Pour Victoire, l’été avait toujours été synonyme de renaissance, de renouveau. Un peu comme si le temps effaçait toutes les atrocités de la Terre pour ne laisser que le meilleur, pour perpétuer les fleurs du printemps, et continuer de faire vivre ce qu’il y avait de plus beau. Il donnait, par la même occasion, une nouvelle chance à ceux qui en avait besoin.
Et Victoire Weasley en avait besoin.
Elle voulait délaisser ses vieilles écailles pour muer en quelque chose de plus… à vrai dire, elle n’en avait aucune idée. Pas quelque chose de plus beau, mais simplement plus subtil, plus sincère. De plus vrai en quelque sorte. Oui, c’est ça. Quelque chose de plus vrai. Victoire voulait être réelle. Une jeune fille réelle avec des attentes proportionnelles à ce que la vie pouvait lui apporter. Elle n’en pouvait plus de voir la perfection dans son reflet. De la glace à l’état pur, c’était ce qu’elle apercevait au fond de ses yeux bleus ; de la netteté trop cassante lorsqu’elle détaillait ses traits délicats. Une attitude si hautaine dans ses manières qu’elle avait alors comprit pourquoi Teddy Lupin semblait l’avoir délaissée… Il voulait une fille authentique. Avec autant de qualités que de défauts, et pas une poupée parfaite au teint lisse et aux manières irréprochables. Dominique l’avait compris, elle, depuis longtemps… L’aînée des Weasley avait pourtant, autrefois, eu une place de premier choix dans le cœur du tourmenté Teddy.
Sauf qu’aujourd’hui, ce n’était plus le cas.
Aujourd’hui, Victoire avait l’impression d’être une inconnue à ses yeux, une fille de l’hiver, bien loin des plaisirs de l’été qu’il affectionnait tant. Et c’est essentiellement pour cette raison que la jeune Weasley s’était décidée à quitter Londres le temps d’un été.
Partir rejoindre son Oncle Charlie, expatrié depuis dix ans au Cambodge, là où elle serait loin de tout, loin du Monde en quelque sorte. Ce qui lui permettrait, sans doute, de se construire, de pouvoir s’épanouir et grandir comme les délicats bourgeons qui persistaient sur la cime des arbres malgré la chaleur harassante de l’été asiatique. De quelle manière ? Ca, elle n’en avait pas la moindre idée… Victoire espérait simplement que les réponses à ses questions se trouveraient sur les terres cambodgiennes.
Et pour le moment, Victoire avait passé plus de temps à chercher ses marques et repères dans la capitale qu’à réfléchir sur sa vie et sur ce qu’elle voulait en faire…
Lorsqu’elle avait débarqué à Phnom Penh, la première chose qui l’avait désorientée, c’était l’odeur. Une odeur de chaleur étouffante. Un mélange d’humidité, de parfum de terre après la saison des pluies, et de viandes asséchées par le soleil, flottait dans les airs, s’engouffrant dans les ruelles décharnées à la périphérie de la ville. Le centre, lui, était composé de plusieurs petits buildings, coincés entre de longues étendues de toitures qui abritaient des marchés, là où les habitants se fournissaient en tissus et en nourriture. La capitale, en elle-même, donnait l’impression de plonger dans un bouillon de saveurs épicées, avec des relents poivrés qui aurait trop longtemps mijotés sur le feu. Et c’était ce qui avait étourdis Victoire dès son arrivé en ville par Tuk-Tuk, ces petites camionnettes ouvertes tractées par des motocycles. Ça lui avait donné le tournis et un sérieux sentiment de désorientation, comme si tout ce qu’elle avait connu s’était envolé… la stabilité, la sureté, le sensation de connaître les lieux et les mœurs du pays.
L’Oncle Charlie lui avait dit qu’un temps d’adaptation serait nécessaire. Qu’il lui faudrait du temps, à elle, petite Anglaise, pour s’habituer aux us et coutumes de ce pays asiatique. Les gens ne vivaient pas de la même manière, ne mangeaient pas de la même manière, et ne pensaient pas de la même manière. Et Victoire avait pensé mettre seulement quelques jours pour s’habituer à un tel changement, mais en réalité, deux semaines lui avaient été nécessaire…
Au début, Victoire avait persisté à vivre à l’occidentale. Non pas par mépris ou arrogance, mais simplement par ignorance. Les effluves de rances et de déchets qui bordaient le Mékong, là où son oncle était installé avec sa compagne, lui donnait envie de vomir. Pourtant, la maisonnette surplombait un des nombreux bras du fleuve, juste en face de Koh Dach, l’île de la soie, et la vue y était magnifique… si on retirait les tréteaux remplis de bêtes de boucherie qui s’étalaient devant, évidemment.
