jamais perdue.
Le cri émerveillé des enfants le fit sortir de ses pensées. Ils étaient sortis de sous le porche et s'agitaient joyeusement dans le jardin.
La petite fille ferma les yeux, leva son visage vers le ciel, et tendit sa langue. Un flocon se déposa sur celle-ci et elle rouvrit ses yeux verts qui brillaient cette fois-ci de joie.
"- CHARLIE ! J'en ai un !
- Moi aussi j'en veux, j'en veux !, hurla le garçon en sautillant comme un fou.
- Tends la langue et sois patient !, l'enjoignit-elle."
Elle ne put plus ensuite parler car elle continuait à tendre fiévreusement la langue. Un souvenir ancien remua au fin-fond de la mémoire de Drago, et il crut voir sa mère, jeune et souriante, agenouillée près de la petite fille.
Charlie semblait sur le point de pleurer parce qu'il n'arrivait pas à attraper un flocon.
Sans très bien réaliser ce qu'il faisait, Drago se pencha, fit une boule avec la neige qui s'était accumulée sur le sol et s'avança vers le garçon.
"- Ouvre la bouche, lui ordonna-t-il.
Il prit un petit bout de neige et le mit devant les lèvres de Charlie.
- C'est froid, le prévint-il avant de le déposer sur sa langue.
Charlie avala la neige.
- C'est bon.
Drago rit doucement.
- Ah oui ? Tu as battu ta sœur, en tout cas, tu en avais au moins mille sur la langue, comme ça.
Le petit garçon ouvrit de grands yeux étonnés.
- Mille, il tendit ses dix doigts, mille c'est comme ça ?
- Encore plus, chuchota Drago.
Sa sœur se rapprocha d'eux, prit une grosse boule de neige et la fourra dans sa bouche.
- Et moi j'en ai DEUX MILLE sur ma langue !, rétorqua-t-elle en la tirant pour faire plus d'effet.
Charlie éclata de rire devant la bouche barbouillée de neige de sa sœur.
- A vous, Monsieur !, dit la petite fille d'un air impératif."
Drago ferma les yeux, tendit sa langue. Juste un flocon sur la langue, ce fut ce qu'il lui suffit pour se rappeler de tous les moments heureux qu'il avait passés avec sa mère. Juste un flocon qui fondait lentement sur ses papilles, et il sentit la mélancolie du paysage s'emparer de son cœur. Il avait l'impression que Narcissa se tenait à ses côtés.
Pourquoi avait-il arrêté d'attraper des flocons ? Parce que ce qu'il avait préféré faire en hiver était dénué de magie. Les Moldus le faisaient aussi. Granger le faisait aussi. Mais il décida qu'il ne s'en priverait plus. Peut-être que les Moldu n'étaient pas si différents des sorciers, finalement. Son souvenir le plus heureux était un souvenir qu'un Moldu aurait pu avoir, et il s'en fichait.
Il rouvrit les yeux et se retrouva face à deux bouilles enfantines et souriantes.
Dénué de magie ? Non.
Drago n'avait jamais eu l'impression de vivre un moment aussi magique qu'avec ces enfants résolument moldu.
Il se leva et épousseta ses vêtements.
"Vous savez quoi, les enfants ? Repassez demain, j'aurai de l'argent, annonça-t-il d'une voix trainante. "
Sans leur dire au revoir, il rentra chez lui et enfila sa cape de voyage. Gringotts allait bientôt fermer et il devait aller chercher de l'argent moldu.