— L’équilibre est absolument parfait, vous verrez. L’accélération se fait en quatre secondes et demi, de zéro à…
— Fermez-la.
Le vendeur s’interrompit de façon abrupte, lui jeta un regard mauvais, et tourna les talons le menton levé, manifestement vexé. Il s’enfonça dans son arrière-boutique, où il s’affaira avec bruit pour manifester son mécontentement. Marcus l’ignora, parfaitement conscient de son impolitesse mais n’en ayant pas grand-chose à faire. Il observa d’un regard aigu le balai qu’il était venu examiner, le tout dernier modèle Balétoile. Il en avait utilisé un durant toute sa carrière professionnelle. Il s’agissait de la marque de référence aux Etats-Unis, là où il s’était pratiquement enfui après la guerre pour se reconstruire une vie qui tienne un minimum debout. L’équipe nationale américaine avait utilisé le Balétoile XXI durant la dernière Coupe du Monde il y a trois ans, et il tenait le Balétoile XXII entre ses mains. Une pure merveille. Bien meilleur que le bon vieux XVII sur lequel il avait lui-même volé à l’époque.
D’un geste impatient, Marcus secoua la petite clochette posée sur le comptoir. Le vendeur reparut, toujours de mauvaise humeur.
— Oui ? demanda-t-il d’un ton sec.
— Combien ?
— Pour ce balai ?
Marcus se retint de répliquer “Non, celui que vous avez dans le derrière” et hocha le menton d’un geste sec. Le bonhomme prit un air supérieur, de ceux des commerçants qui savent très bien que le client en face ne pourra pas payer, et écrivit un montant sur un morceau de parchemin, avec la discrétion d’un professionnel. Il fit glisser vers lui la feuille jaunie et Marcus faillit s’étrangler devant le prix exorbitant. Il réussit toutefois à garder un visage totalement impassible et fit un nouveau signe de la tête.
— Très bien. Je vous en prends sept. À expédier à cette adresse.
Il arracha presque la plume des mains du vendeur, griffonna une ligne sur le parchemin qu’il venait de lui tendre et le lui retourna tout aussi sec.
— Et pour le paiement ? demanda son interlocuteur d’un ton pincé.
— Mon responsable s’en chargera à la livraison.
— Je ne fonctionne pas comme ceci, protesta l’autre. Vous devez me verser la moitié avant réception du bien et la seconde moitié…
Marcus claqua la porte de la boutique derrière lui sans entendre la fin de la phrase. Imperturbable, il remonta le col de son manteau pour protéger son visage des rafales de vents et rejoignit la rue piétonne encombrée de Moldus. Dans son dos, le magasin de balais de courses sembla disparaître entre le salon de tatouage et le disquaire qui le flanquaient de part et d’autre. Il traversa le village sans se départir de son air maussade. Il avait eu les yeux plus gros que le ventre, c’était indéniable. Son patron allait encore pousser une gueulante, peut-être même renvoyer la marchandise. Il ne regrettait pas sa décision une seule seconde, pourtant. Il n’avait pas supporté l’air suffisant du vendeur, qui paraissait si bien croire qu’il ne pouvait pas se permettre l’achat de sept Balétoiles XXII. Il y avait peut-être un fond de vérité à cela, mais il n’avait pas à le savoir.
Une fois éloigné de la bourgade Moldue et dissimulé derrière une grange abandonnée, Marcus transplana dans un craquement discret. Il reparut dans un sous-bois désert, avant de prendre direction plein nord, vers leur stade d’entraînement. Ces consignes de sécurité étaient tout bonnement ridicules. Depuis trois ans qu’il était en poste, trois ans qu’il protestait contre ces idioties de précaution anti-Moldus, trois ans qu’on lui disait de faire comme on lui demandait et puis c’est tout. Il rejoignit le terrain sans se dérider, grimaçant à chaque fois que ses pieds s’enfonçaient dans un tas de neige fraîche.
Lorsqu’il poussa la porte latérale et s’engouffra dans les coulisses, il fut aussitôt happé par l’énergie qui semblait bourdonner autour de lui. Des assistants couraient partout, robes, balles ou protections volant derrière eux sous le commandement de leurs baguettes ; des sorciers météorologues se disputaient autour de cartes du ciel ; des Médicomages marchaient d’un air important, bombant le torse sous leurs blouses blanches. Marcus se fraya un chemin parmi tout ce petit monde, ignorant les saluts qu’on lui lançait, et gagna les vestiaires d’un pas rapide. Il priait Merlin et Salazar avec ferveur pour ne pas croiser Oscar. Il ne manquerait pas de lui poser des questions sur les résultats de son expédition à la recherche de nouveaux balais et il devrait lui avouer qu’il devait s’apprêter à débourser une quantité astronomique de Gallions. Oscar avait toujours été très près de ses sous.
