Autrefois, c’était l’un des manoirs les plus imposants et importants à la ronde, bâti au milieu d’une forêt de chênes avec des pierres de grès roses qui flamboyaient au soleil. La musique et les rires virevoltaient de pièces en pièces, dans le sillon des cotillons et des premières courses d’enfants aux joues rouges et aux yeux brillants de découvertes. Dans le jardin, les fleurs les plus délicates et les plus parfumées longeaient des allées aux courbes élégantes, et les buissons de roses fleurissaient en toutes saisons.
Et puis, les ombres de la nuit qui se doivent de disparaître avec l’aube avaient commencé à s’incruster, dans les replis des escaliers, les interstices du parquet, au fond du puit, au coeur de la bruyère, sous les vasistas et les vitres des serres, dans les archers des violons et les voiles des berceaux, au pied des peupliers et dans les bruissements du ruisseau.
En quelques semaine, tout se mit à dépérir. Les fleurs fanées qu’on laissait à l’abandon pourrirent, l’eau qui stagnait se couvrit de mousse, les statues du jardin s’ébréchèrent puis se fracassèrent sur le sol, laissant ici un bras blanc, là un doigt, là-bas un morceau de visage à l’oeil triste bientôt avalés par le lichen. Les violons prirent la fuite, suivis par les belles dames en robe de soie noire et les enfants qui ne riaient plus. Les miroirs se ternirent, les charpentes moisirent, le silence se fit; l’air était chargé de haine et de malice.
Alors la forêt de chêne se referma, et on oublia la resplendissante maison.
Désormais, elle n’était plus que quelque murs d’un joli rouge dans le crepuscule; une baignoire en metal, aux pieds en formes de pates de lions, tombée dans une salle de bal en même temps qu’un plancher; un lustre en cristal couvert de toiles d’arraignées qui brillait encore sous la poussière dans les rayons du soleil couchant, et un jardin sauvage, fou, aux couleurs chatoyantes et aux odeurs capiteuses et plus beau qu’il ne l’avait jamais été.
Dean était assis sur la margelle du vieux puits, un joint hâtivement roulé se consumant doucement entre son index et son majeur; il pinçait l’ongle de son pouce du bout des dents, sa tête reposant sans y penser contre le vieil auvent rouillé qui le surplombait.
Cette ruine, c’était Luna qui l’y avait emmené lors de l’une de ses escapades à la poursuite d’une quelconque créature de son bestiaire imaginé, et pour une journée, une journée ensoleillée passée à découvrir la splendeur passée de ce manoir qui semblait sorti d’un contes de fées, il avait oublié le reste. Les morts, les deuils, la tristesse du lendemain de la guerre. Tout ici était fascinant et inexpliqué. La bibliothèque était presque intacte, des vêtements de trois siècles d’age, lourds de poussières, étaient sagement accrochés dans les penderies des multiples chambres se trouvant là, attendant des propriétaires morts depuis longtemps ; tout indiquait que l’endroit avait été abandonné précipitamment et que personne n’y était jamais revenu.
Il avait mit longtemps à se rendre compte que le domaine rendait Luna nerveuse. Elle n’était pas comme tout le monde Luna; son esprit était tellement ouverts aux quatre vents que rien ne semblait la surprendre ou tout au moins la prendre de court.
C’était son sourire qui avait fait tiquer Dean.
Un sourire timide, qui ne gagnait presque pas son regard, pour une fois presque dénué de toute trace de rêverie. Comme si la maison, qui ressemblait elle-même à un rêve, ne supportait pas la concurrence et forçait la sorcière au réveil.
Lorsque Dean finit par lui demander en chuchotant ce qui n’allait pas, il lui sembla soudain le sentir lui-même; quelque chose de sinistre poissait l’air malgré le ciel indigo.
Elle lui dit qu’elle n’aimait pas ce qui suintait des murs. Une malice, une présence, que le soleil à son zenith parvenait encore à tenir à distance, mais qui murmurait à son oreille qu’elle n’était pas la bienvenue.
Dean essaya bien de la rassurer mais les mots moururent dans sa gorge. Les portraits encore accrochés sur les murs ne bougeaient pas, prouvant si besoin était que le domaine avait appartenu à des moldus, mais leur expression était triste, presque terrifiée. Le jeune homme savait qu’ils n’auraient pas été peints ainsi, alors, qu’est-ce qui avait pu les changer ? Peut-être un maléfice ? Peut-être qu’un moldu d’autrefois avait eu le malheur de déplaire à un sorcier, tant et si bien que ce dernier avait entreprit de torturer jusqu'à son domaine et ses portraits ?
Lorsque les ombres du jardin s’allongèrent suffisamment pour toucher les murs de la maison, Dean et Luna avaient prit la fuite. D’un accord tacite, sans un regard en arrière, en courant à perdre haleine, sans même comprendre s’ils avaient quitté le domaine de leur propre chef, ou s’ils avaient été poussés dehors.
Plus tard, que ce soit des heures, des jours, des semaines ou quelques secondes, il l’avait embrassée.
Timidement, les yeux fermés, pour ne pas la voir s’échapper.
Et comme elle était restée, il avait de nouveau posé ses lèvres sur les siennes. Il n’y avait jamais pensé avant. Il n’en avait même jamais eu envie. C'était un coup de tête, plus instinctif qu’autre chose. Animal peut-être. La douceur qui apaisait l’angoisse; il en avait besoin.