Comment les gens pouvaient-ils manger de la viande restée sur le trottoir pendant des heures ? Comment pouvaient-ils avaler cet Amok, cette sorte de tambouille de poisson servie à la façon papillote dans des grandes feuilles de riz ?
Victoire n’avait pas voulu goûter ! Elle n’était pas assez aventureuse pour cela…
Et il y avait aussi cette chaleur étouffante qui la rendait moite à chaque mouvement de son corps. Son mascara coulait sans cesse sous ses yeux, et ses longs cheveux, ordinairement souples et lisses, se mettaient à boucler de manière indisciplinée. Ses taches de rousseurs s’étaient amplifiées sur son nez et ses pommettes en raison du soleil quasi présent de quatre heures du matin à dix-huit heures. Toutes ces petites choses qui l’agaçaient tant faisaient rire son Oncle Charlie, et sa tante Evelyn, qu’elle avait rencontrée à son arrivé au pays. Tout comme Charlie, cette américaine de naissance était une passionnée des Dragons, et des animaux à écailles plus précisément, comme les pogonas ou les caméléons. Evelyn possédait une longue chevelure ébène qu’elle gardait constamment natté, et ses yeux rieurs avaient attiré la sympathie de Victoire à la minute où elles s’étaient rencontrées.
- Tu vas t’y faire, lui avait dit un jour Evelyn, en souriant, alors que Victoire semblait se battre contre la chaleur et une invasion de moustique.
- Je crois que je veux rentrer à Londres, avait répondu Victoire, en se grattant les bras. Je pense que… que tout ça, c’est pas pour moi !
- Charlie m’a dit que tu étais venue pour grandir, trouver des réponses à tes questions en te recentrant sur toi-même. Tu veux déjà partir ? avait demandé Evelyn en lui tendant une noix de coco ouverte pour qu’elle puisse s’hydrater correctement.
- Non merci, je préfère de l’eau en bouteille, avait esquivé Victoire en faisant une grimace face au fruit trop dur et trop poilu pour elle.
- Victoire, avait commencé Evelyn, calmement. Tu es là depuis deux semaines… tu ne manges rien, tu n’es pas sorti une seule fois en ville. Tu passes ton temps sous la moustiquaire dans la véranda… Comment tu veux trouver des réponses si tu ne sors pas ? Tu voulais venir pour être loin… Loin du monde, c’est ce que tu m’as dit le premier jour. Tu ne t’es donné aucun moyen pour grandir. Et tu veux déjà retourner à Londres ?
- J’en sais rien, avait rétorqué Victoire en replongeant sous la moustiquaire.
Evelyn avait soupiré et avait laissé sa nièce dans ses pensées, à l’abri du soleil radieux, des fruits de lotus qui trônaient sur la table basse, et de toutes les possibilités que pouvait offrir ce pays à la culture si riche, si généreuse. Victoire, elle, s’était fermée comme une huître aux paroles d’Evelyn, mais la profondeur de ses mots avait traversé son esprit. Un peu comme un coup de poignard qui l’avait fait réagir. Tout ce qu’elle venait de lui dire était vrai… Comment pouvait-elle profiter de son voyage et de ce ressourcement si elle ne s’en donnait pas les moyens ? Evelyn avait raison. Et dès le lendemain, Victoire avait savouré sa première sortie à Phnom Penh, plongeant alors dans ce bouillon de cultures poivrées aux textures soyeuses et cotonneuses qui l’avait tant terrorisée au début.
