Lorsque Victoire était revenue des Temples d’Angkor, trempée jusqu’à l’os, ses vêtements sentaient l’humidité et une drôle d’odeur rance. Une jolie traînée de boutons virulents s’étendait sur son bras et tout le côté droit de son dos, inquiétant immédiatement son oncle sur son état de santé.
Avant, il avait mis un moment à comprendre ce qui était arrivé à sa nièce. Sauter dans un bassin de temple ? Mais quelle idée… A un moment donné, l’oncle Charlie s’était même demandé si ce n’était pas quelque chose que les français avaient typiquement l’habitude de faire. Une fois, Bill lui avait dit qu’en France, les gens se baignaient dans tout et n’importe quoi, même dans les fontaines de la capitale. Sans doute Victoire avait voulu reproduire ce schéma. Sauf que plonger dans un bassin d’eau, assez douteuse, n’avait, selon lui rien de paradisiaque. En tout cas moins que le bassin du grand canal versaillais, ou des petits lagons corse…
La première chose que fit Evelyn pour aider sa nièce à se débarrasser de cette puanteur d’eau croupie qui semblait décaper ses cheveux en un blond verdâtre, avait été de lui faire prendre un bon bain froid rempli de mousse savonneuse. Elle avait ensuite frotté longuement sa chevelure et sa peau hâlée avec du gros sel avant de rincer le tout d’une lotion vinaigrée et d’autres produits que Victoire ne connaissait pas de l’aloe verra, de l’extrait d’orchidée sauvage et même de la bave d’escargot.
C’était pour hydrater, lui avait précisé Evelyn… et Victoire Weasley s’était sentie vraiment, mais alors vraiment stupide d’avoir sauté dans ce bassin sur les simples conseils de cette petite femme surgie d’elle ne savait où.
Pour un rite de purification, la jeune fille avait le sentiment de s’être fait légèrement bernée. Et les remontrances de son oncle n’y étaient pas pour rien. Seule Evelyn semblait comprendre son ressenti. Elle ne lui avait fait aucune remarque sur sa conduite, au contraire, alors qu’elle tentait de calmer les démangeaisons de son bras.
Apparemment, c’était une réaction normale, mais Victoire n’en était pas certaine. Où donc avait-elle la tête ? A ce moment précis, la jeune fille était certaine de deux choses: la première était que Teddy Lupin allait lui faire perdre l’esprit, littéralement… la seconde étant qu’elle allait se retrouver cloitrer à l’hôtel le temps que les boutons virulents ne disparaissent de sa peau.
Victoire ignorait une troisième chose en revanche, c’était que la nuit suivant cette bêtise à la française -comme aimait l’appeler Charlie- allait sans doute être une des pires de sa vie…
Allongée dans un immense lit à même le sol, disposé sur un tapis de feuilles de bananiers, les yeux océans de Victoire regardaient d’un oeil curieux, presque craintif, les pants de la moustiquaire blanche se balancer dangereusement autour d’elle. La brise, légère et humide, qui se faufilait entre les fenêtres ouvertes de sa chambre d’hôtel, caressait lentement le tissu, donnant l’impression à Victoire que ce dernier tentait de l’étouffer. La panique commença à l’envahir mais les courbatures lancinantes de son dos et de ses jambes la clouaient durement au lit. Ses yeux se fermèrent petit à petit, diminuant alors la luminosité de la pièce pour la plonger dans une obscurité certaine. Au loin, elle entendit la porte s’ouvrir, et l’ombre d’Evelyn apparut dans son champ de vision avant que ses yeux ne se ferment définitivement, emportant alors Victoire dans un sommeil profond, peuplé de cauchemars et d’expressions démoniaques.
La fièvre avait gagné le corps frêle de la jeune fille, et Evelyn aspergea ses draps d’eau claire, et d’essence de fleurs de lotus, bien fraiche, avant de les rabattre sur le corps brûlant de Victoire pour tenter de faire baisser sa température corporelle. Elle lui prépara ensuite une grande tisane de tilleul qu’elle lui fit avaler difficilement avant de passer sa main dans ses cheveux, d’un geste tendre et affectueux, comme aurait pu le faire Molly, sa grand-mère.
Cette dernière, perdue dans le monde des rêves, sentit son corps se débattre avec férocité contre un ennemi invisible. Elle avait l’impression de se retrouver empêtrée dans des draps épais et rêches qui voulaient à tout prix la garder prisonnière de leur étreinte malsaine. Au loin, elle pouvait voir un petit bouton de lumière danser avec provocation devant ses prunelles, et le visage de Teddy -ou ce qui pouvait s’en approcher- apparut brièvement, avant que ses traits ne se transforment en ceux de sa sœur, Do’. Cette mutation ne dura que quelques secondes, et les lèvres moqueuses de sa cadette et sa chevelure vénitienne se muèrent en deux grands yeux azur et en un petit nez pointu qu’elle reconnut comme étant ses propres traits.