Alors, elle avait sourit, et il sembla à Dean qu’il venait d’être frappé par la foudre.
Elle le regardait avec des yeux rieurs, intenses, et ce sourire immense, attentive comme il ne l’avait jamais vue, comme si rien d’autre au monde n’existait que lui.
-Je n’ai jamais fait ça avant, avait-elle dit d’une voix rauque qui contenait difficilement son excitation. Je ne pensais pas qu’un garçon que je connais me regarderait comme ça un jour, alors je ne me suis jamais renseignée.
Dean cligna des yeux, mal à l’aise, mais le sourire de Luna avait quelque chose d’infectieux, alors il ne pouvait s’empêcher de sourire aussi et de caresser les cheveux blonds de la sorcière, malgré les radis qui pendaient à ses oreilles, avec dans les yeux un peu du rêve qui habitaient d’habitude ceux de la serdaigle.
-Tu es spéciale, murmura-t-il enfin.
-Par contre, ça on me le dit souvent, avait répondu Luna. Tu… tu n’auras pas trop honte d’être avec moi ?
-Jamais.
Dean aurait juré voir un peu de rouge sur les joues de la jeune fille.
-Est-ce que ça veut dire qu’on doit marcher en se promenant main dans la main ? Je ne suis pas sûre d’être confortable avec ça. J’ai les mains qui deviennent vite moites.
-Comme tu préfères.
-On peut ré-essayer ?
Dean hocha la tête, une drôle de chaleur se répandant dans la poitrine, et posa de nouveau ses lèvres sur celles de Luna.
Dean était toujours immobile sur la margelle du puit.
Le crépuscule flamboyait de prourpre, de bleu et de violet à l’horizon; les ombres du jardin et de la maison grandissaient, et elles semblaient plus noires que celles de n’importe quel autre coucher de soleil, comme si un peintre céleste les avaient remplies d’encre de chine.
Le sorcier sentait son coeur battre; la peur grimpait avec la nuit. Une brise froide caressait ses bras nus.
Durant les semaines, les mois qui avaient suivis, ils s’étaient découverts, ils s’étaient explorés. Ils avaient quitté leurs mues d’enfant dans des étreintes d’adultes, et la sensualité de Luna, invisibles à tous les autres, pour ses yeux seuls, le rendait chaque jour un peu plus fou de désir.
Elle était tellement éparpillée, Luna, et si souvent dans les nuages, que personne ne pensait pouvoir la saisir, et pourtant lorsqu’il la serrait dans ses bras, les brises de vent qui semblaient la composer devenaient compactes, intenses; son sang battait plus fort, sa chair palpitait sous les mains du garçon. Luna était animale et sensuelle, mais seulement pour qui voulait le voir.
Et puis, un jour, Luna était tombée amoureuse.
Mais pas de lui.
Elle ne lui avait jamais menti, elle n’avait jamais voulu lui briser le coeur. En fait, elle l’aimait aussi d’une certaine façon. Mais c’était différent.
Dean n'était pas revenu dans ce vieux domaine perdu dans les chênes millénaires depuis plus de dix ans.
Lorsque Luna l'avait quitté, il avait voyagé.
Il était tellement vide. Alors, il s'était mit en danger, stupidement, et à plusieurs reprises, vour se sentir vivant, pour exister. Il avait combattu des goules, des chimères, une hydre. Il avait réalisé que les poussées d'adrénalines qu'il avaient connues lors de la guerre lui manquaient, maintenant que Luna n'était plus là pour tout masquer avec son intensité, alors, religieusement, comme un junkie dévoué à ses drogues, il s'était employé, dix ans durant, à se fourrer dans les pires danger qui soient., avec une obsession masochiste. Il ne craignait pas la douleur, elle lui rappelait qu'il était vivant. Lorsqu'il survivait, lorsque le feu de l'action manquait de le faucher, il était au comble de l'excitation et du bonheur. Et puis le quotidien reprenait et le manque tirait ses traits et appesantissait ses paupières. Alors il retournait se précipiter dans la gueule du loup.
Mais jamais en Angleterre. Lorsqu'il retrouvait ses amis Seamus, Neville et les autres, il était un simple représentant pour une compagnie de botanique. Luna ne semblait pas dupe de son histoire, mais ne disait rien. Peut-être que c'était pour ça qu'elle n'avait pas pu l'aimer. Elle avait sans doute sentie cette drôle d'obscurité, dévorante, à l'intérieur de lui. Elle sentait tout mieux que tout le monde.
Pour la première fois en dix ans, elle lui avait écrit, trois semaines plus tôt, pour le prévenir qu'elle était enceinte.
Alors, sans trop savoir pourquoi, il était revenu là.
Les derniers rayons du soleil disparaissaient à l’horizon, et le corps de Dean était plus tendu que jamais, ses muscles durs comme du béton. Il auraient juré entendre dans les bourrasques du vent des cris de suppliciés. Ce qui hantait le domaine à la faveur de la nuit n’était plus très loin; les portraits, les statues brisées et même les roses gémissaient de terreur.
Dean se redressa, tous ses sens en alerte, sa baguette levée. Son cœur battait la chamade, et il souriait ; un sourire dur, sans joie, sauvage. Il aurait peur, il aurait mal, il vivrait.
Pour avoir aimé un brin de vent dix ans plus tôt, cette nuit il embrasserait un démon.