L’étroit chemin qui serpente devant elle forme soudain un coude, avant de se soustraire à sa vue. Enthousiaste et impatiente, Luna lâche la main de sa mère et se met à courir. Elle adore le bruit de la neige fraîche qui craque sous ses bottes et le contact des flocons tièdes sur ses joues rougies par le froid. L’hiver a toujours été sa saison préférée.
Lorsqu’elle arrive au bout du sentier, elle s’arrête brusquement et ses lèvres roses s’étirent en un sourire ravi. À ses pieds, au bas d’une pente douce, se trouve un lac gelé aux airs enchanteurs. Les arbres qui l’entourent, couverts de stalactites, dressent leurs branches nues vers le ciel gris et l’étendue de neige immaculée prouve que personne n’a encore mis les pieds ici.
Les flocons tombent en un ballet silencieux sur la scène, se mêlant aux cheveux blonds de Luna et parsemant son écharpe de blanc. Elle adore cette écharpe. C’est celle que Papa lui a offerte à Noël. Il lui a dit qu’elle était en poils de Demiguise et qu’elle lui permettait de devenir invisible.
— Tu es contente, ma chérie ?
Sa mère s’arrête à ses côtés et pose une main protectrice sur son bonnet bleu. Le nez et les joues rougies par le froid elle aussi, elle a le souffle court de leur longue marche. Son haleine se transforme en buée dans l’air glacial.
— C’est joli, maman.
— Tu es prête ?
Luna hoche le menton et dévale la pente sans plus attendre, impatiente. Elle entend sa mère rire derrière elle. Cela fait si longtemps qu’elle attend de venir ici. Une année entière. Douze longs mois qui ont semblé une éternité pour la petite fille qu’elle était. L’hiver dernier, sa mère lui a promis de l’emmener ici lorsqu’elle serait un peu plus grande. Alors dès les premières chutes de neige, Luna lui a immédiatement rappelé sa promesse.
Elles sont parties dès le déjeuner englouti et ont longé la rivière gelée deux heures durant. Papa n’a pas pu venir et Luna en a été déçue, du haut de ses huit ans. Même si elle sait que son travail est essentiel pour lui. Et le témoignage de cet homme dans le Devon sur l’existence des Joncheruines est sans aucun doute très important pour le travail de Papa. Alors elle a boudé un peu, pour la forme, mais elle comprend.
Lorsqu’elles arrivent au bord du lac, Luna se penche et appuie avec circonspection sa main sur la surface glacée.
— Tu es sûre qu’elle ne va pas se casser ? demande-t-elle à sa mère, anxieuse.
— Tu ne me fais pas confiance ?
— Si, mais…
Luna a une moue peu convaincue, ce qui fait rire Pandora. Elle ébouriffe les cheveux de sa fille et lâche son sac à dos à ses pieds. Elle sort deux paires de patins de la poche principale, dont une toute petite, avec des étoiles qui bougent sur les côtés.
— Ce sont ceux que je portais quand j’étais petite. Je ne suis jamais tombée avec.
— Parce qu’ils sont magiques ?
— Non, rit sa mère. C’est surtout parce que j’avais toujours quelque chose auquel je pouvais me tenir.
— Mais il n’y a rien ici, s’inquiète Luna.
— Je suis là, moi, non ?
Luna hoche le menton, à moitié rassurée. Mais elle attend ce moment depuis tellement longtemps, elle ne peut pas se laisser arrêter par ses peurs. Et puis, elle a entièrement confiance en sa maman, jamais elle ne la laisserait se noyer.
Alors elle enfile ses patins et laisse sa mère les attacher, avant de la suivre jusqu’au bord du lac gelé. Elle hésite un instant, les bras légèrement écartés de chaque côté, comme un oiseau sur le point de prendre son envol.
— Regarde, souffle Pandora à son oreille.
Et elle s’élance sur la glace, légère et gracieuse. Elle fait le tour du lac avec l’aisance que confèrent de longues années de pratique, tourne une ou deux fois sur elle-même, puis rejoint sa fille.
— Tu vois ? Si ça ne casse pas avec moi, ton poids plume ne risque pas de faire quoi que ce soit.
Luna rit et s’aventure à son tour sur la surface gelée, les bras toujours écartés. Sa mère glisse ses mains dans les siennes et elles patinent, elle de dos, sa fille les yeux rivés sur le bout de ses pieds. Elles vont de plus en plus vite, elles sont de plus en plus assurées.
Et bientôt, Pandora lui lâche les mains et la laisse tournoyer seule, un sourire fier sur les lèvres.
Luna virevolte avec facilité, comme si elle avait fait ça toute sa vie. Son rire joyeux résonne dans le vallon désert, étrange et mélodieuse musique. Les flocons paresseux dansent et tourbillonnent dans les airs avant de se poser sur sa silhouette mouvante. Ils s’accrochent à ses cheveux, les décorant de centaines de perles blanches, puis fondent lorsqu’ils entrent en contact avec la peau chaude de son visage.
La petite fille tend les mains devant elle et en cueille un au vol. Ravie, elle s’élance vers sa mère, ses patins crissant sur la glace.
— Regarde, maman ! J’ai attrapé un flocon !
Emportée dans son élan, elle manque d’atterrir la tête la première dans une congère. Pandora la rattrape au vol d’un geste assuré et se penche jusqu’à avoir son visage à la même hauteur que le sien.
— Il est parti, boude Luna.
Elle considère son gant plein de neige fondue avec une moue déçue.
— Tu penses que c’est un Nargole qui l’a volé ? demande-t-elle. Papa dit qu’ils ont besoin de flocons pour alimenter leurs pouvoirs les soirs d’hiver.
Sa mère a un petit rire spontané et lui ébouriffe les cheveux. Elle écarte quelques mèches folles de son visage avec tendresse pour plonger son regard dans les yeux si bleus qui lui font face.
— Je peux te demander un service, ma chérie ?
— Tout ce que tu veux, maman, répond la petite fille, curieuse.
— Reste toujours comme tu es, d’accord ? Vraie et authentique. Tu me le promets ?
— C’est promis !
Le large sourire de Luna dévoile ses petites dents aussi blanches que la glace qui l’entoure. Elle glisse sa main dans celle de sa mère et l’entraîne de nouveau au centre du lac.
Elles patinent un long moment côte à côte. Deux silhouettes aux longs cheveux blonds identiques, qui virevoltent parmi les flocons tourbillonnants, le visage levé vers le ciel.
Une mère ignorante de sa fin toute proche. Et une petite fille qui ne sait pas que bientôt, cette promesse sera pour elle plus importante que tout.
Qu’elle y pensera chaque hiver, lorsqu’elle patinera en solitaire sur ce lac gelé, avec pour seule compagnie le fantôme de ses souvenirs.
« Reste authentique, Luna. Toujours ».