Depuis plusieurs années, Rowena Serdaigle étudiait l’art de la transfiguration tentant d’abriter des connaissances et des émotions dans un objet. La magie, à la fois nouvelle et expérimentale, lui demandait beaucoup d’investissement et de rigueur. Après de longues années, ses recherches devenaient enfin décisives. La sorcière avait découvert que la qualité des sortilèges dépendait particulièrement de la matière de l’objet receveur et s’appliquait désormais à multiplier les expériences.
Après des semaines de tests sur des objets en bois puis en céramique, Rowena tentait désormais d’enfermer ses sortilèges de mémoire et d’intelligence dans divers objets métalliques.
Ce matin-là, elle enchaînait les sortilèges de métamorphose, modulant inlassablement les mouvements de sa baguette afin de trouver, avec espoir, la plus optimale des combinaisons pour obtenir toujours de meilleurs résultats.
La sorcière notait méticuleusement toutes ses observations sur ses précieux carnets, persuadée qu’un jour, toute sa persévérance serait concluante. Elle commençait à se demander si la taille ou la forme du contenant pouvait également avoir une incidence sur la longévité du sortilège quand un hululement alarmant interrompit sa réflexion.
Elle reconnût immédiatement le cri aigu d’Olwin, la chouette de Helga, une chevêche forestière au plumage gris. Rowena sourit en se réjouissant de recevoir des nouvelles de son amie mais quand l’oiseau lança alors un nouvel hurlement plaintif, elle s’inquiéta. Aucune enveloppe n’était accrochée à ses serres. Olwin agitait ses plumes frénétiquement afin d’attirer l’attention de la sorcière. La chouette paraissait insistante. Rowena comprit que quelque chose d’anormal se passait.
- J’arrive ! adressa-t-elle à l’animal.
Rassurée, la chouette forestière ne s’éternisa pas et reprit immédiatement son envol.
Rowena quant à elle, avait rapidement fermé son carnet, saisi sa baguette et récupéré sa cape avant de transplaner immédiatement chez sa meilleure amie.
Quand la sorcière arriva devant le portillon de la maison de son amie, elle sentit aussitôt une odeur forte de feu de cheminée. Helga devait, comme à son habitude, préparer une potion dans un de ses chaudrons. Inquiète, Rowena imagina aussitôt son amie les mains brûlées et le visage consumé. Elle se précipita à l’intérieur sans prendre la peine de signaler son arrivée.
En entrant dans la pièce principale, un fumet sucré de verveine citronnée vint d’abord stimuler son odorat puis un arôme épicé et inconnu surprit la sorcière. La table du salon était recouverte de plantes grasses qu’elle ne reconnaissait pas, mais la spécialiste de métamorphose avouait, sans honte, son manque de connaissances en herboristerie.
Rapidement, elle aperçut, dans un coin sombre de la salle, son amie recroquevillée dans un fauteuil.
- Helga ! Olwin est venue me chercher. Que se passe-t-il ? dit-elle en accourant auprès de la femme aux longs cheveux roux.
Constatant la présence de son amie, Helga leva la tête et lui adressa un regard empli de larmes. Puis, se levant avec le peu de forces qui lui restait, elle tomba littéralement dans les bras de Rowena.
Celle-ci serra naturellement son amie dans ses bras avec le plus grand réconfort et la plus douce chaleur qu’elle pouvait lui apporter. Petit à petit, ses caresses aidèrent Helga à se détendre.
- Que t’arrive-t-il ? redemanda Rowena une fois que son amie eut calmé ses sanglots.
- Oh ! Mon mari est un ingrat et je suis une idiote, lâcha Helga en s’installant de nouveau dans son fauteuil près de la cheminée.
Elle invita gentiment sa convive à s’installer dans le second siège.
- Helga, tu n’es pas idiote, je t’interdis de dire ça. Tu es merveilleuse et c’est ton mari qui un idiot de ne pas s’en rendre compte.
- Tu ne saurais pas si bien dire ! Regarde !
Rowena interrogative, se saisit du morceau de parchemin froissé que lui désignait la maîtresse de maison et qui traînait encore négligemment sur le sol en pierre. Elle reconnut le bulletin d’informations du monde sorcier qui délivrait régulièrement des articles très cavaliers. En général, Rowena n’accordait que peu de crédit à leurs idées traditionalistes.
