— Porskoff, souffla Olivier.

Son murmure produisit un nuage de buée dans l’air glacial. À peine protégé du froid par l’écharpe de laine qu’il avait enroulé à la va-vite autour de son cou, il poussa avec impatience la porte de la réserve qui venait de se déverrouiller à l’annonce du mot de passe. Il passa devant le fatras de robes, battes, protections et balais d’entraînement pour gagner le fond de la pièce, où étaient entreposées les balles. Dissimulé au fond d’une malle, sous une bâche, se trouvait le Souafle qu’il était venu chercher.

— Te voilà, marmonna-t-il.

Il se saisit du ballon autrefois rouge, à présent si usé et rafistolé qu’on peinait à reconnaître sa couleur d’origine. L’objet sous le bras, il repartit comme il était venu, prenant soin de claquer la porte derrière lui. Il retraversa le plus vite possible la distance qui le séparait des vestiaires, laissant un sillon de traces de pas dans la neige. Il poussa un soupir de soulagement une fois à l’intérieur, à l’abri du vent glacial qui lui fouettait la figure. Il tenta de réchauffer ses doigts gelés du mieux possible en soufflant dessus, clignant des yeux sous la lumière crue des néons, agressive après la pénombre de la nuit noire.

Quelques minutes plus tard, il arrivait dans les vestiaires où régnait une joyeuse cacophonie et fut accueilli par un concert de soupirs.

— T’étais vraiment sérieux ? maugréa Edmund avec une grimace.

— Bien sûr que si, répondit Olivier avec énergie. C’est une tradition !

— Avant la Ligue peut-être, mais je suis sûre que ça va nous porter malheur de faire ça avant la Coupe d’Europe, affirma Aiden avec toute la persuasion dont il était capable.

L’ancien Gryffondor leva les yeux au ciel, sans parvenir toutefois à retenir un sourire, puis il lui envoya le Souafle d’un geste fluide. Le ballon effectua une trajectoire courbée parfaite et atterrit dans les mains ouvertes du Gardien sans qu’il eut à bouger d’un pouce.

— Vu que tu es si enthousiaste, tu commences, lui dit-il avec un sourire.

Aiden soupira sous les rires sarcastiques de ses coéquipiers. Il fit tourner le Souafle entre ses paumes calleuses avec rapidité, avant de l’envoyer par surprise droit sur Katie. Celle-ci poussa un cri de surprise et le rattrapa de justesse.

— Merci à mes vieux réflexes, rit-elle. T’aurais pu prévenir.

— Ça aurait été moins drôle, répliqua Aiden avec un sourire en coin. Honneur aux dames !

— Je ne fais pas partie de l’équipe.

— C’est tout comme, tu es notre mascotte.

— Comment est-ce que je dois le prendre ?

Elle arbora une moue boudeuse, qui fut bien vite remplacée par un sourire lorsque les sept joueurs se répandirent en compliments exagérés sur sa constante bonne humeur et son enthousiasme communicatif. Elle secoua la tête et capitula dans un soupir, amusée par leurs simagrées.

— Bon très bien. Je déclare ouvert le Rituel du Souafle !

Son air solennel provoqua des rires étouffés dans l’assemblée, qui finirent par s’éteindre pour laisser la place à un silence attentif. Katie réfléchissait, les yeux fixés sur le plafond et la balle tournant pensivement entre ses mains. Autour d’elle s’étalaient cartons de pizza vides et cadavres de bouteilles de Bièraubeurre, vestiges de leur dernier repas traditionnel avant toute compétition importante. Demain, ils devraient se rendre à la cérémonie d’ouverture, se concentrer et se lancer à corps perdu dans cette nouvelle aventure, plus sérieusement que jamais. Aujourd’hui, ils s’offraient le luxe d’une dernière soirée tous ensemble, ponctuée de rires et de blagues. Sûrement la dernière de la saison, avant de connaître le stress et la tension des matchs. Olivier estimait ces moments très importants pour la cohésion de l’équipe et il avait tenu à clore le repas avec leur habituel rituel.

— C’est bon, j’ai ! dit soudain Katie.

