Je n'ai pas toujours vécu à Poudlard. Quand j'avais quatre ans, une calèche tirée par des Sombrals a franchi les grilles du château. Apparemment, ma mère venait de mourir et c'est pour cela qu'on m'avait amené à Rusard. Cependant... Je ne me rappelle rien de vie d'avant. Je n'ai aucune certitude à ce sujet, on ne m'a jamais dit "Archie, ta mère est morte". Peut-être que ceux qui s'occupaient de moi jusque-là en ont simplement eu assez. Mes premiers souvenirs ont pour décor les couloirs du château, le bureau de Rusard, ma minuscule chambre attenante, le parc.
Il paraît que, lorsque Rusard m'a vu, il a piqué une telle crise que même Peeves a été admiratif, et qu'on a dû me mettre en sécurité dans le bureau du professeur McGonagall.
Mes premiers souvenirs de celui que tout le monde appelle mon père sont associés aux punitions qu'il me donnait. C'est la seule façon qu'il a jamais eue de s'occuper de moi. Archie effleure du bout des doigts le cadre d'un tableau ? Punition. Archie est pris à se balader oisivement dans Poudlard ? Punition. Il éternue ? Il fait la grimace ? Il cligne des yeux plus qu'à la normale ? Je peux continuer à l'infini - d'ailleurs, quand j'avais neuf ans j'ai commencé un carnet où je répertoriais les choses à ne pas faire devant Rusard afin d'éviter les réprimandes. Quand j'en suis arrivé à "102) Ne pas exister", la démesure de la tâche qui m'attendait m'a découragé. Je crois bien que tout ça a fini dans le feu.
Rusard me faisait atrocement peur, avant. Je ne voulais pas admettre que c'était mon père, je ne comprenais pas pourquoi, le soir, on me poussait vers son bureau. D'ailleurs je faisais tout pour éviter de dormir si près de lui, et mes meilleures nuits sont celles que j'ai passées sur le sol, enveloppé dans mon manteau, caché derrière une tapisserie. Ce n'est pas que mes sentiments aient beaucoup changé à son égard – seulement, je suis à peu près passé maître dans l'art du camouflage.
Tout ça pour établir ce fait : je n'ai jamais, même à quatre ans, considéré Rusard comme mon père. Nous n'avons rien en commun, si ce n'est, peut-être, la silhouette osseuse, mais un tas de gens sont dans le même cas, pas vrai ? Alors quand les autres élèves me renvoient sa paternité à la gueule, j'ai un peu de mal à faire bonne figure. D'ailleurs, il ne veut pas plus de moi que moi de lui. Ça n'a jamais semblé le déranger que je porte un autre patronyme que le sien : Rohan, ce nom de ma mère, tout ce qui me reste d'elle.
Parfois, je me dis que si j'étais un Cracmol comme lui, il grincerait moins des dents à mon approche.
Je suis sûr que vous brûlez d'envie de me poser la question : mais alors, mais alors, mais alors, Archie, tu n'es jamais allé à l'école. Je vous réponds donc d'un rire lugubre. Réfléchissez donc à ce que vous dites. Pas besoin d'aller à l'école quand on y est déjà ! Et pour y être, j'y suis. C'est comme si j'étais un jeune garçon de l'Antiquité entouré de Socrate et qui sais-je encore : les plus grands professeurs, et ce dès mon plus jeune âge. Rusard pour la discipline bien sûr, et sur ce point-là il a fait du bon boulot. C'est-à-dire, si on considère utile de connaître dans l'ordre les deux cent articles du règlement intérieur de l'école. Je suis incollable sur le droit des élèves, je pourrais monter un syndicat si je le voulais. Ensuite, orthographe et grammaire avec le Professeur McGonagall. C'est elle qui m'a appris à lire, quelques mois après mon arrivée à Poudlard. Je ne sais pas si vous vous figurez ce que c'est, d'égrener les syllabes et de confondre les b et les d sous la houlette de la femme la plus sévère et bizarrement la plus pédagogue que Poudlard ait jamais compté. Quand j'avais des problèmes en maths, j'allais voir le Professeur Flitwick, quand je tombais sur une plante inconnue dans le parc, je toquais à la porte du Professeur Brûlopot. Chaque professeur avait quelque chose à me montrer, à m'apprendre.