Dans l’autre univers, celui de la réalité, Evelyn fronça les sourcils en entendant Victoire murmurer inlassablement « non ». Cette supplication tournait en boucle dans sa bouche, tordue par les effets néfastes de la fièvre sur son imagination. Puis, alors qu’elle ouvrait les fenêtres en plus grand aérant la pièce, et chassant les esprits néfastes qui tentaient de s’insinuer dans l’esprit de sa nièce, Evelyn entendit Victoire psalmodier d’autres mots. Une longue suite de sentence qui n’avait aucun sens. Elle parlait de sa sœur, de son frère aussi, réitérait sans arrêt des excuses confuses ; désolée… elle était désolée…
Elle répétait souvent que cela était trop dur, et qu’elle ne voulait pas les décevoir Evelyn était presque gênée d’être témoin de pensées aussi intimes. Elle ignorait parfaitement l’origine des paroles de Victoire, mais elle savait -pour avoir eu son âge, un jour elle aussi- que cette association de mots et de paroles tournait forcément autour d’un garçon… il n’y avait que cette raison qui pouvait mettre les filles de cette tranche d’âge en un état similaire. Et Evelyn n’avait eu à attendre que quelques minutes de plus avant que le prénom « Teddy » ne résonne douloureusement dans la pièce.
Etait-ce donc cela que Victoire avait cherché à faire en sautant dans le bassin ? Se purifier l’âme pour être avec ce jeune homme ? Evelyn était loin d’être ignorante sur la question. Elle savait très bien en quoi consistait les légendes des bassins purifiant de Neak Pean… c’était elle-même qui avait conseillé à Victoire d’aller visiter cette ancienne cité perdue. Elle avait espéré que la beauté du site lui ferait comprendre que les plus belles choses pouvaient être enfouies profondément en soi, à l’image de ce temple, caché au cœur de la jungle. Elle ne s’était simplement pas doutée, un seul instant, que sa nièce sauterait dans un des bassins. Qui lui avait donc donné cette idée absurde ?
La femme brune fit brûler plusieurs bâtonnets d’encens avant d’hydrater une nouvelle fois la peau de Victoire, puis elle sortit de sa chambre après s’être assurée que la fièvre commençait à baisser. Le visage de sa nièce commençait à se détendre, éloignée sans doute des tourments qui la saisissaient de toute parts aux pays des songes.
La porte claqua délicatement, et comme un concours de circonstance que peu de gens pourraient expliquer, Victoire ouvrit les yeux subitement, immobilisant alors les mauvais esprits qui semblaient agiter la moustiquaire devant ses yeux. Elle remua délicatement les lèvres sans qu’aucun son n’en sorte. La chambre semblait désormais étrangement calme, presque silencieuse, comme si son sang avait cessé de battre durement à ses tympans. La jeune fille se rendormit presque aussitôt, effaçant de son esprit les draps démoniaques, la moustiquaire dangereuse et les hallucinations.
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A l’aube du troisième jour, alors que Charlie et Evelyn s’étaient résignés à prévenir Fleur et Bill au sujet de leur fille, toujours alitée, coincée dans un sommeil léthargique, cette dernière apparut sur la terrasse en marbre de l’hôtel, vêtue d’un débardeur écarlate sur un bas de leggings bien trop large pour elle. Ses cheveux étaient encore trempés d’une douche rafraîchissante, et sur son visage, ses yeux rayonnaient d’une lueur qu’on ne lui avait encore jamais vue. Evelyn et Charlie se lancèrent un regard curieux. Victoire était aussi fraîche qu’un gardon, lumineuse, enjouée et excessivement de bonne humeur.
- Comment te sens-tu ? s’empressa de lui demander Evelyn en tirant une chaise près d’elle pour qu’elle s’y installe.
- Merveilleusement bien, avoua Victoire, un grand sourire sur son visage calme et innocent.
Ses grands yeux bleus se tournèrent vers son oncle comme pour le rassurer de son état avant de se perdre sur les victuailles fruitées et pimentées qui l’attendaient pour son petit-déjeuner comme ces délicieuses mangues safranés faisaient de l’œil à son estomac affamé.
- Victoire, tu es…, commença Charlie, peu sûr de lui. Tu es en….