Elle raidit son dos, prit une courte inspiration, leva le Souafle à hauteur de poitrine et lâcha d’une traite :

— J’ai peur que vous vous fassiez lamentablement écraser pendant les matchs d’élimination et qu’Olivier soit d’une humeur exécrable pendant des mois.

Elle envoya sans attendre le ballon en direction de Roseann, avant de grimacer d’un air désolé en direction de son ami. Celui-ci leva les yeux au ciel et la rassura d’un sourire. Il savait à quel point il pouvait être agaçant quand tout ne se passait pas comme il voulait, et la peur de Katie était tout à fait légitime. Lui aussi craignait une défaite humiliante dès le premier match, même s’il évitait de montrer ses doutes à son équipe.

— J’ai largué mon copain hier et je n’arrive même pas à me sentir triste, avoua Roseann d’un ton songeur.

Elle lança brutalement le Souafle à Selina, qui n’avait pu retenir un reniflement de mépris. La Poursuiveuse eut un sourire à la limite de la condescendance et rejeta ses longues mèches noires derrière son épaule.

— Je trouve que certaines personnes ici ont une vie des plus moroses et ils ne devraient pas nous l’imposer de force.

Le Souafle vola en direction de Drew, mais Olivier l’arrêta de la main droite pour le renvoyer droit sur Selina.

— Arrête donc de siffler ton venin et dis-nous quelque chose de réel, lui dit-il d’un ton calme, parfaitement détendu.

La jeune femme pinça les lèvres et réfléchit quelques secondes, le visage fermé, sous les regards patients de ses coéquipiers.

— Nawell continue d’insister pour qu’on se montre en public, finit-elle par lâcher, réticente. L’ambiance n’est pas des plus sympathiques à la maison.

Elle renvoya la balle avec un peu trop d’énergie en direction d’Aiden, assis de l’autre côté de leur cercle. Edmund passa un bras autour des épaules de la Poursuiveuse et lui murmura quelques mots inaudibles à l’oreille. Les joues de Selina se teintèrent de rose et elle le repoussa d’une main ferme. Personne d’autre n’insista. Tout le monde ici savait à quel point Selina tenait à garder sa relation avec sa petite amie loin de la presse à scandale. Elle était loin d’assumer sa bisexualité face à sa famille et Nawell peinait à le comprendre. Olivier avait bien tenté d’en parler avec sa joueuse, mais Selina avait toujours tenu à éviter le sujet, sauf lorsqu’elle ne pouvait l’éviter.

Le Souafle passa ainsi de mains en mains, et dans son sillage naissait une file de confessions. Olivier avait instauré cette pratique dès son arrivée à la tête de l’équipe. Le but était que chacun puisse s’exprimer, dire une vérité, une phrase, n’importe quoi ; quelque chose qui les libère, les soulage et ôte un poids de leurs épaules. Ils pouvaient parler de leurs vies personnelles, des mésententes au sein de l’équipe, tout et n’importe quoi, du moment que les esprits ne s’échauffaient pas. Le but était de jouer carte sur table maintenant pour éviter les tensions inutiles lors des matchs, déjà stressants à l’origine sans que l’on rajoute tout cela par-dessus. Malgré les réticences de l’équipe, ils se prêtaient au jeu depuis maintenant six ans, avant chaque grosse compétition ou rencontre importante.

L’effet cathartique du Rituel du Souafle n’était aujourd’hui plus à prouver, et ils le montraient encore ce soir, alors que la balle volait d’un bout à l’autre du cercle. Si chacun devait y passer au moins une fois, certains parlaient plusieurs fois, entraînés par l’effet apaisant d’avouer la vérité à voix haute.

Ainsi, Aiden parla brièvement de Jade, la fille qu’il voyait en ce moment et qui le menait par le bout du nez - il raconta pas moins de trois anecdotes à son sujet, d’un ton blagueur qui ne trompa personne. Selina accusa pour la centième fois Millie de se sentir trop supérieure pour se mêler au groupe. Cette dernière resta silencieuse mais Roseann prit sa défense avec une pointe d’agacement dans la voix et reprocha à Selina son esprit de compétition parfois trop prononcé.

