10 h 34, voie 9. Helen donne un coup de sifflet, strident, puis un autre, plus long. L’enfant assis à côté de sa mère sur le banc derrière elle rit un instant, avant de se couvrir les oreilles au son du troisième. L’Intercity reliant Cambridge à Londres s’ébranle malgré les retardataires qui espéraient l’avoir au dernier moment.
Helen commence à connaître ces habitués du retard : ils sont tous différents, vieux ou jeunes, en costume ou en jean, absorbés par leur musique ou plongés dans leur journal Et pourtant, le retard est immanquablement là : quelques secondes à peine pour certains ; de longues minutes pour d’autres. Ils courent et espèrent un dernier instant, malgré ses coups de sifflets et l’horaire immuable.
Cela fait une semaine que la jeune femme travaille à King’s Cross et jour après jour, elle souffle de plus en plus pour le troisième coup. La peur la tenaille qu’un de ces retardataires ne fasse pas attention. Imaginer le moindre accident la terrorise. Alors, droite, puissante, elle les prévient qu’il est trop tard.
Puis Helen range le sifflet dans la poche intérieure droite de sa veste d’uniforme et extirpe de la gauche la tablette de contrôle. Elle entre dans l’appareil l’horaire exact de départ, le retard prévu et valide l’équipe en place tandis que le convoi qu’elle suit chaque matin entame son parcours quotidien sur le réseau ferré anglais.
La routine commence à s’imprimer dans ses habitudes, elle le remarque. Ses pas la conduisent spontanément vers le bureau des agents de gare et négligemment, elle laisse son regard vagabonder sur les passagers qui attendent sur le quai.
En ce 1er septembre 2017, le quai qui devrait être désert semble bondé. Il n’y a pas que l’enfant qui attend plus haut avec sa mère ; il y a une dizaine d’autres qui tiennent la main d’un parent et avancent vers le quai 9. Certains arborent de hauts chapeaux pointus, d’autres une cape et les derniers des robes, hommes et femmes.
Helen rallume brusquement sa tablette et vérifie ce qui était une certitude : aucun Intercity ne part de la voie avant 11h30, et celle voisine, la 10, est en travaux pour le mois. Et tant de personnes sur un trajet régulier, hors de l’horaire de pointe, lui parait suspect : doit-elle s’inquiéter ?
Y aurait-il un retour de colonie qu’elle n’aurait pas anticipé ? Chaque déplacement de groupe est enregistré et les équipes sont prévenues, lui a-t-on expliqué lors de la formation. En théorie, du moins.
Confuse, elle lève les yeux vers le panneau d’affichage accroché au mur. Aucun départ n’est prévu ici, se rassure-t-elle à nouveau. Alors pourquoi viennent-ils tous sur ce quai ? Perdue dans sa réflexion, Helen sent une fourrure frôler sa jambe. Dans un sursaut de panique – elle déteste qu’on la touche par mégarde – elle s’écarte vivement.
Un chat gris cherche à s’approcher à nouveau de sa jambe, qu’elle recule par précaution. Il semble inoffensif mais certainement pas à sa place.
— Excusez-moi, il aime bien s’échapper de la boîte, la prévient une fillette haute comme trois pommes.
— P-pas de problème, répond Helen, perdue.
Elle suit la demoiselle des yeux et la voit sautiller vers une femme, cheveux noirs attachés élégamment. Si Helen trouve qu’elle a un air de grande dame, elle ne peut s’empêcher de remarquer qu’elle porte une robe noire brodée.
Une robe si longue qu’elle traîne derrière les pas. Qui… s’éloignent ? Loin d’aller vers la gare, la silhouette linguiforme et l’intrépide enfant avancent vers l’autre extrémité du quai, poussant un chariot débordant de valises. Helen les suit des yeux avant de les voir traverser le mur. Et disparaître !
Elle écarquille les yeux. Se les frotte deux fois. Puis court vers le pilier qui sépare les voies 9 et 10 : personne derrière et aucune trace du chariot, du chat ou de l’enfant.
