— Je n’en reviens pas qu’ils se parlent normalement.
— Presque normalement, regarde Marcus, il serre son verre si fort qu’il va lui éclater entre les doigts.
— T’as raison. Et Olivier tape du pied comme lorsqu’il est agacé mais qu’il se contient.
— Je pense que c’est vraiment Katie et Terence qui les empêchent de s’entre-tuer.
— De toute façon, ils préféreraient mourir que de dire qu’il y a un semblant d’entente entre eux, ils sont au moins obligés de prétendre qu’ils se détestent.
— Pas faux, admit Sara.
Elle but une gorgée de son jus de citrouille, et jeta un regard sur le visage d’Aiden, qui paraissait ailleurs malgré leur petit échange gentiment moqueur envers leurs deux entraîneurs, à l’autre bout du self.
— Tout va bien ? demanda-t-elle d’une voix douce.
— Oui. Non. Je ne sais pas trop. Ça va mieux, en tout cas. Je pense de moins en moins à elle, c’est bon signe, mais quand je le fais je ne peux pas m’empêcher de l’idéaliser et d’espérer qu’elle revienne.
— C’est normal, tout le monde passe par ce genre d’étapes après une rupture, assura Sara. N’oublie pas que si vous avez rompu, c’était pour une bonne raison. Et même si elle revient vers toi…
— J’espère, mais je ne suis pas stupide, lui dit-il avec un sourire désabusé. Je ne compte pas faire deux fois la même erreur.
Il laissa son regard errer sur la cantine presque vide.
— A chaque fois que je t’en parle, je me sens plus apaisé qu’avant, finit-il par murmurer. Merci d’être là.
— C’est normal, affirma Sara en posant une main amicale sur son poignet. Je suis là si besoin, tu le sais.
Il lui sourit avec reconnaissance, puis changea le sujet de conversation, un peu plus serein. Le fantôme de Jade se faisait de plus en plus discret dans son esprit, et plus elle disparaissait, plus il se sentait libéré d’un poids.
Au-dehors de la large bâtisse, dans cette douce soirée d’août, Edmund s’était éclipsé, seul, la boule au ventre et la main serrée sur la petite note qu’il avait trouvé dans sa chambre. Il quitta le parc propre et bien entretenu pour gagner la zone légèrement boisée bordant la partie nord du terrain, et il attendit quelques minutes, sous le couvert des arbres, nerveux.
C’était ici qu’on lui avait donné rendez-vous, et il avait préféré arriver en avance, mais il ne voyait personne se diriger vers lui. Anxieux, il jetait de fréquents coups d’œil autour de lui, sursautant à chaque craquement de brindilles ou ombre suspecte. Malgré sa vigilance, il fut totalement pris au dépourvu par un brusque coup sur la tempe qui l’étourdit suffisamment pour qu’il tombe à genoux, sonné.
— Maintenant ça suffit, Winham, je veux mon fric, articula une voix froide.
Edmund leva les yeux vers la silhouette musclée du Batteur gallois, contre qui il avait parié une très grosse somme qu’il n’avait pas, voilà déjà plusieurs mois. Il avait espéré les voir partir après les matchs de qualification, mais plus les jours passaient, plus l’étau se resserrait, et moins il parvenait à ignorer les regards menaçants des joueurs des Catapultes, qui semblaient le suivre partout.
— Je l’aurais bientôt, assura-t-il.
— Quand ?
— Je… Dès la fin de la compétition, je te promets…
— Je crois que tu n’as pas bien compris, je veux que tu me payes tout de suite, c’est clair ?
— Je n’ai rien sur moi, tu peux toujours me fouiller mais…
Un nouveau coup sur la tempe par l’un des coéquipiers du Batteur l’empêcha d’aller plus loin. Bêtement, il songea qu’il allait falloir trouver une excuse crédible, si jamais ils le tabassaient. Comment allait-il pouvoir expliquer à Olivier les bleus et les possibles os fêlés juste avant leur match ? Il penserait aussitôt à un complot.
— Tu as trois jours. Pas un de plus. Sinon je te lâche mes avocats aux trousses et je vends l’histoire à la presse. Compris ?
Edmund hocha le menton, surpris de s’en tirer à si bon compte. Les trois joueurs disparurent, sans plus poser un seul petit doigt sur lui. Pourtant, rapidement, le soulagement laissa place à l’angoisse. Comment allait-il réunir cette somme en seulement trois jours ? Est-ce qu’il était prêt à dire adieu à sa carrière pour une histoire aussi stupide ?
