Avec ses allures à la Ten Bell, le fameux coin de Jack l’Eventreur, le West Pub ressemblait plutôt à un coupe-gorge ténébreux qu’à un bar aventureux sur le thème des Cow-boys. Bon nombre de moldus venaient s’y prélasser, mais très peu connaissaient réellement l’histoire du West Pub. Si jadis cette enseigne avait connu la gloire et la célébrité au temps des années folles, aujourd’hui, l’année 1999 rimait surtout avec survie et habitués. Car seuls ces derniers osaient s’aventurer dans l’antre sombre du West Pub.
Avec son carrelage craquelé, ses dorures décolorées au plafond, et les moulures usées, cette brasserie aurait mérité une place de choix au rayon Archéologie du British Museum. Le vert pastel d’autrefois était devenu lugubre, et les spots lumineux des années 30, une belle hécatombe de lumière tamisée, le bruit métallique des tiges de lustres faisant écho aux raclements des hauts tabourets en bois sur le sol foncé. Ici et là, on pouvait trouver de vieux menus, écrits encore en vieille typographie italique, et les prix, affichés en vielles livres sterling, avaient été raturés une bonne demi-douzaine de fois, à chaque nouvelle inflation de l’état. A croire que les Stark, ceux qui avaient hérité de l’endroit à la mort de la vieille Mrs Ohlmer, n’avaient jamais pensé, ou même voulu, rénover cet endroit qui tombait en ruine. Il n’y avait qu’à voir les morceaux de bois percés à même les portes des toilettes pour consolider la serrure, ou bien la vaisselle -en porcelaine, pourtant- dépareillée à chacune des tables. La plupart du matériel que l’on trouvait au West Pub provenait des vide-greniers d’East Finchley, jouant ainsi la carte de la recup’ à fond. A peu de choses près, on se serait cru dans un vieux grenier de grand-mère. Il y avait même des passoires en cuivre en guise d’appliques lumineuses dans le couloir qui départageait la salle du fond, celle où on jouait au billard et au Black Jack, de celle de devant, apparentée au bar. De quoi rendre l’endroit encore plus tamisé, encore plus sombre, qu’il ne l’était déjà.
Oui… le West Pub n’attirait personne. Seul le bouche à oreille d’habitués ou de passants curieux, permettait à ce petit bar au fond d’une impasse, près de Queen’s Wood, de mettre du beurre dans les épinards. Beaucoup le délaissaient, en particulier la jeune génération anglaise, qui préférait la lumière et les strass de Picadilly Circus aux fauteuils en cuir ciré du West Pub. Pourtant, il n’était pas rare de voir deux jeunes adultes y venir tous les jeudis soir. Un peu comme une routine entre deux amis, une routine aléatoire qui se terminait toujours au West Pub, sur les deux tabourets hauts du fond du bar, installés devant une pinte de brune, et une pinte de blanche, légèrement aromatisée au citron. Elle, petite aux yeux immensément brillants et à la longue chevelure fine, venait depuis qu’elle était toute petite. Depuis que son grand-père y avait travaillé dans les années 50, après la seconde guerre mondiale, à vrai dire. Lui, grand et élancé, un sourire en coin sur ses fines lèvres, semblait toujours pris de court lorsque ses yeux se posaient un peu partout dans le troquet. Et cela, même si cela faisait six mois qu’il fréquentait le West Pub, sans doute traîné de force par la petite brune qui l’accompagnait tous les jeudis soir. A croire que les rôles étaient inversés… Si dorénavant, les jeunes filles entraînaient les jeunes hommes au bar du coin, où le monde finirait-il par aller ?! C’était la question que Ben Stark se posait sans cesse lorsque ses vieilles mains fripées posaient les chopes de bières sur le comptoir. Il connaissait la petite depuis qu’elle était haute comme trois pommes, et si la venue de ce grand brun sur la défensive lui avait déplu au premier abord, il devait bien admettre qu’il lui paraissait, à présent, fort sympathique. Et surtout honnête. Et ça, pour Ben Stark et son épouse, l’honnêteté était un luxe dont personne ne devrait se priver.
