Le froid de décembre la fit frissonner et Susan Bones resserra son écharpe en laine autour de son cou et la remonta jusqu’à son nez. Ses bottes fourrées ne faisaient aucun bruit sur le bitume et elle regretta un instant de ne pas être comme toutes ces femmes qui portaient des escarpins vernis pour le réveillon, claquant des talons sur les dalles givrées.
Pas que la jeune femme n’aimait pas cela – elle trouvait d’ailleurs que la pantoufle galbant la jambe donnait une certaine classe féminine – mais elle n’avait jamais pu marcher avec ; la seule fois où elle s’y était essayé, elle était tombée après deux ou trois pas et avait manqué de se casser une cheville. De toute façon, ses bottes étaient bien plus confortables que des talons et, ce qui n’était pas négligeable, elles lui tenaient chaud.
Susan enfonça un peu plus son bonnet beige sur ses oreilles et contempla les alentours avec émerveillement. Le Chemin de Traverse – en cette saison de l’année – était sensationnel et l’atmosphère qui y régnait, renforcée par les décorations lumineuses de toutes les couleurs sur les devantures des magasins, lui réchauffa le cœur. Le rouge et le vert étaient à l’honneur et des gerbes d’étincelles passaient au-dessus de la tête des passants, éclairant la neige qui tombaient à gros flocons. Fleury et Boot avait installé un étalage de livres enchantés juste devant sa boutique et les ouvrages voletaient dans les mains de destinataires qu’ils s’étaient choisis ; Florian Fortarôme offrait des chocolats chauds garnis de crème fouettée sur sa terrasse aménagée en un dôme où brûlait un feu de cheminée magique ; Weasley & Jordan, Farces pour Sorciers Facétieux, était restée fidèle à sa réputation et ceux ayant l’infortune de passer devant se voyaient affublés d’une barbe de père noël ou d’un étonnant nez rouge clignotant. Des lutins sautillants parcouraient la grande artère, un grelot à la main, et distribuant des flyers indiquant que le pub du Chaudron Baveur resterait ouvert le soir du vingt-quatre décembre « afin que personne ne reste seul un jour de fête ».
Les traits de Susan s’éclairèrent d’un sourire en reconnaissant la plume de son amie Hannah. La jeune femme glissa ensuite le parchemin dans l’une des poches de sa cape en fourrure et frotta ses mains gelées entre elles. Elle ne savait pas vraiment où elle allait, elle avait juste eu besoin de se trouver là, en plein milieu de la foule, pour se sentir un peu mieux. Si Susan avait adoré cette période de fin d’année étant petite pour la chaleur qui émanait des regards malgré l’air glacial, l’immense sapin que sa mère et elle décoraient dans le salon familial et les blagues de son père juste avant de découper la dinde, elle ne pouvait s’empêcher de l’associer à sa propre solitude et à leur absence. Ses parents étaient décédés par la faute d’un chauffard ivre dans le centre-ville de Londres alors qu’ils avaient décidé de fêter leur trente ans de mariage. Un accident comme il y en avait des centaines d’autres chaque année, lui avait-on dit. L’homme responsable de leur mort n’avait écopé que de deux ans de sursis et d’une forte amende. Ce n’était pas assez. Ce ne serait jamais assez. Le sentiment de douleur mêlé à la colère n’était plus aussi vif qu’avant – elle avait appris à faire le deuil au bout de six ans – mais elle avait toujours ce sentiment d’injustice amère et la tristesse finissait toujours par l’atteindre alors qu’elle effleurait les albums photos de son enfance du bout des doigts. Elle les voyait chaque jour lui faire un léger signe de la main sur le cliché qu’elle avait accroché sur le miroir de la salle de bains et une larme roulait sur sa joue.
Alors, la jeune femme sortait de chez elle et rejoignait les passants anonymes, laissait son regard virevolter entre les sourires des parents et les rires des enfants. Ils ne le savaient pas, évidemment, mais cela lui faisait du bien. Les lumières brillaient dans ses prunelles brunes, les petites échoppes dans tous les coins lui donnaient envie de ne louper aucun détail et les petits groupes d’adolescents entonnant des cantiques ravivaient ses souvenirs d’antan. Noël était synonyme d’espoir et ses parents auraient voulu qu’elle puisse le célébrer avec cette joie enfantine qui rendait ses joues rondes un peu plus roses et ses yeux plus brillants. Susan le faisait pour eux. Pour qu’ils soient fiers d’elle. Et puis, un peu aussi pour tous ceux qui n’avaient pas survécu à la grande guerre, qui étaient morts sur le champ de bataille et qui ne pourraient plus jamais admirer les décorations du Chemin de Traverse à cette période de l’année. Pour ses parents et les combattants, elle se devait d’avancer. Un sourire éclaira les lèvres de la jeune femme alors qu’elle ramenait sa longue natte rousse sur son épaule. Ils feraient toujours partie d’elle. Son père et ses yeux bruns en amande. Sa mère, sa multitude de taches de rousseur et ses rondeurs. Justin et son rire qui résonnait en écho plus d’une dizaine d’années après la guerre. Continuer ne voulait pas dire qu’elle les oubliait. Jamais.
