Il l’avait appelée. Elle se leva d'un bond
— Monsieur ?
— Dans mon bureau, tout de suite !
Elle inspira profondément, expira doucement. Tentative vaine pour ralentir les battements de son cœur. Sa collègue Valentine lui jeta un regard plein de compassion, accompagné d'un demi-sourire ; mais cela faisait bien longtemps que ça ne la réconfortait plus du tout. Huit mois, pour être exact. Après avoir achevé ses cinq interminables années d'études d'architemagie, elle avait travaillé quelques semaines dans la librairie du bas de sa rue avant de décrocher un boulot d'assistante de porteur de projet. Elle n'avait alors pas plus de valeurs ou de pouvoir que le préposé au courrier du Ministère de la Magie, mais cela n'avait aucune importance à ses yeux. Décroché ce poste avait été une nouvelle réussite, après de multiples nuits d'insomnies. Elle était sortie majore de l'école dans le seul but de se faire une place dans le métier. Se faire embaucher dans le plus célèbre cabinet d'Angleterre était déjà une forme de reconnaissance.
Consécration qui était vite devenue un calvaire depuis sa promotion.
Elle entra sans frapper. Le siège de son supérieur était dos à elle. Il était plongé dans le journal du matin, si bien qu'elle ne distinguait pas son visage. Elle n’en était pas moins intimidée. Tout dans la pièce laissait deviner la puissance de son occupant. Un lourd bureau en chêne trônait en face de la porte, vide de tous papiers. Les documents étaient parfaitement rangés, ordonnés, sur les étagères du mur du fond. Seul un bloc note, une plume et un petit pot d'encre de Chine noire, ainsi que trois cadres photo, avaient leur place sur le meuble principal. Elle s'était souvent demandé quel genre d'images ils pouvaient contenir, mais jamais elle n'avait osé jeter un œil. Sur la droite, une table basse ronde, un canapé en cuir brut et deux fauteuils pour recevoir. Elle soupçonnait également son employeur d'y dormir quelquefois.
— Avez-vous préparé le dossier pour monsieur Pitt ?
Elle ferma les yeux. Il était sur son propre bureau, mais elle avait conscience que cette réponse ne lui conviendrait pas. Elle déglutit, tira nerveusement sur sa jupe de tailleur Chanel — un cadeau de sa cousine Victoire — et avoua sa faute. Son supérieur se retourna vivement et la dévisagea. Elle remarqua aussitôt que sa mâchoire fine se contractait de manière convulsive, presque imperceptiblement. Elle le connaissait à présent assez pour savoir que c'était le signe d'un agacement profond. Elle fit demi-tour sans attendre son reste et attrapa rapidement les documents exigés. Quelques mois après son embauche, l'assistante personnelle de l'un des fondateurs de la société avait été congédiée. Et c'était à elle que l'on avait confié la dure mission de la remplacer. Cela l’avait bien sûr rempli d’une grande joie. Avant de devenir son supplice quotidien. Elle avait beaucoup appris auprès de Charles Parker, mais pas suffisamment pour être crédible aux yeux de son nouveau dirigeant. Elle déposa le dossier sur le bureau de ce dernier qui ne daigna même pas l'ouvrir, se contentant de la dévisager. Elle passa machinalement sa paume sur le dessus de sa tête pour lisser son chignon. C'était inutile, il était parfaitement serré et rien ne pourrait cacher la couleur rougeoyante de ses cheveux, que son interlocuteur détestait tant. Elle soutint son regard d'acier avec peine. Elle savait qu'il avait horreur de ça mais ne pouvait s'en empêcher. Elle n'était pas faible. Fébrile, nerveuse, intimidée, certes. Faible, jamais.
— C'est monsieur Nott qui se rendra à cet entretien. Vous l'y accompagnerez.
— Bien monsieur.
Elle tendit la main pour attraper les documents qu'il lui restituait et frôla malencontreusement ses doigts. Ce n'était pas la première fois que cela arrivait, mais comme toujours elle sentit une vague étrange de chaleur se répandre dans son ventre, tandis que son employeur se crispait inévitablement. Elle quitta promptement le bureau.
— ça va ? s'enquit aussitôt sa voisine.
— Oui, il est...