Il ne put retenir un discret soupir de soulagement en arrivant à son bureau sans croiser ne serait-ce que l’ombre de son supérieur. La pièce était rangée avec une maniaquerie et une précision redoutables, presque terrifiantes disaient certains de ses collègues dans son dos. Pas un dossier ne traînait, pas une feuille de parchemin ne s’échappait, rien ne dépassait et tout était à sa place. Il ne lui fallut que quelques secondes pour retrouver la chemise dans laquelle il rangeait précieusement tous leurs schémas de stratégie de jeux, puis il partit par la porte du fond. Il traversa l’étroit couloir désert jusqu’aux vestiaires, où il jeta un coup d’oeil par acquis de conscience.
L’endroit était presque vide, à l’exception d’une silhouette maigre qui fouillait dans son casier.
— Qu’est-ce que tu fous encore ici Fillingham ? T’as vingt secondes pour ramener tes fesses sur le terrain, tu m’entends ?
Il claqua la porte avant d’entendre les explications maladroites de son Poursuiveur et gagna sa loge d’un pas vif. Si ça n’avait tenu qu’à lui, ils n’auraient pas gardé cet imbécile, il lui préférait nettement son remplaçant. Il était malheureusement trop tard pour changer de joueur cependant, c’était du suicide d’opérer une modification à une date aussi proche du début de la Coupe d’Europe.
Une fois bien au chaud dans la guérite qu’il avait demandé spécialement pour lui, Marcus étala ses schémas sur la table devant lui et observa d’un oeil critique ses joueurs qui volaient d’un bout à l’autre du terrain. Voilà trois ans qu’on lui avait offert le poste d’entraîneur des Pies de Montrose, une équipe écossaise qu’il avait admiré toute son enfance et son adolescence pour ses prouesses sur le terrain et ses nombreuses victoires. Ils étaient vainqueurs en titre de la Coupe d’Europe pour la deuxième fois d’affilée et Marcus comptait bien rafler un troisième prix cette année pour ses débuts sur la scène européenne. Au vu de ce que ses joueurs faisaient aujourd’hui, c’était loin d’être gagné.
— Baxter, gronda-t-il dans le mégaphone fixé à hauteur de son épaule. T’as de la merde dans les yeux ou quoi ? Cette balle était d’une facilité déconcertante à arrêter, concentre-toi, bon sang ! Harwood, si tu ne te sers pas mieux de ta batte très vite, c’est moi qui vais en jouer, et je viserai ta tête plutôt qu’un Cognard, c’est clair ? Et où est Fillingham putain ?
À ces mots, une petite silhouette vêtue de noir décolla depuis l’autre bout du terrain pour rejoindre ses coéquipiers.
— Bien, on va pouvoir s’y mettre sérieusement. Denmark, si tu ne m’attrapes pas ce Vif d’Or en moins de dix minutes, tu feras dix tours de terrain sans balai. Un peu de nerfs, nom d’un chien !
L’entraînement continua sur le même ton, Marcus gueulant dans son mégaphone et son équipe faisant du mieux qu’elle le pouvait pour se maintenir à ses attentes. Ils continuèrent après le coucher du soleil, de larges ampoules jetant une lumière crue sur la neige recouvrant le sol. Marcus continuait de s’énerver, rectifiant les positions, leur ordonnant de s’exercer à tel ou tel type d’attaque, sans jamais qu’un compliment ne sorte de sa bouche. Lorsqu’il estima avoir trop mal à la gorge pour continuer, il lança d’une voix sèche :
— Aux vestiaires, tout de suite, j’arrive.
Il rassembla ses parchemins éparpillés autour de lui, les rangea soigneusement dans son dossier, et redescendit au rez-de-chaussée le visage sombre. Il était à peine plus calme lorsqu’il pénétra dans les vestiaires, sa chemise sous le bras et les sourcils froncés. Il ne s’aperçut même pas de l’intense état de fatigue de ses joueurs, trop occupé qu’il était à réfléchir aux mots durs qu’il allait leur adresser.
— Je n’ai jamais vu un entraînement aussi pathétique.
Il les fusilla du regard l’un après l’autre, ses prunelles glaciales les empêchant de protester. Sa mâchoire se contracta en passant sur les deux seules femmes de l’équipe, qu’il avait été contraint d’engager par souci de parité d’après la direction. Emmener une équipe purement masculine en Coupe n’était apparemment pas très bien considéré. Il avait dû âprement négocier pour n’en sélectionner que deux.