Il allait devoir trouver une solution, peu importait laquelle.
Alors qu’il se dirigeait de nouveau d’un pas lent vers leur hôtel particulier, il vit de loin un groupe de nouveaux arrivants, sévèrement encadrés par plusieurs membres du Ministère. Avec les chambres qui se vidaient, les proches des joueurs encore en lice pouvaient enfin profiter de leur présence pour s’octroyer quelques vacances en France, avec option matchs de Quidditch en prime. La veille, c’était les espagnols qui étaient arrivés, aujourd’hui, ce devait être les anglais. Maussade, il ne se pressa pas. Il n’aurait personne qui l’attendait, de toute façon, ce n’était pas comme s’il avait quelqu’un à inviter.
Il arriva dans la cour d’entrée alors que le sorcier vigile du site achevait son discours sur les consignes de sécurité, avant de proposer aux nouveaux venus de rejoindre le self pour le dîner. Il les y précéda gracieusement, avec l’amabilité d’une porte de prison, apparemment ravi de jouer ce rôle. Edmund décida de les suivre, bien qu’il n’ait pas très faim, il espérait pouvoir trouver Selina là-bas et parler de tout sauf de ses angoisses financières.
Sa coéquipière était effectivement assise à une table, picorant dans son assiette d’un air maussade. Il allait se diriger vers elle lorsqu’elle leva les yeux sur le groupe d’intrus et qu’ils s’écarquillèrent de surprise. Il se stoppa tout à fait en voyant une femme aux longs cheveux noirs et bouclés s’asseoir à côté de la Poursuiveuse. Elles n’eurent qu’à s’étreindre les mains pour qu’il comprenne qu’il s’agissait de la fameuse Nawell.
Résigné à passer sa soirée seul, il tourna les talons, la mort dans l’âme, et aveugle aux scènes qui se jouaient dans son dos.
— Tu es venue, chuchota Selina, la gorge serrée.
— Tu pensais que je ne sauterai pas sur l’occasion ? Tu me manques trop pour que je boude comme une enfant de l’autre côté de la Manche en attendant ton retour.
— Je suis heureuses de te voir. Tu m’as manqué aussi.
— Mais ? dit Nawell, relevant l’hésitation dans sa voix.
— On ne peut pas s’afficher en public.
La jeune femme poussa un soupir et lâcha sa main, s’éloignant de quelques centimètres. Elle sembla faire un gros effort pour ravaler sa colère.
— Très bien, finit-elle par dire. Si c’est ce que tu souhaites je le respecte, je ne te forcerai pas à faire un coming out à la presse. J’attendrai qu’on soit seules pour faire ce que je rêve de faire depuis que tu es partie.
Elle posa un regard sans équivoque sur ses lèvres qui fit presque rougir Selina, elle qui n’était pourtant pas des plus prudes.
— Tu sais, à la réflexion, je n’ai pas si faim que ça. Et il faut absolument que je te montre ma chambre, elle a une vue magnifique !
Son ton faussement candide fit rire Nawell, et elles ne tardèrent pas à se lever pour quitter le réfectoire en toute hâte, pressées de se retrouver, et ratant de peu les éclats de voix qui s’élevèrent dans leurs dos.
— Je vois que tu ne perds pas de temps, fit une voix aigre.
Aiden sursauta presque et tourna un regard éberlué vers la jeune femme debout à côté de sa table, l’air de ne pas en croire ses yeux.
— Jade ? Qu’est-ce que tu fais là ?
— J’ai reçu une invitation pour venir ici, répliqua-t-elle avec froideur, je me suis dit que ça pourrait nous aider à arranger les choses, mais ça n’a pas l’air d’être dans tes priorités.
Elle contemplait Sara comme si elle avait envie de la mordre, et Aiden fut presque choqué de voir cette facette de sa personnalité, elle qu’il avait toujours connue douce et aimante.
— Sara est juste une amie, dit-il.
— Ah vraiment ?
Son ton lourd d’ironie l’agaça plus qu’autre chose. Il se leva, le visage fermé, se sentant plus fort grâce à la présence de la Poursuiveuse à ses côtés. Il repensait à ce qu’elle lui avait dit, à ses jours heureux avec Jade mais aussi les malheureux, bien plus nombreux.
— Je n’ai pas à te rendre de comptes. Je te rappelle que c’est toi qui m’as quitté.