Susan, perdue dans ses pensées et les souvenirs du passé, ne remarqua pas l’homme qui marchait en sens inverse. Les yeux fixés au sol, une écharpe grise autour du cou et une longue cape noire sur les épaules, il paraissait vouloir se fondre dans le décor. Leurs regards se croisèrent en quelques millièmes de secondes. Et, au moment où il allait sur la droite pour l’éviter, la jeune femme se dirigea sur la gauche. Si cette situation aurait fait sourire n’importe qui, ce n’était pas le cas de celui que Susan avait en face d’elle. Visiblement exaspéré, il lui ordonna d’un simple signe de tête de se décaler. On pouvait dire ce qu’on voulait du caractère aimable de la petite rousse – en digne Poufsouffle – mais il fallait aussi savoir qu’elle ne supportait pas qu’on lui manque de respect. Ce fut donc avec une certaine fierté que la jeune femme refusa de se pousser, obligeant l’inconnu à la contourner. Le sourcil gauche de l’homme se haussa et ses traits froids se crispèrent pendant quelques instants. Ses yeux, d’un gris clair, semblèrent la sonder. Au grand étonnement de Susan, qui avait croisé les bras sur sa poitrine comme pour se protéger, un rictus narquois se forma sur ses lèvres fines.
– Bones ?
Susan eut un sursaut et elle plissa les yeux, ne comprenant pas d’où il pouvait tenir son nom. Le sourire de l’homme s’agrandit un peu plus. Il posa un doigt sur ses lèvres, la considérant de ce regard insondable qui la mettait extrêmement mal à l’aise. Toutefois, la jeune femme ne se laissa pas impressionner et lui offrit à son tour un sourire de défi.
– On se connaît ?
– Il semblerait, dit-il sans réellement répondre à sa question, prenant un malin plaisir à voir ses taches de rousseur disparaître sous la rougeur de ses joues. Disons que tu ne nous sommes pas de parfaits inconnus.
Susan fronça les sourcils. Si cet homme pensait qu’elle allait tomber dans son petit jeu, il se mettait le doigt dans l’œil. Elle n’avait aucune envie de passer plus de temps en sa compagnie et ne pas savoir qui il était ne changerait absolument rien à sa vie. Susan s’apprêtait à se détourner quand il reprit de ce timbre de voix bas et profond.
– Tu ne veux pas savoir qui je suis, Susan Bones ?
– J’ai passé l’âge de jouer aux devinettes, rétorqua-t-elle sèchement.
– Dommage, ça aurait pu être amusant, fit-il avec une grimace qui démentait clairement ses paroles. Où est passé ton âme d’enfant ?
Agacée par ce jeu de déductions ridicule, la jeune femme décida qu’elle en avait terminé avec cet homme étrange qui paraissait la connaître. Ce n’était certainement pas un ami, elle s’en serait souvenue. La jeune femme choisissait ses amis avec soin et elle savait également les garder. S‘il connaissait son identité, il ne pouvait s’agir que d’une vague connaissance, certainement l’un de ses camarades de Poudlard. Susan refit le tour de ceux qu’elle avait connu, de ceux qu’elle avait côtoyé de près ou de loin quand elle mit brutalement un visage et un nom sur l’homme qui lui faisait face. Cette paire de yeux gris, ce sourire froid… Théodore Nott. Un Serpentard, un membre de la Brigade Inquisitoriale lors de leur dernière année à Poudlard. Ses prunelles s’assombrirent et elle recula soudainement, manquant de bousculer un couple d’amoureux. Un petit rire glacial s’échappa de la bouche de l’homme alors qu’il la considérait avec une arrogance cruelle.
– C’est comme ça que tu me remercies, Bones ?
– Te remercier ?! Je ne te dois absolument rien, répliqua-t-elle en lui lançant un regard noir, ses bras se serrant encore un peu plus contre sa poitrine.
– Vraiment ? Tu m’en vois terriblement déçu, dit-il bien que ses yeux restaient de glace. Et moi qui pensait que les Poufsouffle étaient de petites créatures dociles et pleines de bonnes intentions qui accordent gracieusement une deuxième chance à ceux qui la méritent…
– Ceux qui la méritent, Nott, argua-t-elle sans baisser les yeux une seule seconde. Tu ne fais pas partie de cette catégorie de personnes.
