Alors que le soleil se cachait derrière les toits, assombrissant les pavés du Chemin de Traverse, un jeune homme relevait le col de sa cape pour cacher son visage. Son beau visage. Un brin séducteur, avec un long nez droit, des lèvres fines, des fossettes parfaitement marquées et des yeux d’un bleu polaire.
Du moins, si on l’observait de profil.
Longeant les devantures des magasins, une main maintenant le tissu sombre contre sa joue droite, il baissait le regard et fendait la foule. Rester invisible. Eviter les regards.
Rentrer surtout. Vite.
Le soleil disparaissait peu à peu et la nuit ne tarderait pas à plonger la Grande-Bretagne dans une obscurité meurtrière. L’effroi le saisissait. Il avait trouvé ce travail sur l’Allée des Embrumes quelques jours plus tôt. Il aurait aimé rentrer avant le crépuscule mais son patron avait insisté pour qu’il termine l’inventaire. Avec son apparence, les propositions d’emploi étaient bien trop rares pour qu’il ose se rebeller.
Les heures s’étaient égrenée et ce soir, il aurait tout juste le temps de préparer la cave où il se terrait, à l’abri de la Lune.
A l’abri de la Lune, mais pas de sa malédiction.
Sa joue le picotait un peu plus à chaque instant, comme brûlée par la fraicheur du soir. Six mois plus tôt, sa peau était lisse et le monde était à ses pieds. Agé de vingt cinq ans seulement, son nom et ses aptitudes lui garantissaient un avenir prometteur.
Tout avait volé en éclat dans un accident débordant d’injustice.
Plongé dans sa rancœur et son appréhension, il n’anticipa pas l’ouverture de la porte de l’animalerie. Le petit garçon déboula sur la rue passante à toute allure, un énorme sac débordant dans les mains. Il le faucha et, déséquilibré, le jeune homme lâcha le pan de sa cape. Les réprimandes rieuses de la mère résonnèrent dans l’entrée de l’étal. Elle était belle. Un brin femme-enfant, petite et fragile, pétillante. Il la détailla, le cœur battant. Cœur qui s’arrêta lorsque le rire cristallin s’étouffa dans sa gorge fine et pâle, une expression d’horreur sur le visage.
Le regard brun de la femme s’était posé sur lui, empli de la tendresse qu’il lui avait toujours connue. Puis avait caressé la longue et large estafilade rougeoyante qui barrait sa joue.
« Fenrir… »
Son cœur se remit à battre au son de sa voix, les souvenirs submergeant et blessant. Une amitié de longue date fauchée par le destin. Il ne l’avait pas revu depuis des mois. Depuis que…
« Sophie, j’aimerais encore passer récupérer ma commande de plume avant de rentrer. »
L’homme avait fait un pas au dehors et à sa vue, Fenrir s’était laissé emplir de la colère sourde, du désir de vengeance dévorant qu’il essayait d’éteindre depuis la révélation de sa condition.
Jason Ackerley tourna un regard distrait vers l’homme qui faisait face à sa femme. Se figea. Puis comme un réflexe rodé, sachant que ce jour d’affrontement arriverait, il attrapa sa baguette et fit barrage de son corps entre Fenrir et sa famille.
Un sourire cruel fissura le visage défiguré.
Jason Ackerley lui avait tout pris : Sophie, son poste au ministère… Sa vie. Il l’avait réduit en cendre à l’instant où l’infortune des Greyback était arrivée à ses oreilles, dévoré par la volonté de mettre son rival hors de nuire. Pourtant, les tremblements agitant sa main trahissaient sa peur.
Doucereuse vengeance… Vengeance insuffisante.
« Eloigne-toi. » grinça le père entre ses dents.
Un rire jailli de sa gorge, guttural, puis s’intensifia, méprisant.
« De quoi as-tu peur, Acker Ley ? »
L’homme ne répondit pas. Les lèvres pincés, les pensées défilaient dans ses yeux. La peur vrillait son visage et Fenrir, lui, savourait.
« As-tu des raisons d’avoir peur ? »
Pas à pas, torse contre torse, souffle sur les joues blafardes de cet être minable qu’il haïssait. Il releva la main, caressa du bout des doigts la cicatrice hideuse qui brisait la beauté de sa peau.
« Est-ce de ça dont tu as peur ? »
Le murmure fut inaudible. Inaudible pour tous, sauf pour Fenrir et Jason. Un frisson éclata chez eux, horreur pour l’un, exaltation pour l’autre.
