La vie londonienne poursuivait son cours. À la fenêtre, Dean pouvait observer les passants vaquer à leurs occupations. Dean plongea son visage dans ses mains, avec le vague espoir de s’abîmer dans cette apnée et de ne plus jamais en sortir. Il avait l’impression de respirer le chagrin avec l’air. Et les regrets…
Regretter quoi, à vrai dire ? Il s’en voulait de n’avoir pas su, de n’avoir pas pu… Comme à chaque fois qu’il se posait cette question, c’était une bouffée de souvenirs, une bouffée à la douce mélodie, lancinante et mélancolique. Il entendait les notes résonner dans sa tête, avec la ferme impression de devenir fou.
All I wanted was
For to see your smile break out
A mirror for the sun
And the early rising moon
Ses mains sur sa peau, douces, douces, légères comme des oiseaux, frôlements oubliés, caresses de temps révolus, Dean croyait encore les sentir. Dans les silences, il entendait son rire. Elle était la fleur au milieu du désert, le rayon de lune qui perce au travers des nuages de tempête, l’éclat de la lumière en plein jour. Elle était là, douce, frissonnante de magie et de rêves, quand il n’y avait plus personne d’autre pour frémir sous les assauts du chant du monde.
Elle avait toujours été étrange, Luna. Dissonance qu’on croyait fausse-note, elle n’avait jamais cherché à rejoindre le diapason des hypocrisies et des ressemblances. Dean aussi s’était moqué. Il l’avait affublée de surnoms idiots, ébloui par l’ignorance. Elle avait toujours étrange, et il ne l’avait pas vue. Années perdues, amitié gâchée, où était-il quand leurs âmes étaient encore libres de leurs tendresses enfantines ?
Et puis il y avait eu cette journée. Il lui semblait encore entendre le diffus bruissement des vagues, les vagues dans le désert, le découragement. Quand il avait partagé son cachot un instant, dans les obscurs souterrains du manoir Malefoy, il ne l’avait pas vue non plus. Ombre sur les ombres, l’angoisse qui serrait son cœur le rendait aveugle. Ensuite, il y avait eu la fuite, souffle d’espoir en attente de déflagration. La tragédie les avait frappés alors qu’ils se croyaient saufs : la vie de l’elfe arrachée, offrande démesurée à l’autel d’un destin injuste. Dans l’âme de Dean, c’était la tempête et le désert, la sécheresse et le chaos.
Elle avait simplement glissé sa main dans la sienne, sa main douce, douce, légère comme un oiseau, frémissement incontrôlé et spontanéité de temps révolus. Aussitôt le monde s’était ouvert. Dans chaque interstice, il discernait son sourire. Il n’y avait plus que l’amour déchirant qu’il éprouvait pour elle, et qu’en retour, elle ressentait pour lui. Elle lui avait offert un souffle de vie au milieu du désert, une accalmie au cœur de la tempête.
Il n’y avait plus eu rien d’autre que le sourire de Luna, brûlant comme un soleil, et les pitreries de Dean pour le faire surgir.
All I wanted was
All I wanted was
Amour brûlant alors que la guerre faisait rage, il s’y jetait à corps perdu. Il était elle. Elle essayait d’être lui, mais disparaissait sous l’effort. Son sourire se faisait rare, mais elle le réservait aux étreintes volées dans les recoins de la Chaumière aux Coquillages. Jeunesse, insouciance, la guerre ne courait pas pour eux.
Désormais, alors que Dean était seul, qu’il avait enfoui son visage dans ses mains, la guerre ne courait simplement plus. La victoire était enfin acquise, mais dans l’esprit de Dean le désert était hanté par les regrets. Tout ce qu’il avait voulu…
Il pouvait encore entendre sa jolie voix flûtée résonner pour lui entre les murs de la Chaumière aux coquillages. La première fois…
Ils avaient passé la journée à marcher pieds nus au bord de la mer, ignorant la morsure du froid et la rigueur du temps. Elle avait glissé sa main dans la sienne et lui avait offert un sourire. Ils n’avaient presque pas parlé, ils s’étaient contentés de regarder le monde, émus par le sort des vagues qui venaient mourir les unes après les autres sur le sable de ce rivage décati. Frigorifiés, émerveillés jusqu’à l’âme l’un de l’autre, ils étaient rentrés à la tombée de la nuit. Durant le repas, un sourire amusé, distant, rêveur, avait flotté sur les lèvres de Luna. Et après…
Dean sourit dans ses paumes en se remémorant cette nuit-là. C’était le sourire amer et douloureux de celui qui n’a plus rien d’autre à vivre que les méandres de sa propre mémoire, mais c’était aussi l’émerveillement de celui qui a connu l’inouï.