- Pyjama, termina-t-elle en adressant un grand sourire au serveur qui venait de leur ramener du lait de coco. C’est le petit déjeuner, non ? Je n’allais pas louper ce magnifique soleil pour m’habiller et me coiffer pendant des heures.
- D’accord… et les chaussures ? Tu es pieds nus, c’est normal ? rajouta Charlie en regardant les orteils de sa nièce pianoter librement sur les dalles marbrées.
- Oui, répondit-elle avec évidence, un sourire étrange collé sur son visage.
Elle paraissait jeune… bien plus jeune que son âge réel. Il la regarda natter ses longs cheveux dorés avant de se pencher sur Evelyn pour la remercier d’avoir pris autant soin d’elle ces trois derniers jours.
- Je crois que j’avais besoin de dormir, plaisanta-t-elle en ouvrant le couvercle d’une boite en feuille de palmier. Hum… ça sent délicieusement bon, jubila-t-elle en se servant de miniatures petits roulées de gingembre et de pâte crémeuse corsé au poivre.
Charlie fronça les sourcils et Evelyn sourit à son tour. Victoire ne paraissait pas seulement plus jeune…. elle était jeune. Comme si les marques d’une adolescence passée trop vite s’étaient envolées de son visage enfantin. Comme si le poids d’un lourd passé familial avait été supprimé de ses épaules rondes. Seule la gaieté de sa jeunesse et sa soif de curiosité remplissait ses immenses prunelles. Elle faisait tout simplement son âge… un âge qu’il n’avait jamais vus sur ses jolies pommettes constellées de taches de rousseur.
- Je peux venir à la réserve avec vous, ce matin ? demanda-t-elle la bouche pleine de mangue, ce qui fit rire Evelyn.
- Tu ne veux pas te reposer ? demanda Charlie, toujours inquiet.
- J’ai dormi pendant trois jours, l’informa Victoire. Je crois que j’ai eu mon quota de repos jusqu’à la fin des vacances.
Victoire sourit de plus belle à son oncle et la conversation s’arrêta lorsque la jeune fille mordit à pleines dents dans une mangue bien juteuse.
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La ville aux milles effluves s’étendait en contre-plongée, face au regard apaisé de Victoire. Elle était assise sur un des vieux bancs du Vat Phnom, l’endroit qu’elle adorait le plus à Phnom Penh. Ce temple était une source infinie pour son imagination et ses doigts continuèrent de remplir avidement le bloc-note posé sur ses genoux en tailleur. Son regard s’attarda sur chaque détail du paysage. Les toits pointus de la Pagode argentée qu’elle devinait au loin, sur sa droite, l’architecture carrée du lycée français, sur sa gauche, coincé entre une armée de Tuk-Tuk qui attendait bruyamment les clients, et une ribambelle de petites échoppes médicinales, spécialisées dans le baume du tigre.
Elle en avait acheté plusieurs flacons, pour la grande distribution de cadeau à son retour d’ailleurs…ainsi qu’une montagne d’écharpe en parchemina pour sa mère et ses tantes, et des colliers en jades pour ses cousines.
Il lui manquait le cadeau pour Do’. Sa sœur adorait le dessin, et elle comptait bien lui ramener de l’encre cambodgienne, issue des déchets repêchés du mekong. Ces derniers étaient ensuite mélangés à des coquillages colorés, leur donnant cette luminosité si particulière. Elle en était certaine, Dominique adorerait !
Mais pour l’heure, les cadeaux n’étaient pas sa priorité…
Deux semaines s’étaient écoulées depuis son voyage à Siem Reap et ce moment capital où la fièvre l’avait paralysée dans son lit. Elle se souviendrait longtemps de cette baignade à Neak Pean, et même si, encore aujourd’hui, Victoire se sentait ridicule d’avoir cru à de telles légendes et à de tels pouvoirs aquatiques sur sa personne, la jeune fille devait bien avouer que quelque chose avait changé en elle.
C’était à peine perceptible, impossible de mettre le doigt dessus, mais Victoire, elle, se sentait transformée. Une certaine authenticité avait chassé ses vieux doutes et ses manies superficielles, lui permettant cette facilité déconcertante de jouir des petits plaisirs de la vie. Boire un thé trop chaud en discutant avec Evelyn, se couvrir d’Aloe verra quand il faisait trop chaud, rester des heures sous les pluies battantes de la mousson -juste pour se sentir vivante-, appeler sa mère au téléphone et prendre plaisir à lui raconter ses journées, sourire au blague de Louis, et pardonner Do’ dont l’âge, si jeune, n’était pas une autorisation à ses actes irréfléchis mais plutôt une excuse.
Et puis… il y avait Teddy.