Au même moment, leur supérieur sortait également de son antre d'un pas vif. Elles le regardèrent s'éloigner en silence. Son assistante ne put s’empêcher de détailler son dos. La coupe parfaite de la chemise noire qu'il portait laissait entrevoir des muscles saillants. Il était systématiquement paré de noir, comme pour honorer la mémoire de sa femme, décédée tragiquement six ans auparavant. Ou bien était-ce simplement une manie de longue date qui faisait apparaitre ses prunelles grises cachées sous des cheveux blonds impeccablement coiffés. Tandis qu'il revêtait sa cape d'hivers, elle se fit la remarque qu'il devait être tout aussi beau sans ses luxueux habits. Elle sentit le rouge lui monter aux joues et chassa aussitôt les images érotiques qui s’imposaient à elle, se concentrant sur son travail. Toujours son dossier sous le bras, elle frappa à la porte de la pièce adjacente. Personne ne répondit mais c'était habituel. Elle entra sans complexes. À l’opposé du précédent, le bureau croulait sous une telle accumulation de papier que l’on n’en distinguait à peine son propriétaire. Ce dernier en fit le tour et lui tendit la main pour qu’elle lui serre.
— Ha, Rose ! Comment allez-vous aujourd'hui ?
— Je vous remercie, très bien, monsieur. Sur consigne de monsieur Malefoy, je vous apporte les documents concernant monsieur Pitt.
— Ha oui. Comment est-il ?
— Il a des goûts assez particuliers, mais je ne suis pas compétente pour en juger, monsieur.
— Je voulais parler de Drago. Il m'a paru d'humeur morose ce matin.
— Ho... Je... Heu...
Rose n'aurait su déterminer si c'était la question ou l'emploi du prénom de son supérieur qui l'avait déstabilisée. Elle se tut plutôt que continuer à balbutier, ce qui sembla beaucoup amuser Nott. Celui-ci attrapa les papiers que tenait Rose, s'appuya contre son bureau et ouvrit le dossier, tout en déblatérant.
— Peut-être la Saint-Valentin, qui approche... ho, cela me fait penser que Valentine m'a demandé une semaine de congé pour le mois de mars ; ou peut-être était-ce avril ? Vous pourrez lui dire en sortant qu'elle est accordée, bien sûr. Merci. Je ne sais pas ce qui le perturbe à ce point. Il est nerveux depuis quelque temps... Pourtant, vous semblez bien plus efficace que sa dernière assistante. Ne vous méprenez pas, Marjolaine était terriblement gentille. Trop, certainement. Bon, ce dossier... Ha oui, encore un hurluberlu. Je comprends mieux pourquoi il s'en débarrasse en me le laissant. Vous venez avec moi cet après-midi ? C'est parfait, parfait, vous mènerez l'entretien. Vous l'avez déjà fait ? Non ? Ho, hé bien vous apprendrez, il faut se confronter à l'hippogriffe pour progresser. En parlant d'hippogriffe, ça me fait penser à un souvenir assez drôle concernant Drago…
Il s'interrompit brusquement, clôt le dossier d'un coup sec et lui jeta un regard amusé.
— Je ne vous embête pas plus avec mes histoires.
— Vous ne m'importunez jamais, monsieur.
Il la contempla avec un fin sourire aux lèvres.
— Vous semblez beaucoup trop polie pour votre propre bien, mademoiselle Weasley.
Elle ferma la porte du bureau en sortant et informa sa collègue que son supérieur lui accordait ses congés. Ce qu'il y avait de compliqué dans les entrevues avec Théodore Nott, c'est qu'il déblatérait sans discontinuer. Tout l'enjeu constituait à faire le tri entre ses élucubrations et les choses importantes. D'ailleurs, Nott ne venait-il pas de dire qu'elle mènerait l'entretien ? Rose se retint de soupirer. Elle aurait dû sauter de joie, c'était la première fois depuis qu'elle était embauchée qu'on lui confiait une telle responsabilité. Mais à aucun moment elle n'avait été préparée à conduire ce genre de rendez-vous. Elle se plongea dans son dossier, effectuant même quelques recherches supplémentaires que monsieur Malefoy aurait qualifiées de secondaires, de perte de temps. Elle ressortit également ses cours — qu'elle trainait avec elle depuis toujours — afin d'y puiser un peu de réconfort et de certitudes.