Comme à son habitude, dès que le carillon aigu retentit dans la bar, et que Ben Stark croisa le regard amoureux de la petite et le sourire timide du garçon, le vieux patron leur adressa un signe de la tête, et attrapa deux grosses pintes qu’il plaça sous les tirettes à bières, avant de les faire glisser sur le bar jusqu’aux jeunes amis. D’ordinaires, ils s’installaient calmement sur les hauts tabourets pour ressasser leur semaine épouvantable. Lui, jouait visiblement dans une équipe sportive alors qu’elle, travaillait dans l’événementiel, toujours occupée à organiser des tournois d’il-ne-savait-quoi. Bien souvent, il n’entendait qu’un mot sur cinq, et Ben Stark savait se montrer discret dans la vie de ses clients, et puis, ces deux jeunes à la vingtaine bien tassée, n’avaient pas l’air d’être de mauvais bougres. Quelques fois, un long silence s’installait entre eux et le vieux patron était surpris de voir apparaître sur leurs traits toute la misère du monde, tout le malheur de la population, comme si ces deux enfants -car dans le fond, à vingt ans, on était encore que des gamins selon lui- avaient connu les atrocités d’une guerre terminée depuis près de cinquante ans. Ils avaient ce regard triste, ce sourire nostalgique, presque énigmatique, et surtout, surtout, ils semblaient partager un secret si imposant, si intense, qu'il les rendait étranges. Au point que Ben Stark en oubliait parfois que cette petite, il la connaissait depuis que son père avait demandé sa mère en mariage vingt-cinq ans auparavant, à seulement deux tabourets de là où elle était installée. Le savait-elle, d’ailleurs ? Il en doutait fortement. Et puis… il fallait bien avouer que cette petite n’en était plus vraiment une. Quoique… Katie Bell avait tout de même bien grandi depuis le temps où elle s’amusait à construire des châteaux forts avec des morceaux de sucres délaissés par des clients sur le comptoir.
- Je crois que tu vas pouvoir enchaîner sur une seconde tournée, chef, lança Katie avec un petit rire alors que son épaule tapait doucement contre celle de son acolyte.
Le patron sourit à son tour, surpris tout de même de les voir descendre la moitié de la pinte en une seule et unique gorgée. De là où il était, ils avaient l’air d’avoir les yeux brillants, et un sourire rayonnant, bien loin de l’air triste et dépassé qu’ils avaient habituellement.
- Qu’est ce qu’on fête ? demanda Ben de sa voix rocailleuse en posant une nouvelle tournée près de Katie, et d’Oliver, si ce prénom était bien le bon…
- Olivier vient de gagner son premier match en tant que titulaire, chantonna Katie, tout sourire pour son ami.
- Vraiment ? s’étonna Ben Stark, surpris. Alors… cette tournée est pour moi, gamine. Je vous l’offre.
- Merci beaucoup mais… on fête surtout le nouvel appart’ de Katie, ce soir, précisa Olivier Dubois, un sourire assez vague sur les lèvres.
- Tu quittes East Finchley, petite ? s’étonna le vieux Ben.
- Oui, je déménage à Chelsea. J’aurais un appart plus grand et plus… près de là où je travaille, répondit vaguement la jeune fille, d’un sourire presque forcé.
Ben hocha la tête avant de retourner à ses autres clients. Ses épais sourcils gris étaient froncés. Que de bonnes nouvelles en ce jeudi soir pluvieux de janvier ! Et pourtant… ces deux gamins paraissaient aussi tristes que la pierre. Alors qu’il continuait de discuter avec d’autres clients, il garda un œil sur les deux petiots, en train de discuter à l’autre bout du bar. Lorsque Ben Stark retourna près de l’évier pour laver les verres et encaisser les deux ou trois tables côté brasserie, il ne put s’empêcher de tendre l’oreille vers les deux amis…
- Tu devrais être avec ton équipe pour fêter votre victoire, déclara Katie, en faisant tourner ses doigts sur le bord de sa nouvelle pinte.
- Non… je… j’avais envie de fêter ça avec ma plus fidèle amie, dit-il, les joues légèrement roses.