Puis Jonathan évoqua les querelles sans fin qui l’opposaient à sa soeur à propos de l’héritage de leurs parents, Edmund avoua qu’il avait perdu une bourse de Gallions bien garnie en jouant au poker la veille et souligna que Drew, le petit dernier, devrait peut-être tenter de mieux s’intégrer à l’équipe au lieu de se perdre dans son imagination rêveuse les trois quarts du temps. L’Attrapeur rougit jusqu’aux oreilles et marmonna des excuses dans un filet de voix, avouant à demi-mot qu’il était parfois absent car il s’inquiétait beaucoup pour sa grand-mère malade, mais qu’il ferait de son mieux lors des qualifications.

Enfin, le Souafle arriva entre les mains de Millie. Olivier l’observa avec attention. Il avait attendu cet instant tout le long de leur Rituel, curieux de voir si elle allait enfin parler de ce qui la préoccupait depuis quelques semaines. Si elle avait toujours été assez isolée du reste de l’équipe, elle était aujourd’hui encore plus stressée que d’habitude. Son visage fermé était parcouru de tics nerveux inhabituels et elle évitait de regarder qui que ce soit en face, le Souafle tournant rapidement entre ses doigts.

— Lynn est revenue, lâcha-t-elle soudain abruptement. Pour récupérer Robb.

Elle relança aussitôt la balle vers Olivier, qui l’attrapa par réflexe mais ne prononça pas un mot. Les autres aussi s’étaient tus, tous les regards convergeant vers Millie. Cette dernière détestait être le centre d’attention et elle gardait les yeux résolument fixés sur ses mains jointes. C’était sûrement celle qui se confiait le moins sur sa vie privée en-dehors de Jonathan, qui mettait un point d’honneur à garder des relations strictement professionnelles avec son équipe. Elle ne parlait que rarement de son quotidien à l’extérieur du terrain, et elle se contentait généralement, lors de ces petites traditions, de balancer quelques vérités aux visages de ceux qu’elle ne pouvait plus supporter. Si elle abordait le sujet aujourd’hui, cela devait réellement lui peser sur le coeur, et Olivier savait qu’ils devaient crever l’abcès ensemble, maintenant, ou elle ne serait pas à 100% avec eux lors du prochain match. Sans doute un des plus importants de leur saison.

— Robb, c’est ton neveu, c’est bien ça ? demanda-t-il d’une voix douce.

— Oui, répondit-elle dans un murmure crispé. Il a sept ans.

— Et Lynn c’est…

— Sa mère.

Millie soupira devant leurs regards étonnés. Elle se redressa, carra ses épaules, remonta ses lunettes sur son nez et fixa résolument ses yeux sur le plafond.

— Lynn est partie un an après la naissance de Robb. Elle l’a laissé à mon frère sans un mot d’adieu, sans une explication. Quand Jared est mort il y a quatre ans, c’est moi qui ait récupéré la garde de Robb. Je ne sais pas pourquoi elle est revenue aujourd’hui et je ne veux pas le savoir, il est hors de question que je la laisse partir avec lui.

Sa voix étranglée se cassa et elle se tut, comme retenant un sanglot. C’était sûrement la première fois depuis qu’elle faisait partie de l’équipe qu’Olivier ressentit autant de compassion de la part des autres. Même Selina, qui ne supportait pas Millie habituellement, se pencha pour poser une main réconfortante sur son épaule.

— Si on peut t’être d’une quelconque aide…, offrit Jonathan, le front plissé par l’inquiétude.

— Oui, n’hésite pas, affirma Roseann.

— Je préférerais qu’on arrête d’en parler et que le sujet ne soit plus jamais évoqué.

La Poursuiveuse avait retrouvé sa voix distante un peu sèche et sa froideur. Il n’en fallut pas plus pour crisper de nouveau les autres membres de l’équipe à son égard. Olivier vit les yeux de Selina se plisser et sa bouche s’ouvrir, prête à lui balancer ses quatre vérités, il prit donc la parole d’une voix forte pour lui couper l’herbe sous le pied.