Fenrir redressa le torse. Dernier regard dédaigneux, coup d’épaule en s’éloignant, main se refermant sur son bras, il se figea.
« Attends… »
Le regard de Sophie déclencha quelque chose chez lui. Un sentiment éteint depuis longtemps et presque oublié ; un éclat d’amour. Habillé d’une enveloppe d’infinie tristesse, il écrasa le duel de fierté et de férocité qui fissurait Fenrir. Le jeune homme se laissa aller un instant, bercé par le timbre de sa voix.
Sophie avait tout été : son amie d’enfance… sa meilleure amie. Sa sœur. Son pilier. Son amante.
Comment en étaient-ils arrivés là ?
Il ravala les souvenirs avant qu’ils n’aient une chance de le mettre à nouveau à terre. Son regard se durcit et, brusquement, il s’arracha de l’emprise de l’ombre qu’elle était devenue pour lui.
« Tu as fait ton choix, Sophie.
- Je ne voulais pas te faire du mal, Fenrir… Je ne voulais pas…
- Quel mal ? »
Elle se tue et son sourire à lui se fit amer.
Jason avait peut-être abattu la hache mais Sophie lui avait maintenue la tête au-dessus de la potence.
Juste avant de reprendre sa route, son regard se porta sur l’enfant qui se terrait derrière l’énorme cabas. Une poignée de seconde. Un détail vite oublié par le temps, déclencheur d’un orage dévastateur.
Fenrir s’éloigna sans plus un mot, comme lassé de son altercation. Par reflexe, il remonta le col de sa cape sur sa joue, puis à distance raisonnable, se fondit d’un mouvement fluide et animal dans un coin d’ombre.
Son regard se fixa à nouveau sur le garçonnet, lové sur l’épaule de son père. Se fronça.
La chasse avait commencé.
A aucun moment Sophie ou Jason Ackerley n’eurent le réflexe de jeter un regard en arrière. Avec la patience du loup et la souplesse du prédateur, Fenrir se fondait dans la foule. Invisible. Inquiétant.
Le couple s’engagea dans le pub dans l’ignorance complète. Fenrir n’eut qu’à tendre l’oreille. Au milieu des flammes verdâtres, chacun leur tour, ils lui crièrent leur adresse.
Lui, n’eut qu’à transplaner.
La maisonnette se trouvait en bordure de forêt, isolée des voisines comme la plupart des logements sorciers. Il ne put retenir l’excitation qui naissait en lui : l’endroit était parfait, comme s’il n’attendait que lui, que cet instant pour se gonfler de beauté.
Le soleil tardait encore à disparaitre mais la hauteur des arbres plongeait l’habitation dans une atmosphère crépusculaire. Tapis dans les sous-bois, Fenrir se laissa envahir par l’animal qui grognait en lui. Son odorat s’était décuplé et captait dans l’air fleuri et délicat l’odeur doucereuse de sa proie. Le regard fixé sur le petit jardinet qui entourait la maison, il ne tressaillait pas d’un seul poil face aux mouvements qui se dessinait derrière les fenêtres encore obscures. L’oreille tendue capta les petits pas qui trottinaient, tels un appel au jeu dangereux de la chasse.
La porte fenêtre du salon s’ouvrit et précédé du lourd sac qui trainait encore sur le sol, le petit garçon sorti. Un large sourire barrait son visage, son petit cœur d’enfant battait si fort d’excitation que Fenrir saisit le chant discret de sa cachette. Il se tendit, se ramassant sur lui-même. Comme prêt à bondir.
Mais il n’en fit rien. La bouche de plus en plus salivée, il attendait son heure.
« Simon ? »
Le garçonnet se stoppa au milieu de la terrasse, la tête rentrée dans les épaules. Il lâcha le lourd sac et, à pas de loup, revint tirer la porte fenêtre. Puis, en silence, il reprit sa progression, d’abord légère et discrète, puis tremblante de ses rires. Il s’approcha du clapier de bois qui trônait dans un coin du jardin et Fenrir s’allongea dans les bosquets pour saisir la conversation silencieuse entre l’enfant et son lapin. Sans succès.
Plus rien ne comptait. Ni l’appréhension du calvaire qui ne tarderait pas à le déchirer, ni le froid et l’humidité s’engouffrant sous sa robe, ni la douloureuse hâte qui vrillait ses muscles. Le regard fixe, il calculait le moindre des gestes de sa proie, analysait ses réflexes et ses faiblesses. Ce soir, sa chance serait unique.