Profiter de ses sourires en coin et de la fâcheuse manie qu’il avait de toujours tout tourner en ridicule. Il avait cette aisance déconcertante de rendre les sujets les plus houleux et les plus durs en une poignée de sentiments positifs. Le genre d’émotion qui permet de faire grandir et avancer dans la vie.
Comment avait-elle pu passer à côté de tout ça ?
Victoire secoua la tête. Non… elle avait passé sa vie à se poser des questions. A présent, elle ne voulait plus le faire.
Son regard se détacha du nuage bruyant des cambodgiens qui montaient du centre-ville dans un tourbillon de rires et de sourires pour se répandre dans les cœurs de chacun. Ses yeux balayèrent le bloc note, toujours posé, sur ses genoux et son esprit s’accrocha aux premiers mots, aux premières phrases qui se détachaient de la surface crème. Elle avait écrit cette lettre pour Teddy sans vraiment avoir d’objectif.
Victoire avait simplement posé son stylo sur la feuille et laissé ses émotions l’envahir, inscrivant alors les mots qui la caractérisaient tant sur le papier. Sa lettre n’avait aucun sens. Ou peut-être que si au final. Le sens de sa nouvelle vie, de son nouvel était d’esprit.
Une tornade d’émotions qui n’était contenue que par ses sourires et ses yeux azur. Un bouillon de sentiments positifs que seul Teddy pourrait comprendre. La sensation de déborder d’énergie et le plaisir de ne rien faire pour contrecarrer tout ça. Oui… c’était ça le sens de sa lettre. Le sens de sa vie.
Elle sourit en coin, et sortit de son sac le dessin d’un lotus qu’un artiste local avait réalisé pour elle dans les rues étroites et ensoleillées de Siem Reap.
C’était une fleur rose et blanche, dont l‘ouverture des pétales reflétait son épanouissement personnel. Un symbole de renouveau pour un caractère nouveau. Pour un caractère authentique qui avait réussi à sortir des profondeurs de son cœur. Ce qu'elle avait vécu au Cambodge et les gens qui avaient croisé sa route avaient réussi cet exploit incroyable de mêler l'ancienne Victoire à la nouvelle.
Cette dernière était juste un concentré parfait des caractéristiques positives de la petite Vic qu'elle était autrefois, et de celles, plus corsées, de la Vic d'aujourd'hui, celle qu'elle avait réussi à retrouver cet été. La jeune fille avait toujours été cette adolescente simple et naturelle. Elle n’avait juste jamais eu le courage, la possibilité, de s’exprimer.
Victoire ferma un instant les yeux, songeant à tous les moments tendres qu'elle avait partagés avec Teddy, puis elle glissa le dessin contre la lettre qui lui était destinée avant de les introduire dans une enveloppe, estampillée à son adresse anglaise.
Sur sa bouche charnue, un sourire en coin persistait alors que ses doigts refermaient définitivement le courrier. Elle ne lui avait pas précisé, dans sa lettre, que ce dessin avait été la base de son meilleur souvenir, ici, au Cambodge…
Victoire avait pris l’initiative insensée, peut-être même un peu fou, de faire reproduire ce dessin en un tatouage qu’un professionnel de Phnom Penh lui avait gravé à tout jamais au creux de ses reins. Son tatouage, dont les traits étaient aussi délicats que ceux de son visage, était aussi gros que son poing, les pétales de la fleur de lotus caressant doucement le milieu de son dos, là où se trouvait, pour les cambodgiens, le centre de l’énergie. Le centre de toute chose.
Lorsque Victoire avait quitté son Angleterre natale pour des contrées orientales, c’était, avant tout, pour s’exiler. Loin de la pression familiale, des convenances classiques de sa mère, de la trahison de sa sœur et de la désillusion qu’avait été sa relation avec Teddy. Sans se douter, une seule seconde, que c’était elle-même qui avait entrainé cette hécatombe entre eux, de par son attitude froide et hautaine. Elle avait voulu changer… grandir…
Mais à présent, Victoire savait qu’elle s’était trompée sur toute la ligne. Elle n’avait pas grandi en venant ici, loin du monde. Elle avait tout simplement vécu… et il n’y avait pas plus belle expérience de vie, pas plus beau départ pour espérer s’épanouir à Londres.
Elle avait hâte de retrouver Teddy. Hâte de lui montrer comment elle s'était retrouvée, comment elle avait réussit à concilier la glace et le feu, prisonniers d'une même entité. Et elle était certaine, au plus profond de son cœur, que la nouvelle Vic lui plairait considérablement. Elle se plaisait déjà elle-même. Pourquoi cela serait-il différent pour le garçon qu’elle aimait ?