Il se demandait si le choixpeau ne répartissait pas au hasard, sur de simples prétextes. Ce soir-là, elle avait témoigné un courage qu’il n’aurait pas pu envisager. Ou peut-être n’avait-elle simplement pas eu peur. Luna méconnaissait les craintes les plus communes, et il faut avoir peur pour être courageux. Dean était sur le point de s’endormir, ce soir-là, le cœur rempli d’une ferveur méconnue, quand un bruissement lui avait fait rouvrir les yeux.
Un papillon de papier voletait autour de son oreiller. La belle écriture arrondie de Luna y reposait, et en lisant ses mots, il avait cru entendre sa voix chantonner.
Past the line, on the steps
Follow you
Hear me slowly breathe
Cross the line, up the steps
Follow you
Hear my fading voice
Il était monté à l’étage, en silence, avec l’impression d’outrepasser l’interdit, d’être sur le point de commettre l’horreur d’une profanation. Amusant, tout de même… Avoir été en cavale pendant des mois, s’être caché, avoir volé, et sentir l’angoisse faire battre son cœur dans ses tempes pour un simple escalier à franchir. Avec timidité, il avait poussé la porte. Il n’avait pas fait un pas que Luna posait sur sa bouche ses lèvres douces, douces, et légères comme des oiseaux. Il n’avait même pas eu le temps d’être surpris.
Ses mains sur les hanches de Luna, ils avaient entamé une danse que les mots ne peuvent décrire. Elle était la fleur au milieu du désert, elle était le calme dans la tempête. Leur étreinte n’avait pas eu la force du désespoir. Elle avait eu la simplicité de l’évidence.
Dean se demandait toujours comment il avait pu rester aussi longtemps aveugle à cette lumière, lumière douce et éblouissante. Il ne faisait pas nuit. À cet instant précis, il avait été persuadé qu’il ne ferait plus jamais nuit.
Et Dean, le visage écrasé sur ses paumes, éclata d’un rire amer. Désormais, c’était comme si le jour avait laissé la place à une éternelle nuit sans lune. Dans ces tréfonds d’obscurité, il ne conservait que le souvenir de la lumière et la réminiscence de l’éblouissement.
All I wanted was
For to wake you from our dream
The hope of kingdom come
Drifting out across this field
All I wanted was
Main dans la main, ils étaient allés se battre. Main dans la main, ils étaient revenus du combat. Le sourire de Luna avait été anéanti, et l’angoisse qui serrait le cœur de Dean prenait le pas sur la rage et le bonheur de la victoire.
Tout de ce qu’il avait voulu, c’était offrir à son rire une occasion de s’envoler vers les nuages. Tout ce qu’il avait voulu, c’était voir la lumière gagner ses yeux. Tout ce qu’il avait voulu, c’était devenir ce qu’elle avait perdu, c’était se faire candeur puisqu’elle avait égaré la sienne face aux corps sans vie et aux sorts de mort.
Peine perdue. Elle était éteinte. Elle s’essoufflait, chaque jour un peu plus. Aux lendemains de la victoire, le silence lui était devenu insupportable. L’Angleterre lui était devenue insupportable. Il lui était devenu insupportable. Elle avait essayé de se confier à lui, elle lui avait décrit l’horreur, elle avait mis des mots sur la disparition du rêve. Il avait sincèrement essayé de comprendre.