« Dans notre société, nous observons actuellement que les femmes prennent de plus en plus de place dans le monde sorcier. Il devient important de s’inquiéter de leur situation. Les valeurs traditionnelles portées par beaucoup de nobles familles sorcières rappellent l’importance de la femme dans les foyers. L’entretien des intérieurs et l’éducation des enfants restent leurs aspirations premières, comme nous le souligne l’un des sorciers anglais les plus remarqués, M. Poufsouffle Gaenor :
Ma femme passe ses journées aux fourneaux, à préparer de succulentes recettes et s’en porte royalement. Elle a élevé nos enfants tout en gérant le ménage et cette condition lui a permis de se perfectionner dans l’art culinaire, pour son plus grand épanouissement. Je suis convaincu que cela suffit à chaque sorcière. Je ne comprends pas comment certaines peuvent oser penser s’épanouir dans le travail ou dans une autre activité quand elles peuvent rester au foyer tout au long de la journée. Ces idées nouvelles où les sorcières seraient actives dans l’avenir de la magie me paraissent tout à fait grotesques... »
- C’est abjecte ! s’offusqua ouvertement Rowena qui connaissait parfaitement la vie d’Helga et celle de son mari.
Cela faisait des années qu’Helga pratiquait la magie durement dans sa maison, cachée au fin fond de la campagne galloise alors que son mari rôdait négligemment à travers le pays.
Pendant que Helga recherchait les meilleurs assortiments de plantes pour améliorer ses traitements médicinaux, son mari, lui, dépensait ses gallions à siroter de l’hydromel ou déguster des tartes à la mélasse dans les bars ou les restaurants du pays, sans jamais manifester le moindre signe de magie notable.
Depuis près de vingt ans, la sorcière passait ses journées à s’occuper de ses plantes, à préparer de nouvelles potions et créer des remèdes qu’elle vendait régulièrement sur les marchés. Ses connaissances, sa magie et sa réputation couraient bien au-delà du Pays de Galles. La qualité et la puissance de ses préparations faisaient d’Helga Poufsouffle, l’une des sorcières apothicaires les plus appréciées du pays.
L’article n’inspirait que du dégoût à Rowena qui comprenait tout à fait la confusion de son amie.
- J’en ai assez, lâcha Helga énervée. Tout ma vie, je me suis investie pour lui, pour notre famille, pour lui donner une notoriété, une renommée. Tous ces efforts, tout cet investissement pour ne recevoir qu’un misérable portrait irrespectueux et ingrat. Cet homme est vraiment pire qu’un rat !
Sa tristesse avait désormais fait place à de la colère. Rowena laissait son amie parler et déverser sa rogne. Mais d’une certaine manière, elle se réjouissait presque de ce qui était en train de se passer. Toute sa vie, elle avait observé son amie œuvrer en retrait, dans l’ombre d’un mari inexistant et irrévérencieux. Elle sentait qu’Helga vivait à l’instant, une étape importante dans son existence, une prise de conscience qui ne pourrait que lui permettre de s’épanouir, elle-même, et de développer aussi sa magie si merveilleuse.
- Que comptes-tu faire ?
- Je vais me débarrasser de lui. Je vais m’en aller, quitter cet endroit. Je veux continuer mes recherches, poursuivre mes travaux. Je rêve tellement d’un atelier plus grand, plus prestigieux. J’ai envie d’avoir du monde autour de moi. Je ne veux plus être toute seule. Je veux parler, échanger, former... Je veux déléguer, initier, transmettre…
Désormais délaissée de sa colère et de sa tristesse, Helga avait maintenant les yeux qui brillaient en pensant à l’avenir qui se dessinait dans son imagination.
- Je ne veux plus être la femme de ce portrait et je ne veux pas que ce portrait soit une fatalité, pour moi et pour les autres sorcières, s’exclama Helga. Je ne veux pas que nos enfants grandissent avec ce genre d’idées. Tu vois ce que je veux dire ?
- Je vois tout à fait, sourit la sorcière brune. Et tu me donnes même envie. Je ne suis pas mieux que toi à passer mes journées dans le silence de la tour ouest de mon manoir. On pourrait peut-être se se trouver un lieu commun et travailler ensemble. Tu m’apprendrais à préparer des onguents subtilement parfumés. Tu me formerais sur les propriétés des bubobulbs piquants et je te montrerais comment animer indéfiniment les murs et les meubles.
- Oui c’est ça ! C’est tout à fait ça. Contrairement à ce que suppose mon mari, je pense effectivement que nous avons tous à apprendre les uns des autres, continua Helga. J’aimerais tellement agir, faire bouger les choses… Montrer que les sorcières valent autant que les sorciers, que chacun a le droit à l’éducation, comme au travail. Est ce que tu m’aideras, Rowena ?
Rowena était subjuguée et pensive. Quand son amie lui parlait de valeurs, d’éducation ou de transmission, elle se laissait rêver, elle aussi. Elle imaginait déjà un lieu où les jeunes sorciers et sorcières pourraient grandir, échanger, pratiquer la magie dans un esprit de tolérance et de respect.
- Tu sais ce qu’on dit, encouragea Rowena, ravie de retrouver l’enthousiasme et la détermination de son amie. « La volonté ne peut se manifester que par des actions* »