Loin des rues et des maisons bien rangées de Londres, et des saveurs plus occidentales comme celui du Pudding, Phnom Penh offrait un arc-en-ciel de couleur ocre et incarnadin, ponctué du vert éclatant des nénuphars qui recouvraient les bassins privés des grandes Pagodes bordant le Mékong. Devant les yeux bleus de Victoire, les visages bronzés et les yeux bridés des habitants défilaient devant elle. Les mains potelées des enfants se tendaient face à elle pour toucher ses longues boucles angéliques. Après l’odeur, le comportement des gens l’avait complètement paralysée. Dans cette culture où l’occidental régnait en maitre, elle avait l’impression de passer pour la Reine d’Angleterre. Avec ses longs cheveux blonds, sa peau blanche, et ses yeux océans, Victoire répondait à tous les codes physiques que les cambodgiens admiraient et vénéraient. Comme si venir des pays de l’Ouest était une preuve de réussite incontestable. De réussite… de quel triomphe pouvait-elle donc bien se vanter ? Hormis son prénom, il n’y avait rien de victorieux dans sa vie. Peut-être le fait d’avoir réussi à rendre Teddy fou d’elle malgré sa distance et son comportement glacial, et encore, aujourd’hui, elle n’en était plus certaine…
- Tuk-tuk, Lady ?
- Massages, Lady ?
- Fruits du lotus, encens, viande… quelque chose vous tente, Lady ?
- Cachemire ou parchemina, Lady ? Pas coûteux, Lady, vraiment pas coûteux !
Victoire secoua nerveusement la tête face aux locaux qui lui parlaient et l’interpellaient sans cesse. Ils se tenaient derrière des petits tréteaux, à même le bord des routes, pour vendre leurs marchandises. Et il y en avait pour tous les goûts. Des écharpes, des mangues pimentées, des huiles de massages à base de poivre, et même des canards morts, à moitié laqués, pendus par la gorge sur des crochets. La jeune fille sentit son estomac se serrer et elle eut subitement envie de vomir. Elle ne s’attendait pas vraiment à ça en venant traîner près de Psaar Tuol Tom Pong, le marché russe. C’était comme une gigantesque fourmilière qui grouillait de partout. Des gens la bousculaient parce qu’elle ne regardait pas où elle mettait les pieds. Elle faillit se tordre la cheville à deux reprises à cause de ses sandales compensées. Et avoir mis un short en jean ne lui semblait plus une excellente idée. Tout le monde semblait regarder ses jambes… ses jambes, ses épaules dénudées par son débardeur, ses talons… tout sur elle semblait attirer l’attention des habitants, et Victoire sentit le tournis l’envahir de nouveau. Pourquoi était-elle sortie déjà ? Pour Grandir ? Elle ne savait pas réellement ce que « grandir » signifiait mais elle était certaine de ne pas y arriver de cette manière.
- Pardon, pardon, murmura-t-elle en se faufilant entre les rangées de vendeurs à la sauvette.
Il fallait qu’elle sorte de cette fourmilière. Elle allait étouffer. Victoire pressa le pas, tenant nerveusement son sac à main en cuir contre elle, et baissa la tête pour ne pas voir tous ces animaux morts pendus le long des crochets sur les étalages de ce qui ressemblait à des bouchers. Elle faillit se faire renverser par des Tuk-Tuk à plusieurs reprises, et elle marcha dans une flaque d’eau, qui ne devait pas en être réellement une, aspergeant alors son chemisier blanc d’un liquide jaunâtre qui ressemblait à du Prahok, une des fameuses sauces cambodgiennes.
- C’est une plaisanterie, marmonna Victoire en levant les yeux au ciel.
Elle tira sur le col de sa chemise pour regarder le désastre sur son coton de première qualité avant d’entendre une moto s’arrêter devant elle. Lorsqu’elle releva la tête, elle vit une famille entière, parents, enfants et même bébé, tous les cinq installés confortablement sur les quarante centimètres de selle de l’engin. Un des deux enfants, âgé de trois ou quatre ans, leva sa petite main potelée et lui adressa un grand signe. Son sourire était éclatant, et les autres enfants l’imitèrent. Les parents se retournèrent vers Victoire, adressant à leur tour un sourire à la jeune fille avant de démarrer en trombe et de serpenter entre un Tuk-Tuk et une voiture noire aux vitres teintées.
La scène ne dura que quelques secondes mais la jeune anglaise ne réussit guère à oublier leurs sourires. Ils semblaient si sincères, si honnêtes, qu’elle en oublia la tâche sur son chemisier, l’odeur nauséabonde du marché et même la peur panique qui lui avait coupé la respiration. Ses jambes s’activèrent alors toutes seules, et l’amenèrent en balade.