— Et je suis là, non ? Alors lâche cette idiote, qu’on puisse parler de…
— Pardon ? s’insurgea Sara, qui n’était pourtant pas du genre à faire des vagues. Tu peux répéter ?
— Inutile, coupa Aiden en se levant. J’aimerais que tu partes, Jade. Maintenant. Et je vais te demander de ne plus jamais insulter mes amis, c’est clair ?
— Tu ne nous accordes même pas de seconde chance ?
— Après ça ? Hors de question. Et ce ne serait pas la deuxième mais la vingtième. Je me suis assez plié en quatre pour te plaire, maintenant je veux vivre ma vie. Rentre chez toi et reste hors de ma vie.
Le choc se peignit sur le beau visage de celle qu’il avait jadis aimé, sans qu’il comprenne comment cela avait été possible. Il s’attendait à des cris, des menaces, des supplications, mais rien de tout ça n’arriva. Pâle, elle se contenta d’un signe sec de la tête et tourna les talons, tentant de conserver la dignité qu’il lui restait. Aiden et Sara échangèrent un regard éberlué, mais ils attendirent qu’elle ait disparu avec un sorcier du Ministère pour parler.
— Ça va ?
— Honnêtement ? Je ne me suis jamais senti aussi bien.
Sara rit devant son air presque étonné.
— Je suis heureuse pour toi.
— C’est grâce à toi tu sais. Si tu n’avais pas été là…
— Tu aurais répondu la même chose. Maintenant mange ton dessert, ou on va passer notre soirée ici, et je veux absolument voir le spectacle donné sous le chapiteau ce soir, j’ai entendu dire qu’il y aura des Salamandres.
À quelques tables de là se déroulait une scène tout aussi déplaisante. Jonathan avait pâli en reconnaissant sa sœur parmi les invités, et il l’avait entraînée à l’écart avant qu’elle n’ait pu dire un mot, les traits durs.
— Qu’est-ce que tu fais ici ? demanda-t-il à voix basse.
— Quoi, tu n’es pas heureux de me voir, petit frère ? répondit Laura d’une voix railleuse.
— Tu as fini par avoir ta part de l’héritage, ça ne te suffit pas ?
— Pas vraiment, avoua-t-elle avec un sourire d’ingénue qui ne lui allait pas, jouant avec une mèche de ses cheveux blonds.
— Qu’est-ce que tu veux ?
— Je veux tout.
— Tout quoi ?
— Tout l’héritage de papa et maman.
— Tu délires, grinça Jonathan. Tu disparais sans un mot pendant des dizaines d’années et tu penses pouvoir revenir après leurs morts la bouche en cœur et récolter tout leur travail ? Tu…
— Tu n’as pas besoin de cet argent, le coupa Laura. Pas avec ton… activité professionnelle hautement lucrative.
— Ce n’est pas le souci. Peu importe combien je gagne, je refuse que tu touches à un centime d’un patrimoine que tu ne mérites pas, pas après nous avoir méprisé pendant autant de temps.
— Sauf que tu ne vas pas avoir le choix, petit frère.
Le sourire mesquin qu’elle arborait glaçait Jonathan jusqu’aux os.
— Qu’est-ce que tu veux dire ?
— Je sais tout.
— Tout quoi ?
D’un geste théâtral, Laura sortit de sa poche une photographie qu’elle lui colla sous le nez, si fière d’elle qu’on aurait pu penser qu’elle venait de décrocher un pactole à un million de Gallions. Jonathan se figea face au cliché qu’il avait devant les yeux et qui le représentait en pleine étreinte non équivoque avec son dernier amant en date, lors de son bref séjour à Londres.
— Où as-tu eu ça ? demanda-t-il, très calme.
— Je te fais suivre par un détective privé, répondit sa sœur gaiement. Je suis sûre que ta femme sera ravie de l’apprendre, n’est-ce pas ? Si je n’ai pas ta part d’héritage dans mon coffre d’ici une semaine, je lui envoie ça par hibou.
Jonathan resta silencieux face à son large sourire, combattant un accès d’hilarité. Elle semblait si sûre de son coup que c’en était comique.
— Je ne pense pas que Mélissa en soit très affectée.
— Ah oui ?
— Elle sait tout. Les hommes, les femmes. Elle en profite aussi, tu sais. Cela fait longtemps qu’on a décidé d’ouvrir notre couple.
