APALOOSA
La terre battue, les obstacles rayés en place, les arbustes finement taillés, les glaces à l’italienne au chocolat, le soleil au zénith, le souffle du vent… rien n’échappait au regard émerveillé de la fillette.
- Alors ma petite abeille, lequel d’entre eux va gagner, aujourd’hui ?
George Peverell attrapa sa fille de six ans pour la porter jusqu’à la rambarde, il la fit s’asseoir sur la barre métallisée avant de passer ses bras autour de sa petite taille pour la maintenir contre lui. Les grands yeux chocolat de sa fille, si similaires aux siens, si lumineux et rayonnants, se tournèrent vers son visage fatigué.
- C’est l’Apaloosa qui va gagner, répondit-elle de sa petite voix fluette.
- Vous pensez ? rit son père.
- Oui !
- Eh bien… je pense que les parieurs devraient revoir à la hausse leur somme engagée, plaisanta son père. Regardez, votre champion arrive…
Lorsque le puissant Apaloosa à la robe tachetée fit son entrée dans l’hippodrome de Sanditon, le public se tut. Les gradins, si bruyants, s’apaisèrent alors que le premier coup de sifflet fût donné par un des arbitres présents dans le manège. Charlotte sentit son cœur se comprimer, et ses doigts se croisèrent sur sa robe d’été aux couleurs du ciel. Sur sa tête, son grand chapeau protégeait ses yeux du soleil, et son regard se braqua sur le cavalier qui montait l’Apaloosa avant de descendre sur le cheval lui-même. Peu importait le nom de celui qui montait son favori, la petite Peverell savait que l’Apaloosa allait gagner. Il n’avait qu’à sauter les six obstacles, passer sur le talus, contourner plusieurs bottes de pailles, faire un stop au niveau de la mare, le tout en moins de six minutes et trois secondes et le Prix d’Orpheal serait à lui. Lorsque l’arbitre siffla une seconde fois, signe que le chronomètre était lancé, Charlotte retint sa respiration. Tout le public retint leur respiration. Plus personne ne discutait, ne riait. Les serveurs ne passaient plus entre les tables guindées pour déposer mets délicats et boissons rafraichissantes. Tous les regards étaient braqués sur l’Apaloosa et son cavalier.
La fillette se mordit la lèvre inférieure et se retint de sautiller de joie sur la barre métallique lorsque l’étalon passa son premier obstacle sans la moindre difficulté. Elle voyait sa crinière torsadée bai-brun battre son encolure dégagée. Ses épaisses cuisses se contractèrent avec force alors que ses paturons se relevèrent avec grâce, ses sabots ne frôlant même pas l’obstacle haut d’un mètre soixante-trois. L’Apaloosa sautait avec grâce, il semblait danser dans le manège, sa queue élégamment nattée fouettant l’air chaud de ce mois de juin. Un léger nuage de poussière s’éparpillait au sol, arrosé par les gouttelettes de la mare qui s’estompèrent immédiatement après que le cheval y ait effectué un arrêt. Il ne lui restait plus que trois obstacles à sauter, et deux bottes de pailles à contourner. Il effectua un huit gigantesque dans le manège pour prendre de l’élan et lorsque les talons du cavalier s’incurvèrent délicatement dans les flancs de l’animal, celui-ci partit au galop, sautant les trois obstacles les uns après les autres. Lorsqu’il contourna la première botte de paille en un joli trot enlevé, Charlotte sentit enfin l’air lui revenir. Ses yeux étaient toujours rivés sur cet Apaloosa, à quelques secondes de remporter le Prix Orpheal, sans doute l’événement sportif le plus attendu de la saison d’été. Le chrono s’arrêta. Cinq minutes et cinquante-huit secondes. L’Apaloosa était le grand Champion de cette édition 1929, et Charlotte Peverell sautillait sur place, entre les bras de son père qui la maintenait fermement contre lui.
- Il a gagné, il a gagné ! scanda-t-elle un sourire rayonnant sur sa petite bouche en forme de cœur.
George Peverell sourit, ravi de voir sa fille aussi heureuse. Il lui embrassa tendrement le sommet de la tête alors que le public s’était levé pour applaudir bruyamment ce nouveau champion. Beaucoup de gerbes étincelantes scintillèrent dans les airs, s’échappant de centaines de baguettes pointées vers le ciel, avant de retomber dans le manège aux pieds du cavalier, là où les podiums étaient déjà en train d’être installés pour la remise des médailles.
- Père ? appela Charlotte en sentant ses pieds toucher le sol. Pourrions-nous descendre pour que je puisse caresser l’Apaloosa, s’il vous plait ?