Égoïstement, il lui en avait voulu de ne pas se contenter de ce qu’il pouvait lui offrir. Il lui en avait voulu de ne pas penser qu’il était un rêve suffisant pour meubler sa vie et repousser l’angoisse. Il lui avait tenu de longs discours, atroces et insensées logorrhées, sur l’importance de la réalité, sur le poids du sol sous ses pas, sur l’optimisme et l’avenir. Vanter la réalité pour aider une rêveuse en manque d’idéal, aurait-il pu être plus sot ?
Elle avait erré, beaucoup, comme une âme à la dérive dans un océan de doutes. Elle l’avait regardé tristement entre deux baisers. Elle avait réfléchi, aussi. Tout cela, Dean l’avait vu, mais il n’avait pas laissé ses doutes franchir la barrière de ses lèvres. S’il parlait, elle allait partir.
Mais tous les substituts qu’il pouvait donner étaient vains. Elle n’était déjà plus là, en réalité. Il ne savait pas lui-même s’il parvenait encore à aimer autre chose qu’une idée. Elle n’était pas une fleur au milieu du désert. Elle n’était pas le calme dans la tempête. Elle était la personne qu’il n’avait jamais su voir, ni avant, ni pendant, ni désormais…
Peut-être n’était-il simplement pas capable de la comprendre ? C’était comme s’ils vivaient chacun dans une réalité parallèle, mais irrémédiablement séparée. C’était comme s’ils se croisaient sans être jamais capables de s’atteindre. L’amour fou qu’il avait ressenti se muait chaque jour un peu plus en douleur, comme un poids sur l’estomac, comme un étau sur le cœur. La passion absolue qu’il croyait vivre, n’était peut-être qu’illusion passée et regrets.
Elle l’avait emmené, dans la campagne près de Loutry Sainte-Chaspoule. Elle lui avait montré les décombres de la maison de son père.
- Voilà ce qu’il reste de mon passé, avait-elle murmuré d’une voix où le désespoir avait remplacé l’éther. Comment veux-tu que je construise un avenir ?
Elle allait partir. Elle avait décidé de voyager, sans bagage, sans billet retour, de tout laisser derrière elle.
Lui compris.
Dans ses yeux, tandis qu’elle lui annonçait la nouvelle, avait brûlé une tristesse qui avait déchiré le cœur de Dean. Il n’y avait plus personne à aimer, ni pour elle, ni pour lui. Il n’y avait plus que la vive écorchure réciproque, l’ébranlement cruel et l’atroce regret de n’avoir pas su exister l’un pour l’autre.
Dean s’en voulait, désormais, de ne pas lui avoir dit. De ne pas avoir su s’excuser d’avoir échoué à être la personne qu’il lui fallait. De ne pas avoir pu lui offrir le rêve qu’elle avait perdu. De ne pas avoir été capable de la voir telle qu’elle était, d’avoir égoïstement volé sa lumière, pour la lui rendre dans la douleur, et sans contrepartie.
Past the line, on the steps
Follow you
Hear me slowly breathe
And we’ll
Cross the line, up the steps
Follow you
Hear my fading voice
« Je pars demain. Viens. »
Le papillon était revenu, frêle esquif de papier, porteur d’une lumière sur le point de s’éteindre. Dean s’était levé, et avait gagné à l’aveuglette, dans les rues vides de vie, l’appartement où elle vivait.
Tandis qu’il grimpait les marches biscornues de l’immeuble de Luna, son cœur battait à nouveau dans ses tempes, comme la toute première fois. Mais l’angoisse…
À nouveau, elle avait posé sur la bouche de Dean ses lèvres douces, douces, légères comme des oiseaux. Mais leur étreinte avait eu cette nuit-là l’horrible précipitation du désespoir.
Allongé dans l’ombre, la tête de Luna sur le creux de sa clavicule, Dean avait envisagé d’essayer de la retenir. Il avait été sur le point de parler, de prononcer des mots dépourvus de sens, irrecevables. Il s’était ravisé. La lumière qui autrefois chassait la nuit faiblissait. Il suffisait d’un souffle pour l’éteindre.
- Demain, je partirai, avait-elle murmuré.