Helen sait qu’elle est fatiguée et que ces dernières soirées, elle tirait sur la corde de l’horaire du coucher. Déraisonnable, comme toujours. Elle ne sait pas vraiment ce qu’elle fait à Londres, ville infinie. Mais au point d’avoir des hallucinations ?… Elle n’avait jamais encore atteint ce point de non-retour.
Et les autres familles qui, il y a un instant, étaient ici… Où sont-elles ? Captivée par la femme et sa fille, elle n’a pas prêté attention aux va-et-vient qui l’intriguaient sur le quai, à présent vide.
Presque, car une famille se dirige vers elle : une femme à la chevelure flamboyante et qui tient la main d’une miniature d’elle en s’assurant de garder le chariot droit. L’homme pousse un deuxième chariot sur lequel sont posées deux cages où hululent bruyamment des hiboux – ou sont-ce des chouettes ?
Ébahie par ce spectacle, Helen ne cherche pas à savoir ce qui se passe : elle veut seulement voir s’ils vont eux aussi disparaître… Le premier des deux garçons prend trois pas d’élan, avec le premier chariot, avant de s’élancer vers la colonne qui sépare les voies 9 et 10. Et il la traverse, aussi simplement que s’il n’y avait pas eu de mur juste en face.
Le cœur d’Helen manque un battement : la folie la guette-t-elle ? Rêve-t-elle ? Et ses wagons ? Sa routine ? Cambridge, les habitués, les retardataires ?
Discrètement, elle se pince et s’arrache un couinement de douleur qui interpelle l’homme qui passe à côté d’elle, les poubelles qu’il ramasse chaque heure au bout des bras. Lui, au moins, est habillé on ne peut plus normalement.
— B-B-Bonjour, bégaye Helen avec un sourire crispé, comme si tout était normal en cette fraîche matinée.
Il ne lui répond pas mais continue de la fixer. Remarque-t-il lui aussi que tout est inhabituel aujourd’hui ? Aussitôt que cette pensée la saisit, Helen se retourne et entrevoit les cheveux de la femme rousse et du reste de sa famille disparaître eux aussi.
Elle en est convaincue dorénavant : trop de coïncidences pour cette réalité palpable ! Ce mur n’en est pas un. Il y a une illusion d’optique adroitement dissimulée dont elle doit percer le mystère.
Tandis que d’autres familles approchent du mur qu’elle observe, aussi chargées que les précédentes, affublées de vêtements d’un autre temps et accompagnées d’animaux surprenants, Helen se décide avant que la détermination et la curiosité ne s’envolent.
— Un peu de courage ma vieille, grimace-t-elle entre ses dents avant de s’avancer résolument.
Au moment de se frapper la tête contre les briques – elle se doute que ça va arriver et qu’elle ne sera que ridicule affublée d’une bosse sur le front qu’elle ne saura pas expliquer… Helen ferme les yeux et se répète que ce n’est qu’une illusion, qu’ils n’ont pas disparu, qu’ils sont juste passés de l’autre côté… Qu’elle peut rentrer dans le mur !
L’impression d’étouffer interrompt immédiatement la litanie. Helen ouvre les yeux et se sent subjuguée par ce qu’elle voit : un quai ! Un autre quai ! Indiqué 9 ¾ !
La vapeur qui se dégage de l’immense locomotive arrêtée en tête de cet étrange quai s’est accumulée sous les voûtes de la gare et la fumée la prend à la gorge. Helen s’avance prudemment car il est difficile de voir dans cette atmosphère dense mais elle devine les silhouettes étranges, vêtues de ces chapeaux et de ces longues robes.
Peu à peu, elle s’habitue et tente de ne pas dévisager chaque personne qu’elle croise. Ils sont tous si étranges que l’idée d’un rêve ne la quitte pas ; ses sens sont confus et les sons se mélangent. Oh, oui ! Elle entend distinctement le ronronnement de la locomotive qui se prépare au voyage, et la respiration profonde de sa cheminée.
Helen se sent aussi gamine que la ribambelle d’enfants et adolescents qui embrassent leurs parents avant de s’engouffrer dans une voiture, chargés de leurs bagages. Elle n’a jamais vu un tel spectacle et n’osait même pas imaginer que cela existait encore !