- Oui et… moi aussi je… j’avais envie de passer la soirée avec toi. Tu… tu as vraiment bien joué tout à l’heure. Ton premier match gagné comme titulaire, tu t’en rends compte ?! s’extasia-t-elle en détournant son regard lumineux.
Elle avait une longue natte qui reposait sur son épaule droite, et quelques mèches brunes effleuraient son front bombé et son nez pointu. Ses grands yeux brillants ne cessaient d’observer son acolyte, comme s’ils étaient à la recherche d’un détail particulier. D’un détail particulier ou d’une réponse tant attendue. Ben Stark était peut-être vieux et sur le déclin, mais il avait assez vu d’horreurs dans sa vie pour savoir reconnaître les bons moments. Et là… la petite Katie Bell en pinçait vraiment pour son ami. Il l’avait compris le jour où elle l’avait emmené au West Pub, six mois auparavant. Le jour où elle avait rit comme une idiote lorsqu’il avait bu sa bière et que la mousse était restée collée sur sa lèvre supérieure. Le jour où ses joues étaient devenues aussi rouges qu’une tomate lorsqu’Olivier s’était penché pour l’embrasser sur la joue.
- J’ai l’impression d’être en plein milieu d’un rêve, et… que je vais bientôt me réveiller, dans mon lit, à me préparer pour aller à l’entraînement et m’asseoir sur le banc des remplaçants, mais… non, répondit-il, doucement. Le banc des remplaçants, c’est fini.
- On revient de tellement loin… je… je suis vraiment fière de toi, tu sais, murmura Katie en baissant le regard.
- C’est grâce à toi, souffla-t-il si bas que Ben Stark dû se décaler de deux pas pour entendre sa voix hésitante.
Allez garçon, te défile pas, pensa le vieux patron, en faisant semblant d’annoter quelque chose sur son cahier de comptabilité.
- Je ne regrette pas de t’avoir filé la clef de chez moi pour venir me secouer lorsque je ne voulais pas bouger, rit-il, timidement.
- Je me demande bien d’ailleurs pourquoi je n’ai pas directement emménagé chez toi puisque je n’étais jamais dans mon studio au quatrième, j’étais toujours fourrée chez toi. Tu sais que le lit dans le bureau est très confortable ?! s’exprima-t-elle avec spontanéité avant qu’un lourd silence ne s’installe entre les deux jeunes gens.
Ben esquissa un coup d’œil vers les deux gamins. Leur yeux étaient rivés sur le comptoir et leurs mains se touchaient presque, sans pour autant qu’aucun des deux ne prenne la décision réelle de faire le premier pas. Pourtant, il était clair aussi qu’Olivier en pinçait pour la petite Bell. Ben Stark l’avait aussi compris le jour où le garçon avait commandé un gâteau au chocolat -alors qu’il détestait cela- tout ça pour que la petite puisse en manger deux fois plus. Le sien, et celui de son ami. Le propriétaire du bar sourit avec mélancolie. Les années avaient beau passer, les problèmes de cœurs restaient étrangement les mêmes.
- D’ailleurs, je… je te rends ta clef, repris Katie, la voix plus rauque que d’habitude, en posant ladite clef sur le comptoir, de sa main tremblotante.
Le jeune homme loucha sur cette clef usée, rongée par la rouille, et Ben Stark voyait très bien la centaine de questions trottiner dans ses yeux vert-brun. Les hommes n’étaient jamais bons pour prendre les grandes décisions…
- Garde-là, Katie, murmura-t-il en poussant la clef vers la petite brune. Je te l’ai donnée pour que tu puisses venir me voir quand tu le souhaitais… alors, tu devrais…
- Je vais aller vivre à Chelsea, Oli, souffla Katie, les yeux soudain larmoyants. Je… je n’en aurai plus besoin. Et… les fois où je voudrai venir te voir, je n’aurai qu’à t’appeler avec un…
- Un téléphone, je sais, coupa Olivier, en détournant le regard.
- Peut-être que tu aimerais la donner à quelqu’un d’autre, commença-t-elle faiblement, en repoussant la clef vers lui. Comme à… cette jolie rousse qui vient le mardi soir à vos entraînements. Elle… elle est jolie, drôle et je suis certaine qu’elle adore le Quidditch au moins autant que toi, plaisanta-t-elle faussement, d’une voix à peine enjouée.