L’enfant éclata de rire en prenant son ami dans les bras. Et alors qu’il le déposait devant le sac pour déballer les cadeaux achetés plus tôt, quelque chose frappa Fenrir. En plein cœur.
Les étoiles se mirent à danser devant ses yeux, la panique glaçant ses veines. Dans une fuite désespérée, il rampa sur le tapis molletonné des sous-bois, toutes sortes de feuilles et de brindilles s’accrochant à ses vêtements. Il ne vit pas le père sortir en furie de la maison, jeter des regards inquiets autour de sa maison avant de rentrer, son fils dans les bras.
Sa respiration était devenue haletante et vide. L’air entrait dans ses poumons dénué de vie, ne l’alimentant plus suffisamment pour que les pensées fassent leur chemin jusqu’à sa conscience. Il se terra contre un arbre, saisi d’horreur, prêt à transplaner mais incapable de réunir suffisamment de volonté pour partir. Il tira sur le col de sa robe, les larmes aux yeux, incapable de saisir le vent frais qui courait sur sa peau. Sa cicatrice était brulante, annonciatrice de toute l’horreur qui pulsait dans ses veines, prête à jaillir.
Que foutait-il ici ?
L’excès de salive humidifiait ses lèvres et le dégoutait.
Il n’était qu’un monstre.
La culpabilité le mit à terre et un sanglot s’étouffa dans l’obscurité de la forêt.
Six mois plus tôt, il était un jeune employé du ministère, solitaire mais plein d’avenir. Ses seules préoccupations étaient de maintenir en place le secret magique et de haïr cet homme qui, assis à quelques bureaux du sien, lui avait volé sa petite amie au sortir de Poudlard. Il n’avait jamais fait de vague, il n’avait jamais volé, jamais tué… Avait-il déjà menti ?
Oui. Oui, un million et demi au moins.
Un nouveau sanglot vrilla l’air et le déni vola en morceau.
Il avait déjà menti un million de fois et demi au moins. A Sophie.
Il n’avait jamais enfreint la loi mais combien de fois l’avait-il voulu ? Il n’avait jamais tué, mais combien de fois en avait-il rêvé ?
Il était devenu un monstre avant d’être mordu. Mais ce soir, ce soir…
Ce soir, il passerait à l’acte.
La douleur le transperça de part en part alors qu’à travers les interstices que formaient les feuilles, la lumière de la lune dardait son être. L’unique cri mourut dans sa gorge, incapable d’exprimer la souffrance de la transformation et, avec un mélange d’horreur et d’excitation, Fenrir se sentit partir.
Il n’avait fallu que d’une poignée de secondes, quelques craquements et des vêtements en lambeaux.
Le loup se redressa, son regard ambré rougeoyant de toute la haine et de toute l’envie que ressentait l’homme. Loin de toute conscience, de toute humanité, de tout esprit.
Avec la force de l’animal et la souplesse du prédateur, la chasse reprit.
Il était seul. Un instant, l’instinct le poussa à hurler son désarroi, appeler ses frères mais il se savait en terrain ennemi. Son cri n’aurait qu’éveiller les peurs et les défenses face à son attaque.
A nouveau tapis dans son bosquet, il observa les lumières qui filtrait par les fenêtres. Une petite ombre attira son regard à l’étage et un grognement sourd jaillit de sa poitrine. Silencieux.
L’attente serait longue, mais la victoire était à portée de main.
Sa proie jouissait encore de la vie, ignorante de la menace qui planait sur sa tête.
Les yeux fixés sur la maisonnette et son jardin, le loup ne cligna pas une seule fois des paupières. Le festin était proche.
La dernière lumière s’éteignit et telle un feu de départ, les longues pâtes velues et molletonnées glissèrent sur le sol, inaudibles.
Et alors, la course commença.
Si sa proie avait pu hurler, sans doute son cri aurait-il déchiré le monde. Lorsque les crocs se plantèrent dans sa chair, sa vie s’envola en silence. Inutile.
Le sang poissait sur ses babines alors que le plaisir coulait dans sa gorge. Le loup mit fin à son festin juste un instant. Un instant pour lever le regard vers la petite fenêtre où, réveillé par le bruit ou sans doute ayant sentit l’arrivée de la triste fin de son ami, à la lumière d’une lanterne, les deux grands yeux du garçonnet observaient l’horreur. Deux grands yeux révulsés. Deux grands yeux exempt de toute lueur enfantine.
Le loup s’ébroua et, le minuscule lapin dans la gueule, il s’éloigna vers la forêt.