Le visage de Laura se décomposa, et cette fois-ci il ne put retenir un sourire, satisfait d’avoir enfin la main haute. Elle faisait de sa vie un enfer depuis plusieurs mois, et le culot qu’elle avait eu de venir jusqu’ici le soufflait. Il était terriblement gratifiant d’observer son plan, sûrement soigneusement préparé, réduit à néant.
— Et si j’envoie ça à la presse ?
— Fais donc, répondit Jonathan après un instant de silence. Tout plutôt que de te laisser avoir cet argent par chantage déplorable.
Laura pinça les lèvres, rangea la photo et partit sans un mot, ses yeux lançant des éclairs. Jonathan ferma les yeux un instant, soulagé d’avoir évité une catastrophe. Il allait devoir prévenir Mélissa avant que tout ça ne s’ébruite. Et Olivier, sûrement, c’était la meilleure chose à faire, même s’il détestait mêler sa vie professionnelle à sa vie privée, Laura l’y obligeait. Il retourna vers sa chambre le pas traînant, se demandant comment il allait formuler tout ça à son entraîneur, sans voir le regard de Roseann collé à ses omoplates.
Éloignés de ces retrouvailles plus ou moins souhaités, Millie et Drew avaient pris leur repas dans la chambre du petit Robb, arrivé en France la semaine précédente avec sa fille au pair. Le gamin était adorable, totalement ignorant des épreuves traversées par sa tante, et distribuait sourires édentés et câlins à qui voulait. Après avoir avalé son dessert, il était parti jouer avec ses figurines animées de joueurs de Quidditch et s’amusait avec “pour faire comme tatie”.
Millie le regardait avec une expression de tendresse que Drew ne lui avait jamais vue. Il était presque surpris d’avoir passé une bonne soirée avec elle. Jusqu’ici ils ne s’étaient jamais échangés plus de deux mots, la Poursuiveuse était très renfermée et solitaire, et lui n’était pas la personne la plus sociable qui soit, ce qui était un bon point, car ni l’un ni l’autre ne se sentait obligé de combler les silences qu’il y avait parfois entre eux.
La jeune femme était vraiment une toute autre personne en présence de son neveu. Maintenant qu’elle n’était plus inquiétée par le procès et la perspective de le perdre, elle s’illuminait, et Drew la redécouvrait. Greta leur servit une tasse de thé, et ils s’installèrent confortablement dans les fauteuils sans ressentir le besoin de parler, observant avec attendrissement le petit Robb qui jouait sur le tapis.
— Il va pouvoir venir voir les matchs ? demanda Drew.
— Oui, j’ai demandé une place pour lui dans notre loge, il y sera tranquille et il ne dérangera personne s’il s’ennuie.
— Parce qu’on peut s’ennuyer pendant un match de Quidditch ?
Le ton faussement choqué de l’Attrapeur la fit rire, et Drew réalisa que c’était la première fois qu’il la voyait rire. Il n’avait pas l’habitude de cette nouvelle Millie, si détendue et heureuse. Il s’apprêtait à dire autre chose lorsque Robb se précipita vers eux avec la délicatesse d’une bombe, le bousculant au passage et lui faisant lâcher sa tasse.
— Tatie, regarde !
— Attention à ce que tu fais, le gronda-t-elle gentiment. Regarde-moi ça. Ne marche pas dessus, tu vas te couper.
Elle avait soulevé le petit garçon dans ses bras, loin du verre brisé, tandis que Drew se penchait par réflexe pour ramasser les morceaux.
— Utilise ta baguette, dit-elle avec un sourire amusé.
— Ah mais oui, je suis… Aïe !
Il se releva en jurant silencieusement, la main ornée d’une plaie profonde et le sang s’égouttant sur le parquet. Cette vue amena des pleurs dans les yeux de Robb, que Millie dut tenter de consoler pendant que Greta arrivait pour nettoyer les dégâts.
— Ce n’est rien, ce n’est rien, assura Drew, les dents serrées. Je vais aller à l’infirmerie, ils vont me soigner ça en deux minutes, ne vous en faites pas.
— Tu veux que je t’accompagne ? demanda Millie, inquiète.
— Non, ce n’est rien de plus qu’un petit bobo de rien du tout. Reste avec lui. Tu m’entends, bonhomme ? C’est rien d’accord ? Dans quelques minutes je n’aurais plus rien du tout, alors sèche tes larmes.