Au début, elle ne savait pas trop où ses pieds la conduisaient mais elle décida, après plusieurs longues respirations, de leur faire confiance. Et tandis que ses jambes la firent marcher sur plusieurs kilomètres, ses yeux se perdirent sur la foule et le bruit qui l’englobait complètement. Les rires des enfants, et les marmonnements des plus anciens. Les bruits des klaxons qui fendaient l’air humide comme un lasso. L’odeur de l’encens qui virevoltait autour des temples, présent à chaque coin de rue. Et Victoire se surprit même à regarder avec curiosité et presque envie les escaliers qui menaient jusqu’à un de ses lieux si frais et apaisants. Le monticule de chaussures formé dès la première marche la fit également sourire. Personne ne mettait de chaussures ici. C’était une des choses qu’elle trouvait le plus étrange d’ailleurs. Même au restaurant il fallait être pieds nus pendant que l’on dinait à même le sol, installé sur des énormes poufs.
Son pied butta accidentellement contre une marche, et lorsque Victoire releva la tête, elle fut surprise de constater qu’elle était au pied d’un escalier si immense qu’elle n’arrivait pas à apercevoir le haut de la colline où il se terminait. Seul un toit pointu en brique rouge et rose pâle surplombait le sommet tel un accent circonflexe. Elle n’avait aucune idée de ce que pouvait être cet endroit, mais la curiosité était plus forte que tout, et Victoire décida de gravir les marches pour découvrir ce que ce monument représentait. Une fois arrivée sur la dernière marche, elle découvrit un temple bouddhiste, dont la porte principale était encadrée par deux énormes lions qui ressemblaient étrangement à des dragons à la tête aplatie. L’Oncle Charlie pourrait sans doute l’éclairer sur la représentation de ces statues imposantes. Elles devaient être importantes pour entourer la porte du temple.
Victoire jeta un coup d’œil dans son guide touristique, et comprit qu’elle était sur le Vat Phnom, une des plus anciennes pagodes bouddhistes du Cambodge. Elle retira ses chaussures, qu’elle laissa, un peu à contre-cœur près de la dizaine de tongs et de claquettes proche de l’entrée, et s’installa timidement sur les genoux, au fond de la pièce. Un moine Bouddhiste devait donner une cérémonie car il agitait plusieurs bâtonnets d’encens autour d’un jeune couple cambodgien après que ceux-ci lui aient donné quelques Riels en échange, la monnaie Khmer.
Victoire regarda cette petite cérémonie d’un œil intrigué et elle resta ainsi, installée sur les genoux, à regarder des gens défiler dans le temple, à la recherche de bénédictions et sans doute de réponses à leurs prières. Elle aussi aurait aimé s’adonner à ce rituel, mais elle avait trop peur de passer pour une idiote. Pourtant, les gens semblaient si heureux, si apaisés après la bénédiction qu’elle fut tentée d’y aller. Elle était à deux doigts de céder, d’espérer trouver du réconfort pour son âme, mais le soleil déclinait à l’horizon, et elle comprit qu’il lui fallait rentrer chez son oncle. Avoir attendu si longtemps était sans doute la preuve qu’elle n’était pas encore prête, ou que ce n’était pas la réponse tant attendue.
Lorsqu’elle sortit de la pagode, et qu’elle vit ses sandales à lanières en cuir, au milieu des feuilles de palmiers et des tongues usées, ses fins sourcils se froncèrent. Pourquoi avait-elle ramené ce genre de chaussures ici, dans ce pays on l’on marchait pieds nus la plupart du temps ? Pour la première fois, Victoire se sentit réellement stupide, hautaine, complètement imbue d’elle-même. C’était comme si ses souliers lui rappelaient les choses matérielles et superficielles de la vie, au point d’en oublier le principal. Elle était ridicule d’avoir emmené ce genre d’affaires. Qui mettait ça, ici ? Personne. Ce n’était pas étonnant que tout le monde la regarde étrangement, ou divinement, dans les rues. De quoi avait-elle l’air ? D’une princesse anglaise ?
- Ridicule, marmonna-t-elle, presque écœurée de son propre comportement, sa propre naïveté.
Alors elle attrapa négligemment ses chaussures et les enfonça dans son sac à main en cuir, encore une chose absurde qu’elle avait emmenée avec elle. Puis, Victoire redescendit la centaine de marches complètement pieds nus, avec cette impression d’avoir déjà surmonté une première étape dans sa recherche personnelle de l’accomplissement et de la maturité.