— Bien, bouclons le tour du Rituel, dans ce cas ! Pour ma part, je dois dire que je suis totalement confiant quant à vos capacités à remporter cette Coupe. D’accord, d’accord, presque confiant, rectifia-t-il sous les sourires amusés et les toux sceptiques. Je stresse un peu, il faut bien l’avouer, mais je suis aussi prêt à parier toute ma maigre fortune que nous irons loin. Et si ce n’est pas le cas, et bien nous travaillerons vingt fois plus dur pour la prochaine Coupe d’Europe.

— Et après il affirme avoir confiance en nous ! s’exclama Edmund sous les éclats de rire.

— Je déclare ce Rituel du Souafle terminé, proclama Olivier, ignorant les gentilles moqueries de ses joueurs.

— Et moi ? demanda soudain son assistant, timide, qui n’avait pas pipé mot depuis le début de la soirée.

— Oh, pardon, Cory. Tiens.

Olivier lui tendit le Souafle avec prudence, sachant à quel point le jeune homme pouvait être maladroit. Cory le tint à bout de bras avec un rictus embarrassé, gêné par les regards braqués sur lui.

— Euh et bien… Moi aussi je suis persuadé que vous allez gagner ! Vive le Club de Flaquemare ! lança-t-il un peu bêtement.

Katie mit ses doigts entre ses lèvres et siffla longuement pour le sauver du malaise dans lequel il était plongé, tandis qu’Olivier reprenait gentiment le vieux Souafle si précieux qui leur portait bonheur depuis toutes ses années. Il déclara une nouvelle fois le Rituel achevé, avant de se relever péniblement. Heureusement pour son honneur, Jonathan lui tendit une main secourable pour qu’il s’y appuie.

— Merci, marmonna-t-il, un poil essoufflé. Saleté de genou.

Son Capitaine lui sourit et lui tapa amicalement l’épaule. Autour d’eux, tout le monde se préparait à partir. Cory rassemblait les cartons de pizza vides, Aiden ramassait les bouteilles de Bièraubeurre, et Roseann passait un coup de baguette sur le sol plein de miettes.

— Je vais aller ranger ça si tu veux, offrit Selina en désignant le Souafle.

— Tu me promets de ne pas le jeter dans la première poubelle venue ? lui demanda-t-il, suspicieux.

— Promis !

Malgré sa promesse, il rechigna à lui transmettre la balle et elle leva les yeux au ciel devant tant de simagrées. Lorsqu’enfin elle put tourner les talons en direction de la réserve avec son précieux chargement, les autres vinrent saluer Olivier, emmitouflés dans leurs manteaux et écharpes.

— Passez une bonne nuit, leur dit-il en serrant la main tendue de Drew. Et soyez en forme demain !

— Reçu cinq sur cinq coach ! lança Aiden depuis la porte.

Il lui adressa un dernier signe de main avant de tourner les talons, suivi du reste de ses coéquipiers. Selina ne tarda pas à revenir et quitta elle aussi les lieux sur un geste d’au revoir. Quand il fut seul en compagnie de Katie, Olivier poussa un profond soupir.

— Allez, tu peux me le dire à moi, le poussa son amie. Avoue que tu meurs d’inquiétude.

— Bien sûr, grogna-t-il. Et si j’avais pris la mauvaise décision ? Et s’ils ne sont pas prêts ?

— Ne dis pas de bêtises enfin. Tu es un super entraîneur qui mène une équipe géniale. Bien sûr que ça va bien se passer.

— J’aimerais bien pouvoir te croire sur parole…

Katie laissa échapper un petit rire devant son expression de martyr et glissa son bras sous le sien.

— Allons-y, toi aussi tu as besoin de repos.

— Tu es sûre de ne pas pouvoir te libérer demain ?

— Impossible, je travaille, tu vas devoir faire sans moi.

— Dommage… Tu es vraiment une des seules personnes à m’apaiser quand je suis stressé.

— Je sais bien, je suis un peu ce qu’on appelle une personne miracle.

Olivier leva les yeux au ciel devant tant de modestie. Il éteignit les lumières et ferma soigneusement la porte derrière lui en sortant. Ils ne reviendraient pas s’entraîner ici avant un moment.

Demain, direction la France pour une année haute en couleurs.