Il lui ébouriffa les cheveux d’un geste affectueux, lui adressa son sourire le plus sincère au vu des circonstances, puis il s’empressa de quitter l’appartement, un linge donné par Greta pressé contre sa paume sanglante. Il espérait sincèrement que cette petite plaie pouvait disparaître rapidement - il n’y connaissait rien du tout en magie médicale - sinon Olivier allait le tuer.
Il traversa la bâtisse au pas de course, sans croiser personne par cette heure tardive, traversa le parc et gagna la petite dépendance où s’étaient installés les Médicomages. L’infirmerie était presque vide et silencieuse, il n’y avait là qu’un joueur irlandais des Chauves-Souris de Fichucastel, qui avait pris un Cognard dans l’épaule lors du dernier match et qui se remettait doucement.
— Il y a quelqu’un ? appela-t-il, incertain.
Une jeune femme en blouse blanche sortit de derrière un paravent, ses longs cheveux bruns ramenés en chignon sur sa nuque et ses grands yeux bleus le fixant avec curiosité.
— Oui ?
— Je me suis coupé la main, est-ce que vous pourriez…
Il agita le linge ensanglanté qu’il maintenait toujours contre sa paume blessée.
— Bien sûr, venez par ici.
Il alla s’asseoir sur le lit qu’elle lui désignait, tandis qu’elle sortait plusieurs flacons d’une des armoires dressée dans un coin de la pièce.
— Vous êtes un joueur du Club de Flaquemare, vous aussi ?
— Oui, admit-il, désarçonné. Comment ça moi aussi ?
— On vient de m’amener votre coéquipière, elle n’est pas en très bon état.
— Qui ça ? s’inquiéta aussitôt Drew.
Sans un mot, la Médicomage - Mélody d’après son badge -, écarta le rideau à sa droite pour lui montrer le lit voisin. Roseann y était étendue, figée telle une statue de cire, les yeux fixés au plafond et les traits tirés.
— Que s’est-il passé ?
— Votre entraîneur l’a trouvée ainsi dans sa chambre en faisant une ronde. Elle avait une bouteille vide d’alcool près d’elle, on pense qu’elle a tenté de s’ensorceler.
— Vous pouvez y faire quelque chose ?
— J’espère bien, vous avez un match demain, non ?
Drew hocha pensivement le menton, ses yeux inquiets fixés sur le corps immobile de sa coéquipière. Elle qui était d’habitude si pleine de vie, rayonnante et lumineuse, il était choqué de la voir allongée sur un lit d’hôpital.
Il retint un cri lorsque la Médicomage appliqua ses potions sur sa plaie. Quelques minutes plus tard, elle lui appliquait un bandage avec un grand sourire.
— Et voilà ! Gardez ça cette nuit et demain matin vous serez comme neuf ! Et ne vous inquiétez pas, je prendrai bien soin d’elle.
— Merci beaucoup.
Son regard s’égara de nouveau vers Roseann, inquiet. Il espérait qu’elle serait sur pieds demain, pas seulement pour le match, mais parce que la voir dans cet état était tout sauf rassurant. Quel sort avait-elle essayé de se jeter ? La tête pleine de questions, il quitta l’infirmerie la boule au ventre.
***
Olivier tournait en rond dans sa loge, extrêmement stressé. Katie le regardait faire les cents pas d’un air anxieux, à deux doigts de reprendre cette mauvaise habitude qu’elle avait adolescente de se ronger les ongles jusqu’au sang.
— Je vous assure, ça va bien se passer, dit Terence.
— Même moi je ne te trouve pas crédible, commenta Marcus.
C’était sûrement celui qui paraissait le moins inquiet des quatre, pour la simple et bonne raison qu’il était contraint et forcé d’être là, et qu’il n’en avait pas grand-chose à fiche de l’équipe de Dubois. En tout cas, c’est ce qu’il prétendait, mais en réalité la situation le préoccupait.
— Elle montrait pourtant des signes d’amélioration ce matin, affirma Mélody d’une voix nerveuse.
Olivier n’écouta aucun d’eux. Il voyait ses rêves de victoire s’effondrer sous ses yeux, pour une raison qu’il ne comprenait pas. S’ils avaient perdu avec panache, cela aurait été difficile mais il l’aurait compris. Cette situation n’était rien d’autre que frustrante. Les dents serrées, il regarda enfin de l’autre côté de la vitre, vers le terrain où volaient quatorze silhouettes à la vitesse de l’éclair.