- Tout ce que vous voudrez ma petite abeille, lui dit-il en glissant sa grande main dans la sienne, minuscule, pour la guider devant lui.
La petite Charlotte rayonnait. C’était la première fois qu’elle avait le droit d’assister à la finale de saut d’obstacles dans la tribune des Grands. Son père la guida jusqu’aux podiums, et porta sa fille sur son épaule pour que celle-ci enfouisse ses mains dans la crinière de l’Apaloosa. Son petit nez pointu huma le crin rêche du cheval, avant d’embrasser timidement ses naseaux, puis de rire aux éclats lorsque le cheval frotta sa grande tête à la sienne, bien plus petite.
- Père, est-ce que je pourrais en avoir un moi aussi ? demanda-t-elle, en se retournant vers lui, ses yeux suppliants plongés dans les siens.
- N’êtes-vous pas un peu trop petite pour monter un tel animal ? questionna-t-il, en retour, amusé de l’audace de sa fille.
- Non, répondit-elle les sourcils froncés. J’ai six ans !
- Je vous offrirais pareil cheval pour vos dix ans, lui dit-il d’un sourire bienveillant. Pour l’instant, je crois qu’un simple poney fera très bien l’affaire…
Charlotte sourit de toutes ses petites dents avant d’hocher vivement de la tête. Ce poney, elle en rêvait depuis qu’elle avait quatre ans…
- Et est-ce que je pourrais l’appeler…
- Lord Peverell !
Ce dernier posa sa large main sur l’épaule de sa fille, dont la voix venait de se perdre dans la fine brise de juin, avant de se retourner vers le sorcier qui venait de l’appeler. Ce dernier était le premier conseiller de George Peverell, au Conseil du Code International de la Magie, et ces deux hommes travaillaient ensemble depuis bientôt dix ans.
- Les Potter viennent d’arriver, annonça le sorcier à la veste crème et à la chemise à jabot. Mr Potter vous attend près de la fontaine avec les documents que vous lui avez demandé.
- Parfait, murmura George Peverell. Clarington, puis-je vous confier ma fille ? Je reviens dans quelques minutes.
- Bien sûr !
- Je reviens tout de suite ma petite abeille, et après nous parlerons de votre poney et du nom que vous voulez lui donner, d’accord ?
La fillette, habituée à voir son père disparaître à tout moment de la journée pour le compte du Ministère de la Magie, hocha de la tête, un petit sourire sur sa bouche en forme de cœur. Elle le regarda s’éloigner d’elle pour serrer la main d’un homme au regard vert kaki. Près d’eux, une femme à la longue chevelure brune nattée étaient penché vers deux jeunes garçons aux visages espiègles et malicieux.
Charlotte croisa le regard du plus grand des deux enfants, celui avec les yeux bleus polaires, puis, elle sentit les naseaux de l’Apaloosa souffler bruyamment sur sa tête, quémandant ainsi une nouvelle caresse. Elle glissa ses mains sur l’encolure du cheval et posa son front contre son chanfrein, oubliant alors tout ce qui se passait autour d’elle, ses pensées n’étant tourné que vers le poney qui la faisait tant rêver.
………………………
- Charlotte chérie, que faites-vous ?
La jeune femme sursauta. Elle reposa la photo d’elle, enfant, avec son père, sur la commode, avant de se retourner vers son mari, qui la contemplait de ses grands yeux bleus polaires, un sourcil arqué, un petit sourire au coin des lèvres.
- Rien… on m’a demandé de parrainer la nouvelle édition du Prix d’Orpheal, répondit-elle d’un ton qui se voulait dégagé mais qui ne l’était absolument pas.
- Oh…
Henry Potter posa le livre qu’il tenait entre les mains sur le canapé avant d’enlacer tendrement sa femme.
- Je peux comprendre que ce trophée soit… plein de souvenirs pour vous, lui dit-il doucement. Je sais que votre père vous y emmenait à chaque printemps…
- Je me sens stupide, lâcha Charlotte en faisant une petite moue d’enfant malgré ses vingt ans.
- Vous n’êtes pas stupide, sourit Henry. Et je trouve que c’est une excellente idée. Acceptez… personne ne connaît mieux les chevaux et le Prix d’Orpheal aussi bien que vous.
Il lui adressa un petit clin d’œil avant de l’embrasser avec tendresse. Charlotte sourit contre sa bouche. Peut-être qu’Henry avait raison au final… Le Prix d’Orpheal était organisé par sa famille depuis plusieurs générations. Et à présent, c’était à elle de reprendre ce flambeau.