Les muscles de Charlotte étaient tendus par le froid et la fatigue; sa grosse jupe rayée était lourde de boue, et la pluie avait transpercé châle, caraco, corset et même sa chemise de corps, où les gouttes d'eau se mêlaient avec sa transpiration.
Les joues creuses, elle continuait d’avancer, ses pieds butant sur les cailloux cachés dans la terre rendu meuble par les intempéries, le corps tendu, la nuque dure, les bras gelé et les cuisses douloureuses, et, pire que tout, le ventre criant famine.
Il était plus de trois heures de l’après-midi, son mari et ses enfants devaient probablement se demander où elle avait disparu; mais elle ne pouvait se résoudre à abandonner la marche, quand bien même elle ne se sentait guère utile dans la foule qui ne cessait de grandir, et qui avançait, houleuse, menaçante, à bout de nerfs, de fatigue et de faim, brandissant des armes improbables, sorties des cuisines et des placards à balais des femmes qui l’entouraient.
Les pensées de Charlotte s’égarèrent vers Jeanne et Marie, ses deux filles, qui n’avaient pas eu de vrai repas depuis Merlin savait quand, et pourtant ce n’était pas faute de François et elle de faire passer leur petites avant. Si elle avait su transplaner, elle serait rentrée pour les prévenir de ne pas l’attendre; mais le prêtre-sorcier qui lui avait appris les rudiments de la magie avait l’air de penser que pour son rang social et la vie qui lui était promise, le transplanage était dangereux et superflu, alors elle n’avait jamais su, et était terrifiée par l’idée d’essayer. A bien y réfléchir, Charlotte ne connaissait que des sortilèges domestiques; si qui que ce soit l’avait attaquée elle n’aurait pas su comment se défendre autrement qu’en enfonçant sa baguette dans les yeux, les narines, ou n’importe quel autre orifice, de son adversaire.
La sorcière titubait, proche de perdre connaissance. Une fille de ferme, à en juger par la façon dont le tissu de sa chemise trempée moulait les muscles de ses épaules et à l’énergie qu’elle semblait réussir à ne puiser de rien, sautant dans la pluie comme si les sept miles qu’elles avaient déjà parcouru n’étaient rien, vint enrouler un bras autour de la taille de Charlotte en lui glissant des mots d’encouragement, avant d’entonner la Carmagnole d’une voix de stentor, rapidement reprise par celles qui les entouraient.
Charlotte, la bouche sèche, resta muette. Elle n’avait sans doute jamais vu une moldue d’aussi près. C’était fou ce qu’elles se ressemblaient. Elle se demanda un instant ce que son père ou son mari auraient dit, à la voir ainsi bras dessus bras dessous avec une moldue; mais la faim l’emportait sur tout. Charlotte réalisa avec plus de précision que jamais qu’elles étaient des femmes, toutes les deux, et avant tout. Lorsqu’on était à ce point démuni ou affamé, l’importance de la magie devenait infime. Surtout pour une sorcière aussi pathétique qu’elle même, songea-t-elle avec amertume.
La matinée avait commencé comme tous les autres jours pourtant. Charlotte était partie avec ses paniers au marché sorcier en bas de sa rue, son maigre pécule brinquebalant dans la poche amovible cachée sous son gros tablier. Elle espérait avoir économisé suffisamment pour acheter une belle miche de pain, mais découvrit en arrivant que les prix avaient encore monté depuis la veille. Le pays était devenu fou ces derniers mois, et même dans le monde sorcier qui était traditionnellement plus aisé que le monde moldu, la vie était devenue infernale. Charlotte ne comprenait pas grand chose à la politique; elle avait entendu de vagues rumeurs sur de grands textes rédigés par des moldus qui s’étaient proclamés révolutionnaires, ils parlaient d’assemblées constituante, de monarchie constitutionnelle, et si les sorciers avaient rit au début et agité la main pour chasser ces idées comme on chasse des mouches, petit à petit, la Révolution avaient fait son chemin dans les têtes des mages les plus éduqués.
Si le roi moldu était encore généralement aimé de ses sujets (quoi que considéré comme presque simplet par la frange sorcière de la population), son équivalent sorcier, en revanche, était à la fois craint et haï. Si les Rois de France avaient passablement affaibli le royaume, alors le Roi Sorcier lui avait probablement donné le coup de grâce; de surcroît, l’accession de sa famille au trône magique était entouré de mystères et de murmures.
Après des siècles de guerre de succession, une reine de France avait donné naissance à des jumeaux; l’un, destiné à devenir roi, vivait dans la lumière, l’autre enfermé dès la plus tendre enfance, menait une existence cachée, et ne voyait le monde que derrière les trous de son masque de fer. Et puis une rumeur avait commencé à courir dans le monde sorcier, disant que cet enfant que personne n’avait jamais vu n'était pas un moldu comme son frère, et les nobles mages s’étaient aussitôt décidés à faire de lui l’héritier du trône magique. Pour beaucoup, la naissance de ces jumeaux royaux était un signe divin, un miracle qui promettait au Royaume une nouvelle ère de paix et de prospérité.