Toutes sauf une, immobile près des poteaux de son équipe, en vol stationnaire, le regard perdu dans le vide.
Personne ne savait quel sort Roseann s’était infligé mais le résultat était là : elle semblait être comme dans un état de choc extrême, incapable de faire quoi que ce soit seule. Elle était totalement incapable de jouer, mais ils n’avaient eu d’autres choix que de la mettre sur son balai, ou ils déclaraient forfait. Olivier aurait préféré cette solution, pour le bien-être sa joueuse, mais les autres s’y étaient opposés. Ils joueraient, quoi qu’il arrive. Seul Edmund était resté silencieux. Et voilà qu’il jouait comme s’il avait deux mains gauches.
— Le match va être difficile avec tes deux Batteurs sur le carreau, commenta Marcus.
— La ferme, imbécile, grogna Terence.
Ce dernier avertit son ami d’un coup d’œil. Il avait promis à Katie qu’il se comporterait bien s’il l’amenait, et jusque-là il avait réussi à limiter ses réparties cinglantes, mais il sentait qu’Olivier était à deux doigts de craquer, il n’avait pas besoin de ça. Marcus haussa une épaule et s’enfonça de nouveau dans le silence, les sourcils froncés, alors qu’Edmund passait à côté d’un Cognard sans le frapper, ce qui mena à un but de leurs adversaires, les Balais de Braga.
Olivier étouffa un juron et envoya une prière à Merlin, le cœur au bord des lèvres. Il avait l’impression de jouer sa carrière, alors qu’il n’était même pas sur le terrain.
Il s’agissait du dernier match des huitièmes de finale. Depuis la victoire des Pies contre les français, les lituaniens avaient créé la surprise en écrasant les Frelons de Wimbourne, grands favoris de la compétition, puis les Cerfs-Volants norvégiens avaient été éliminés par les Catapultes de Caerphilly. Les Chauves-Sours de Fichucastel avaient remporté leur match contre les Orgueilleux de Portree et les Busards de Heidelberg avaient cédé face aux Vautours de Vratsa.
Il ne restait plus que leur match, qui les opposait aux portugais, et selon toute vraisemblance, une nouvelle équipe anglaise allait bientôt être évincée du tournoi.
— C’est pas vrai ! s’énerva Olivier.
Edmund venait une fois de plus de balancer sa batte dans le vide, permettant à un Poursuiveur des Balais de marquer.
— On dirait qu’il le fait exprès, commenta Terence.
— Il doit être nerveux à cause de Roseann, dit Katie.
Olivier les ignora et jeta un œil au panneau des scores. Ils se faisaient distancer de cent points.
— Allez Drew, marmonna-t-il. S’il te plaît, allez.
Leurs adversaires marquèrent encore trois buts avant que son souhait ne soit exaucé. Sous les acclamations du public, les deux Attrapeurs volaient au coude à coude, le bras tendu, manifestement à la poursuite de ce Vif d’Or que personne d’autre ne parvenait à voir. Olivier serra les poings, priant Merlin de toutes ses forces. Il n’avait jamais été si stressé, y compris quand il était lui-même Gardien.
Le Batteur adverse visa Drew avec un Cognard, non loin d’Edmund, qui ne bougea pourtant pas pour dévier la balle. Heureusement, elle évita largement les deux Attrapeurs, qui fonçaient comme si leurs vies en dépendaient. Le Souafle était oublié, tous les regards étaient fixés sur eux.
Ce fut Katie, la première, qui vit l’accident arriver. Elle poussa un cri en se levant brutalement, une main plaquée contre sa bouche. Drew et son adversaire fonçaient droit sur Roseann, qui ne bougeait pas, inerte et aveugle à ce qu’il se passait. Même Marcus se tendit sur son siège, inquiet.
Le cœur au bord des lèvres, Olivier regarda Drew avancer la main, ses doigts se refermer enfin sur la petite balle dorée. Le soulagement l’envahit, mais il fut tout de suite suivi par un sentiment d’horreur. Si Drew avait réussi à dévier son balai en faisant une embardée, ce n’était pas le cas de l’autre Attrapeur. Il tenta de changer de trajectoire, mais il ne put s’empêcher de bousculer Roseann.
Celle-ci glissa de son balai comme au ralenti et tomba, sous les hurlements des spectateurs.
Son corps se précipitant vers le sol une trentaine de mètres plus bas, telle une poupée désarticulée.