« Quidditch »? Qu’est ce que c’était que ce sport ? Ben n’en avait jamais entendu parler. Sans doute un nouveau sport de ballon en provenance des États-Unis, pensa-t-il. Et… cette histoire de jolie rousse, d’où cela pouvait-il bien sortir ? Il n’en avait jamais entendu parler avant ce soir.
- Personne n’aime le Quidditch autant que moi, répliqua le jeune homme d’une manière sombre avant de boire une longue gorgée de sa pinte de brune. Sauf toi, Kat’, ajouta-t-il d’une voix plus douce, presque éteinte. Et puis… j’aime pas les rousses. Je préfère les brunes ! Une brune surtout…
- Elle en a de la chance, souffla Katie, en se mordant la lèvre inférieure.
Ben Stark leva les yeux au ciel, agacé. Était-il aussi gauche, lorsqu’il avait courtisé sa femme au Bal des Pompiers, du temps où il n’avait que vingt-trois ans et elle dix-sept ? Il espérait que non… Les voir se tourner autour le faisait sourire presque autant que cela l’effrayait. Un client lui demanda un nouveau verre de Whisky, mais le vieux Ben fit la sourde oreille, s’empressant de retourner vers son livre de comptabilité. Avec l’âge, il était devenu bien plus curieux… et puis, cette petite il l’avait vue grandir, il avait même travaillé avec son grand-père, alors… c’était un peu sa petite à lui aussi, n’est-ce pas ?
- J’en sais rien, je ne sais pas si elle a vraiment de la chance, peut-être que… c’est moi qui est de la chance de l’avoir, murmura Olivier en osant enfin affronter le regard de Katie Bell.
- Alors donne-lui ça, et… tentez votre chance à deux, murmura-t-elle d’une voix rauque avant de détourner le regard et de plonger ses lèvres dans sa bière blanche. Tu me raconteras comment ça se passe, je veux tout savoir, tenta-t-elle de plaisanter sans vraiment y arriver. Pas tout non plus…
Le patron du bar laissa traîner ses yeux clairs fatigués sur le visage partagé du jeune homme. Ses joues étaient creusées, son regard angoissé, et sa lèvre inférieure se faisait martyriser par ses dents. Ses doigts tapotaient nerveusement le comptoir en bois, sautant sans cesse par dessus la vieille clef. Jamais, ce petit ne lui était apparu aussi nerveux… et soudain, Ben le vit poser son index sur la clef, appuyer dessus avec force tout en la faisant glisser jusqu’au petit doigt de Katie, dont la main tremblait sur le comptoir.
- Alors prend-là, et… ne signe pas ce foutu bail demain matin, lâcha-t-il subitement, les yeux toujours rivés à sa pinte de brune.
Pour Ben Stark, le temps venait de s’arrêter. Comme cette fois où Jack Bell avait demandé à Mary Carter de l’épouser.
- Quoi ?! lâcha Katie, d’une voix tremblante, en regardant tour à tour la clef contre son doigt et le visage crispé d’Oliver.
- Prend cette clef, ne signe pas ce bail, n’emménage pas à Chelsea et… donne-nous une chance, souffla-t-il en trouvant enfin la force de plonger son regard vert-brun dans celui noir éclatant de Katie Bell.
Cette dernière s’apprêta à ouvrir la bouche de stupeur, lorsqu’Olivier posa sa bouche avec timidité, mais empressement, sur celle de Katie. Il ne fallut attendre que dix petites secondes pour que la jeune fille réponde à ce baiser, à cette chaleur qui devait sans doute se dégager de ses lèvres, et à cette tendresse qui s’échappait de ses deux grandes mains qui se refermèrent avec délicatesse sur son petit menton.
Ben Stark détourna alors le regard, laissant cette intimité d’un premier baiser aux principaux intéressés, fier de constater qu’enfin la petite était devenue grande.
C’était ça aussi le West Pub. Un carrefour d’échange où les relations amicales pouvaient devenir bien plus…