Et pourtant.
C'était toujours comme s'ils voulaient réduire nos contacts au strict nécessaire. Toujours distants. Petit, je croyais que je les ennuyais. Avec le temps j'ai compris que c'était parce que j'étais le fils de Rusard. Celui-ci avait dû, dès le départ, faire valoir ses droits sur moi, leur faire comprendre qu'ils n'avaient pas à se mêler de me faciliter la vie. Ça faisait partie de sa stratégie pour me pourrir la vie jusqu'au bout.
Et pourquoi me pourrir la vie ? Parce que je suis un sorcier et pas lui. C'est drôle quand j'y pense. Parce que moi, la magie, ça ne m'a jamais tellement intéressé. J'ai tendance à la considérer comme étant à l'origine de tous mes malheurs, mais, au-delà de ça, je préfèrerais de beaucoup être un Moldu. À dix ans, j'avais déjà lu tous les livres disponibles dans l'antre de Mme Pince à leur sujet. En passant outre le ton souvent condescendant des auteurs, il me semblait déceler dans toutes leurs inventions, tous leurs minuscules problèmes, une beauté de l'existence, une soudaine difficulté de la vie qui me fascinait et me fascine encore.
C'est pour mon dixième anniversaire que le Professeur McGonagall m'a fait le plus beau cadeau au monde. Ce jour-là, Archie-de-dix-ans est sorti de la bibliothèque les bras chargés de livres et a vu le Professeur McGonagall se diriger vers lui au pas de charge en lui tendant une curieuse feuille de papier.
- Ce sont des cours par correspondance. Toutes les matières étudiées par les Moldus. Choisissez et envoyez, je vous les offre. Maintenant, rangez-moi ça !
Archie a obtempéré et, le soir même, à jeté dans la tempête un des hiboux grand-ducs de l'école. Il venait de s'inscrire à des cours de géographie, histoire, littérature et diverses langues. Je suis encore ces cours aujourd'hui. Ce que j'aimerais, ce serait d'aller faire des études, des vraies, dans une université. Mais, pour obtenir ma liberté, il faut que j'atteigne mes dix-sept ans. La majorité. Il s'agit de survivre encore trois ans à la prison, aux co-détenus et au geôlier qui a formé les Détraqueurs.
En parlant de stratégies de survie, j'en ai développé pas mal depuis dix ans. La plus évidente consistait à me cacher, mais ce n'est pas toujours évident de berner un concierge qui, par définition, connaît son domaine à fond et est déterminé à vous retrouver. Il y a bien eu une fois où j'ai passé une journée délicieuse dans une pièce étrange, bourrée de livres, d'oreillers, de junk food, ainsi que d'un énorme terrain de jeu avec trampoline. Rusard ne m'a pas trouvé cette fois-là. Mais le lendemain, je n'ai pas retrouvé mon chemin. Et il m'arrive encore de tourner dans Poudlard pendant des heures à sa recherche.
Ma meilleure stratégie a cependant été Amélie. À vrai dire, je ne suis pas sûr d'y être pour grand-chose. Elle m'est apparue, comme ça, un jour que Rusard avait vraiment été "trop méchant". Apparue, mais pas vraiment dans ma tête. Plutôt à côté de moi. Je l'ai reconnue tout de suite, avec ses cheveux noirs et ses yeux bleus. Elle avait de petite couettes. C'était ma sœur jumelle, il n'y avait pas de doute possible. Quand elle m'a vu, elle a eu une expression de surprise que j'ai reconnue comme étant le reflet de la mienne.
- Archie ? Pourquoi je suis là ?
Moi, à côté de la plaque :
- Je ne sais pas comment tu t'appelles.
Elle a répondu que c'était Amélie mais qu'elle n'aurait pas dû être là.
- Tu restes quand même ? j'ai à moitié supplié.
Elle est restée.
Je vous raconte tout ça pour que vous compreniez bien qui je suis. Mon histoire, la vraie, celle qui vous sauve ou qui vous tue, commence ensuite.