Elle pense à l’enfant qu’elle était qui a toujours aimé les gares et qui voyageait de papa à maman installée en deuxième classe. Elle pense aux paysages qui défilent et à la douceur du bercement des rails. Et à la chance que tous ont d’être sur ce quai à côté d’une telle merveille !
A côté des larmes qui lui brouillent la vue et de la vague d’émotions qu’elle doit traverser, Helen ne remarque pas la vie qui continue son cours. Elle ne réalise pas que des sorciers et des sorcières des îles Britanniques entières s’apprêtent à rejoindre une école de Magie bien célèbre !
Elle ne peut pas non plus prendre conscience que sont rassemblés sur ce quai bien d’illustres personnes et ce, pour la première fois depuis dix-huit ans. Dix-huit années que la femme rousse, la grande brune élancée, l’homme blond au visage sévère et tant d’autres n’avaient pas partagé ensemble ce moment…
Ils saluent une dernière fois leurs enfants qui sont déjà entraînés dans leurs conversations sur leurs maisons, les escaliers qui bougent, les terribles professeurs et les matchs de Quidditch ! La passion brille aussi sur leurs visages innocents.
Tandis que la locomotive se met à produire davantage de vapeur sur les coups de onze heures, elle ferme les yeux et imagine être assise à leur place, enfant. Elle savoure le lourd bruit des embiellages qui tournent doucement, puis de plus en plus vite. Ils transmettent la force de la chaleur aux roues et l’ensemble des wagons brinquebalants s’ébranle vers une aventure dont elle ne fait pas partie.
— Mademoiselle ! Mademoiselle, s’il-vous-plaît ! crie une voix derrière elle, la tirant de son observation rêveuse.
La locomotive n’est plus qu’un point au loin, perceptible par la volute blanche qui s’élève vers le ciel. Au ton de l’homme qui s’évertue à l’apostropher, Helen sait que c’est pour elle. Car sa place n’est pas sur ce quai, au milieu de ces personnes étranges pour qui ce qui vient de se passer n’est sûrement qu’une tradition bien ancrée. Alors elle se retourne.
Face à Helen se tient un homme semble toute banal, aux joues rouges d’avoir couru vers elle et de s’être époumoné dans cette atmosphère moite. Il la regarde et Helen sait aussitôt que son uniforme l’a trahie ; c’est un autre monde dont elle n'a pas les codes.
— V-v-ous n-ne de-devriez pas être là-à, halète-t-il en s’appuyant un instant sur ses genoux. Comment ai-je pu vous laisser passer ? s’inquiète-t-il devant elle, sans réaliser qu’elle ne comprend pas.
— Forboer, tout va bien ? demande une voix plus grave, à côté d’eux.
Helen se tourne et réalise que l’homme et la femme, accompagnés de l’enfant rousse, qui s’adressent au dénommé Forboer ne sont autres que ceux qu’elle a vus passer en famille, et qu’elle a osé suivre. Elle rougit instantanément de l’audace dont elle a fait preuve.
— Je n’ai pas vu qu’elle était nouvelle, Harry, désolé… Je ne comprends pas du tout, vraiment… une Moldue sur ce quai… Elle n’aurait pas dû pouvoir aller au bout de son idée… il faut que je vois avec Brigels de la Brigade Magique pour--
Helen décroche de la conversation dont elle ne comprend pas un traître mot, si ce n’est qu’elle ne devrait pas être ici ; que c’est tout bonnement impossible. Elle entend que la petite famille la salue et la gratifie d’une bonne continuation, avant d’être emportée par le coude par Forboer. Il lui fait passer le mur dans l’autre sens et l’emmène dans un recoin à l’abri des regards. Il murmure quelque chose, agite un morceau de bois sous son nez puis…
Que fait-elle ici ?
Helen regarde sa montre : plus que dix minutes pour aller sur le quai 11F et superviser la préparation de l’Intercity vers Manchester. Elle ne comprend pas tout à fait ce qu’elle fabrique encore sur le quai 9 et n’a aucun souvenir d’être passée changer sa fiche en salle des superviseurs. Confuse, elle marche d’un pas vif vers la suite de son programme et se laissera porter pour le reste de la journée par une joie immense, dont elle ne comprend pas la source.