Le visage de la tante Pétunia avait toujours ressemblé à une grosse boule de câbles de freins sur le point de rompre. Mais en cette seconde, qui ne se décidait pas à passer, un ou plusieurs des câbles avaient déjà dû casser et attendaient de crever l'épiderme pour le gifler violemment. Il en était sûr.
Inquiet, il se tourna vers son oncle et son cousin, qui trônaient aux deux places d'honneur de la table familiale et qui avaient enflé au point de complètement envahir l'espace de la cuisine, pourtant de bonne taille, des Dursley. Ils partageaient avec la tante le même état de pétrification.
Harry, qui se demandait si le temps ne s'était pas arrêté, jeta un oeil vers le cadran de l'horloge dans lequel une longue aiguille tournait joyeusement pour égrainer les secondes qui passaient. Et le tic-tac, soudain assourdissant, de la pendule finit de le rassurer sur la bonne marche du temps.
Harry se racla la gorge et se décida à faire quelques pas dans la cuisine. La lèvre inférieure de la tante trembla frénétiquement. Le petit garçon baissa craintivement la tête, persuadé que la lippe haineuse allait se détacher de l'horrible menton crochu, pour se jeter sur lui. Mais il ne se passa rien.
Par habitude et sans qu'on lui ait demandé, il sortit dans le couloir, referma la porte de la cuisine derrière lui et s'enferma sous son escalier. Là, il retira ses chaussures largement maculées de boue lors du binage et de l'arrosage du jardin, sa corvée du jour, pour il ne savait plus quel horrible crime commis dans la semaine.
Tendu, il guettait les sons à travers la porte. Mais la situation dans la cuisine ne semblait pas avoir changé et les Dursley semblaient ne pas avoir quitté leur état catatonique. Un espoir vint mourir sous l'estocade de sa raison : non, les Dursley ne pouvaient pas avoir été changés en statue de pierre ou de sel, et oui, ils allaient bientôt se reprendre et se mettre à hurler.
Malgré la tension de l'attente et de la culpabilité, Harry finit tout de même par éclater de rire.
Entrer dans la maison de Pétunia Dursley avec des chaussures sales, marcher consciencieusement et à petits pas dans toute la cuisine pour laisser un maximum de traces et avec suffisamment de lenteur pour que les trois membres de la famille réalisent ce qu'il était en train de faire, était sans doute un exploit qu'il allait regretter longtemps. Mais il était vengé pour au moins une année de punitions, de privations et de coups donnés par Dudley.
La vie ne valait d'être vécue que par les risques qu'on y prenait, songea t'il en essuyant du dos de la main les larmes de joies qui trempaient son visage.