La première, Phoebe, ne broncha pas sous son regard sévère. Toujours très calme et d’une apparence froide, elle pouvait être une excellente Gardienne, il l’admettait - quand elle ne faisait pas tomber les trois quarts des Souafles qu’elle arrêtait. La seconde, Sara, rougit et détourna la tête, soudain passionnée par ses ongles. Si elle pouvait être une Poursuiveuse redoutable parfois, il la trouvait surtout bien trop impressionnable.
— Plus de vingt fautes directes, deux chutes, une blessure et à peine 60% de tirs réussis. Si vous jouez comme ça dans quelques semaines, ne vous étonnez pas de vous faire éliminer dès les premiers matchs !
— Tu exagères, Marcus…, tempéra Justin.
Peu impressionné par l’éclat de son coach, le Batteur lui adressa un sourire que Marcus trouva bien trop provocant.
— Je n’exagère pas, répliqua-t-il d’un ton sec. J’ai l’impression que vous ne réalisez pas ce qui est en jeu.
— Bien sûr que si, soupira Chuck en levant les yeux au ciel. On n’est pas des débutants, et…
— Et c’est pour ça que tu as battu un record de lenteur pour attraper le Vif d’Or ?
— On est juste fatigués, Marcus, interrompit Zeke d’une voix calme. Ça fait des semaines qu’on s’entraîne jours et nuits pour ce championnat, on a besoin de repos. Ce serait totalement contre-productif de se lancer dans la compétition en étant crevés. La cérémonie d’ouverture est dans moins de deux semaines, il faut qu’on…
— C’est à moi d’estimer si on cesse les entraînements ou pas, le coupa Marcus. Et vous êtes loin de pouvoir vous accorder un tel luxe.
Son Batteur et Capitaine s’apprêtait à protester, mais il le fit taire d’un geste.
— C’est pourquoi je maintiens toutes les séances de la semaine prochaine, annonça-t-il.
Aussitôt, il y eut un concert de protestations. Tous se mirent à parler en même temps, certains jurant furieusement, d’autres écarquillant des yeux éberlués. Seul Toby, toujours aussi discret, était resté assis sur son banc, le visage pâle.
— Faites donc comme Fillingham qui accepte en silence, s’agaça l’ancien Serpentard avec un geste en direction du Poursuiveur.
— Non mais Marcus…, s’avança Zeke. C’est Noël la semaine prochaine.
— Et alors ?
— Ce n’est pas parce que toi tu n’as pas de vie que c’est notre cas, répliqua furieusement Chuck. Tu ne peux pas nous obliger à…
— Ce qu’il veut dire, le coupa Gabriel d’un ton apaisant, c’est que nous avons déjà des obligations familiales.
Marcus, les yeux chargés d’orage, soutint le regard défiant de Chuck. Il ne supportait pas qu’on lui tienne tête, surtout sur ce genre de détails. Depuis Poudlard, il avait peut-être appris à jouer plus fair-play, mais il accepte toujours aussi mal l’échec, quel qu’il soit.
— Tu as raison, Gabriel, lança-t-il à son Poursuiveur d’un ton froid. Vous avez d’autres préoccupations, bien plus importantes qu’une triviale Coupe d’Europe à remporter pour la troisième fois.
— Ce n’est pas ce que je voulais dire, simplement…
— Pour votre information, j’ai reçu aujourd’hui les équipes du groupe dans lequel nous serons. Si les Balais de Braga ne devraient pas poser de soucis, je vous rappelle que vous avez essuyé une défaite il y a quelques mois contre les Vagabonds de Wigtown et que vous n’avez gagné que de vingt points contre les Faucons de Falmouth à votre dernière rencontre. Donc je ne me réjouirais pas trop vite si j’étais vous.
Sa déclaration fut suivie d’un silence de plomb. Plus personne n’osait souffler mot. Marcus fit un dernier tour d’horizon du regard, s’assurant que ses paroles s’inscrivaient bien dans le crâne de chacun.
— Si j’estime que vous avez besoin de vous entraîner, vous venez, un point c’est tout, où je ferai jouer vos remplaçants, c’est clair ? Je n’aurais aucun scrupule. C’est bien compris ?
Il bluffait largement, mais il fut assez convaincant pour que chacun hoche la tête, certains avec plus de réticence que d’autres.
— Bien, conclut-il. Rendez-vous demain à la même heure. Ainsi que tous les jours suivants, jusqu’au week-end précédent l’ouverture officielle de la Coupe. Je vous fais grâce du 25 décembre.
Un parfum de mutinerie flottait dans l’air, mais personne n’osa ouvrir la bouche. Satisfait, Marcus s’autorisa un sourire qui n’atteignit pas ses yeux, avant de lâcher ses dernières paroles d’encouragement.
— Vous n’êtes pas encore prêts. Ayez bien conscience de cela.
Puis il tourna les talons, laissant derrière lui un silence de plomb.