Puis, les années passant, et les choses ne s’améliorant guère, on avait commencé à murmurer. Et si le masque de fer du Roi Sorcier dissimulait, non pas sa ressemblance avec Louis XIV, mais les traits d’un mage qui aurait inventé toute l’histoire pour s’emparer du pouvoir ?
Aujourd’hui, son petit-fils régnait sur le Royaume dans l’ombre de Louis XVI, et se montrait aussi implacable et dur que ce que Louis était dépassé et indécis. Si les récoltes étaient mauvaises, si le pays souffrait de guerres ou d’intempéries et qu'elles provoquaient des famines, alors les moldus étaient les premiers sacrifiés. Chair à canons privée de nourriture. Mais si la plupart des sorciers n’avaient jamais fait grand cas des moldus, ils réalisaient soudain qu’ils avaient besoin d’eux pour survivre; les sorciers ne cultivaient pas les champs, ne moulaient pas le grain, ne pétrissaient pas la pâte pour en faire du pain, et petit à petit, ils se rendirent compte que si les moldus souffraient, alors eux aussi.
Lorsque Charlotte avait compris qu’elle ne pourrait rien ramener du marché sorcier, elle avait parcouru les cinq miles qui la séparaient du marché moldu. Là-bas, peut-être, discrètement, elle pourrait voler quelque chose. Elle ne voulait pas être réduite à ça, mais elle était de plus en plus désespérée. Jeanne était tellement squelettique…
Lorsqu’elle était arrivée sur la place du faubourg Saint Antoine, elle avait eu la surprise de voir une foule sans cesse grossissante de femmes armées de fourches, de râteaux, de couteaux de cuisines, qui criaient qu’elles marcheraient sur Versailles pour demander du pain au Roi, et qu’elles ne quitteraient pas le chateau avant d’avoir obtenu de quoi nourrir leurs familles. La sorcière, stupéfaite, avait observé la cohue sans trop y croire. Sûrement, personne n’oserait demander des comptes à un Roi, quel qu’il fut, de façon aussi directe ? Sûrement, ce n’était que des paroles en l’air ?
Mais les poissardes avaient l’air bel et bien déterminées, et bientôt, la foule se mit en marche, les rangs des révoltées grossissant de rue en rue, et un drôle d’espoir commença à naître en Charlotte. Versailles la terrifiait, parce que c’était aussi le siège du Roi Sorcier et qu’elle avait entendu bien d’horribles histoires au sujet du palais, mais la faim et l’esprit audacieux et indomptable qui se propageait de mères en filles, de marchandes en servantes, d’artisanes en citadines emporta le morceau.
Une jeune femme avec un tambour menait la marche, alors que d’autres assaillaient l’église pour lui faire sonner le tocsin et bientôt, tout le faubourg Saint-Antoine résonna des cloches et des cris de révolte. L’hôtel de ville fut envahi pour y saisir des armes moldues dont Charlotte resta sagement éloignée, de peur de se blesser par accident parce qu’elle n’était même pas certaine de savoir dans quel sens tenir une batonette, ou quel que soit le nom de ces choses-là.
Et puis, elles avaient prit la direction de Versailles.
L’étreinte musclée de la moldue réchauffait Charlotte et lui redonnait du coeur au ventre. Elle se surprit à sourire, émue par la solidarité simple et généreuse de la jeune femme, qui avait probablement dix ans de moins qu’elle, et continuait à chanter avec plus d’envie que de style :
_Dansons la Carmagnole, vive le son, vive le son, Dansons la Carmagnole, vive le son des cannons !
Les gardes nationales, menées par un certaine Lafayette, avait joint la marche, et à la surprise de Charlotte, même si le visage tendu de leur général prouvait sa désapprobation de toute l’affaire, ils semblaient prêt à aider les femmes qui se trouvaient là à obtenir gain de cause, quitte à se mutiner s’il le fallait. Des rumeurs enthousiastes commençaient à courir dans la foule, qui se proposait de ramener le Roi à Paris, au coeur de la Révolution.
C’est alors qu’elle remarqua, petit à petit, des baguettes magiques, glissées ici dans une manche, là dans un corsage, là-bas tenue directement dans la main. Charlotte sentit son coeur battre plus fort. Il y avait des sorcières dans la foule. Des sorcières dont le visage semblait plus féroce, plus déterminé encore que leur comparses moldues. Elles marchaient peut-être aussi pour du pain, mais elles savaient qu'il serait difficile d'en découdre avec le Roi Sorcier.
Paniquée, Charlotte commença à regretter son insolence. Et si l’homme au masque de fer avait vraiment été désigné par dieu ? Et si toutes ces joyeuses poissardes marchaient à leur propre destruction ? Jamais le Roi Sorcier ne pardonnerait un tel affront.
Et puis, en regardant tout autour d’elle, devant, à droite, à gauche, la foule qui s’étendait à perte de vue, malgré la pluie, malgré le froid, toute envie de déserter la quitta. Peut-être qu’elle vivait l’un des jours les plus importants de l’histoire de France. Peut-être qu’elles seraient oubliées, ces poissardes déterminées, mais jamais elle ne s’était sentie aussi bien entourée.
Alors elle continua à marcher.