A présent, elle se souvenait du moindre détail de cette soirée maudite, de ces quelques minutes en sa compagnie pendant la Bataille de Poudlard, de cette silhouette filiforme qui s’était précipitée sur elle, du sort qui avait ricoché sur une rambarde d’escalier, la ratant de quelques millimètres, de sa poigne sur son bras lorsqu’il l’avait désarmée et l’avait poussée devant lui. Elle sentait encore sa baguette sur sa gorge alors qu’il se servait d’elle pour rejoindre le souterrain qui lui permettrait de fuir. Il ne lui avait adressée que quelques mots hormis ses ordres, soufflés à son oreille : « Il faut que je m’en aille, Bones. Question de survie, tu vois ? Tu devrais me suivre. » Ses doigts s’étaient incrustés dans sa peau. Susan avait secoué la tête. Elle l’avait traité de lâche. Son emprise s’était desserrée. Ses prunelles inexpressives l’avaient entièrement traversée. Il avait disparu dans l’obscurité du tunnel. C’était la première fois qu’elle revoyait son visage depuis ce soir-là, qu’elle songeait à ce moment qu’elle avait tout fait pour oublier. La jeune femme sentit la colère la submerger alors qu’elle tentait de garder le contrôle d’elle-même. Théodore haussa les épaules, une moue aux lèvres.
– J’aurais pu te laisser mourir, dit-il d’un ton si neutre qu’elle en eut un frisson. Si je n’étais pas intervenu, tu ne serais pas là aujourd’hui, Bones.
– Tu t’es servi de moi comme d’un bouclier pour servir tes petits intérêts de dégonflé, Nott ! riposta-t-elle à voix basse, le corps tremblant. Tu te prends pour un héros après toutes ces années ou c’est juste que ton substitut de conscience t’empêche de dormir la nuit ?
Un tic nerveux joua sur la lèvre supérieure de Théodore Nott. Pendant quelques secondes, Susan crut qu’il allait enfin se départir de cette assurance méprisante pour exprimer une quelconque émotion mais seul l’éclat de ses yeux devint plus foncé tandis qu’un nouveau sourire prétentieux se dessinait sur son visage d’une pâleur presque maladive. Ses doigts replacèrent la pince de sa cape, orné d’un blason appartenant probablement à sa famille depuis des générations.
– Joyeux Noël, Bones.
Il la contourna rapidement, reprenant son chemin sur les pierres glacées du Chemin de Traverse, ses chaussures noires vernies claquant sur les dalles. Il ne se retourna pas et la jeune femme en remercia Merlin. Cette rencontre avait remué de vieux souvenirs douloureux, de ceux qu’elle préférait ignorer. Nott avait raison sur un point. Elle aurait pu mourir durant la guerre s’il ne s’était pas jeté sur elle ; s’il ne l’avait pas choisi pour le mener au fameux passage secret qui conduisait à la Taverne du Sanglier, le sortilège du Mangemort l’aurait touchée. Elle ne connaissait pas les raisons de Théodore Nott, elle n’aurait su dire pourquoi il n’était pas parti en même temps que les autres élèves de sa maison et, à vrai dire, elle ne tenait pas à le savoir mais elle avait passé des nuits entières à se demander si elle ne devait la sauvegarde de son existence qu’à son intervention. Celle d’un adolescent dont le père scandait les valeurs des sang-purs, un Serpentard qui avait suivi les directives des Carrow sans se poser de questions ; l’un de ceux qu’elle avait combattu en faisant partie de la résistance. Susan n’en avait jamais parlé à ses parents, ni même à Hannah ou à Ernie. Aussi étrange que cela puisse être, elle en avait honte. Elle s’était jugée incapable de se protéger elle-même, inapte à se défendre. Pour Susan Bones, cet épisode de sa vie était un échec cuisant.
Le cœur de la jeune femme se remit à battre normalement alors que la silhouette de l’homme disparaissait au coin de la rue. Ses oreilles bourdonnaient et les cantiques de Noël tout comme les lueurs rouges et vertes qui fusaient dans le ciel lui donnaient tout à coup une migraine atroce. La blancheur de la neige devenait presque aveuglante et elle eut une abominable envie de pleurer. Susan souffla deux ou trois fois pour retrouver son calme et mit les mains dans ses poches. Au fond de l’une d’elles, le bout de parchemin promouvant la veille de Noël au Chaudron Baveur se fit sentir sous ses doigts gelées. Se faisant la réflexion que son amie Hannah pourrait sans doute la réconforter, elle décida de repartir en sens inverse pour rejoindre le pub. Et puis, elle ne se voyait vraiment pas retrouver son appartement et sa solitude en ce soir de fête.