Once this morning has passed
Par-dessus tout, c’était ce qui avait décidé Dean à se taire. Luna avait toujours eu une spontanéité franche, qui lui faisait dire ce qui lui passait par la tête. Ses paroles étaient incongrues, mais elles lui permettaient toujours de formuler ce qu’elle ressentait. Les mots étaient un cours d’eau et la source était son âme, ils s’échappaient d’elle comme un torrent fou et remplissaient le monde d’une multitude de bulles de clarté.
Avant.
Cette nuit-là, elle avait parlé pour parler, sans parvenir à dire ce qui lui brûlait les lèvres. Ses sentiments s’étaient écrasés contre la barrière du langage. Dean n’avait pas pu répondre, les sons étaient morts dans sa gorge. Il avait resserré son étreinte.
« Demain matin, tu partiras, avait murmuré la nuit à sa place ». Elle non plus ne trouvait plus les mots. La spontanéité et la naïveté s’étaient perdues à jamais pour elle, quelque part dans la nuit du 2 mai.
Once this morning has gone
Les adieux avaient été brefs. Dean avait eu envie de la prendre dans ses bras, pour serrer le corps de celle dont il n’avait jamais vraiment pu effleurer l’âme. Il était resté debout, les bras ballants. Elle avait posé un baiser-soupir sur sa joue avant de disparaître.
Dean avait eu l’impression d’avoir le cœur à vif, et l’âme au fond de l’estomac. C’était comme laisser filer quelque chose qui aurait dû être mais qui n’était déjà plus. Il n’y avait rien à faire mais il sentait au fond de lui qu’il aurait dû pouvoir agir. Il flottait dans une irrémédiable impuissance. Il avait mal comme si une blessure infectée zigzaguait à travers son âme.
Ils s’étaient déchirés sans même hausser la voix. Ils s’étaient brisés à force de s’étreindre.
All I wanted was
For to cross the Rubicon
Softly pull the fences down
Cross the waves, across our lives
Ils s’étaient aperçus, discernés enfin au bord d’une mer glaciale, sur la rive d’un océan de désespoir. Quand leurs mains s’étaient effleurées, ils avaient cru trouver une échappatoire. Mais ce n’était qu’une vague excuse, un écran face à l’horreur, une improbable parenthèse.
Ils avaient essayé d’accomplir l’impossible. Ils avaient essayé de bâtir des ponts au-dessus des gouffres. Ils avaient essayé de se fondre l’un dans l’autre, de ne faire qu’un au point de disparaître dans une ultime confusion. Ils n’avaient fait que disparaître l’un pour l’autre. Ils n’avaient rien eu commun, rien d’autre à partager qu’un moment d’absolu au milieu des horreurs. La guerre les avait unis, la paix et le choc les avaient séparés.
Dean ne savait pas vraiment si c’était elle qui l’abandonnait ou si lui l’avait abandonnée. Ils s’étaient peut-être abandonnés l’un l’autre.
À moins qu’ils ne se soient simplement jamais trouvés.
Il y avait des larmes au fond des yeux de Luna quand elle avait transplané. Elles n’étaient que le pâle reflet de celles qui noyaient les joues de Dean. Il avait l’impression qu’il pleurait assez pour y noyer son cœur.
All I wanted was
To go
Dean et Luna avaient besoin de s’envoler. S’envoler pour ne pas sombrer. Ensemble, ils n’avaient fait que peser plus lourd, et s’entraîner vers la chute.
Dean leva son visage. Les larmes couvraient ses mains d’une multitude de paillettes qui brillaient doucement sous la lumière du soir. Il n’avait pas cessé de pleurer depuis qu’elle était partie. Ou qu’il était parti.
Tout ce qu’il avait voulu, c’était s’enfuir loin de tout cela. Loin de la guerre, loin de la cavale, loin de la mort, loin des batailles. Il était resté prisonnier.
Et elle, ses mains et ses lèvres, douces, douces, légères comme des oiseaux, il souhaitait du fond du cœur qu’elles offrent au vent leurs frôlements oubliés, caresses de temps révolus.
All I wanted was
To go
Dean espérait que Luna, où qu’elle soit, ait retrouvé ses ailes avec la solitude.